Evolution du spectacle

Deuxième étape de la campagne de promotion des Aventures de Tintin au cinéma (Spielberg/Jackson). Après les images fixes en décembre, les sites spécialisés ont publié hier l’affiche et la première bande-annonce du film.

Tout comme l’affiche, qui laisse dans l’ombre le visage du héros, la BA masque soigneusement les traits de Tintin, et ne les laisse apparaître qu’à la dernière seconde. Un parti-pris promotionnel qui accentue un côté ténébreux et mystérieux, façon Indiana Jones sur fond de Black Pearl, pas vraiment dans l’esprit de l’original.

Avec sa bande-son grandiloquente (« Sands of Time » par Audiomachine), le goût du détail et la précision déroutante de l’image de synthèse, le penchant pour les clair-obscurs et les jeux d’ombres complexes, ou encore les mouvements de caméra, plongées et perspectives sophistiquées, le trailer est lui aussi très éloigné de l’univers graphique de la BD. Sur le plan narratif, les tintinophiles auront notamment remarqué la dramatisation de la chute de l’avion ou la vision spectaculaire de la Licorne prise dans une tempête qui n’existe pas dans l’album.

Faut-il en conclure à l’inéluctable trahison et au sacrifice de l’œuvre sur l’autel du spectacle hollywoodien? Les choses sont un peu plus compliquées, car si l’on feuillette à nouveau les albums, il apparaît très clairement que Hergé a lui aussi joué la carte du spectaculaire, notamment dans ces épisodes qui font apparaître l’avion et le vaisseau, en décomposant le mouvement à la manière du cinéma, ou en mobilisant des grands formats plus détaillés que les vignettes habituelles.

C’est donc en respectant l’esprit et non la lettre de l’œuvre que Spielberg/Jackson ont surligné les effets visuels. A quelque 70 ans d’écart, les exigences du public en la matière ont beaucoup changé. Si la culture visuelle de mon enfance, dans les années 1960-1970, était encore compatible avec l’économie du spectaculaire hergéen, force est de constater que mes propres fils (qui lisent Tintin sans déplaisir, mais ne le comptent pas parmi leurs œuvres préférées) ne sont guère sensibles à un vocabulaire qui leur paraît manifestement sous-dimensionné par rapport à l’exubérance des effets spéciaux auxquels ils sont habitués.

Pour ce public, l’adaptation est nécessaire. Si celle-ci avait été plus fidèle au graphisme qu’apprécient les amateurs de Tintin, le duo Spielberg/Jackson aurait produit une œuvre pour esthètes et trahi la véritable ambition culturelle de Hergé de s’installer au premier rang de la narration visuelle de son temps – avec ses grands formats puis la mise en couleur qui annonçaient le genre aujourd’hui appelé « roman graphique ».

Plutôt que de gloser sur l’impossible transcription à l’écran de la ligne claire, c’est la question du rapport à son intertextualité (ou intermédialité) de la nouvelle version qui me paraît passionnante. Une œuvre est toujours un produit de son temps, dont elle porte les traces à différents niveaux. Les effets spéciaux, la grammaire visuelle complexe ou la 3D, tout ce qui relève au fond de la mise en image, apparait ici comme une langue qu’il faut savoir transposer, et qui présente un rapport à l’œuvre similaire à l’anglais du 16e siècle pour le théâtre de Shakespeare. Un véhicule indispensable à l’incarnation de l’œuvre, mais qu’il est parfaitement légitime de modifier pour l’adapter à un nouveau contexte et de nouvelles conditions de réception.

Pour le dire de façon pompeuse, les choix esthétiques de Spielberg/Jackson suggèrent que l’historicité de l’œuvre est plus importante que sa narrativité. Ou encore: à l’inverse de la culture savante, qui privilégie la préservation du style original, soit l’inscription dans le contexte normatif et conventionnel d’une époque, la culture populaire préfère adapter l’énonciation de l’œuvre à son environnement contemporain.

4 réflexions au sujet de « Evolution du spectacle »

  1. Les américains n’ont jamais eu peur (et ils le font souvent bien) de reprendre indéfiniment les mêmes histoires en changer le trait, en suivant la mode du moment (pacifisme, droits civiques, féminisme, droits des homosexuels, écologie,…), ce qui est assez admirable finalement, malgré le sentiment de trahison que le fétichiste ressentira face à telle ou telle nouveauté.
    Je me demande si le passage à la 3D calculée n’a pas été une aide pour Spielberg et Jackson dans le processus de réactualisation de Tintin. Même si certains films comme Mes voisins les Yamada (Isao Takahata) prouvent qu’on peut utiliser la 3D au service d’un rendu fidèle aux techniques 2D de l’oeuvre d’origine, ce changement de dimension permet de proposer autre chose sans pour autant trahir complètement l’oeuvre (le côté « grande aventure » est visiblement conservé) et sans tomber dans le « cheap » des adaptations « live » de bandes dessinées, qui souffrent de leur rapport au monde réel : ressemblance physique, gestion de la bizarrerie de l’univers, etc. (il y a eu des réussites ceci dit, comme le Popeye d’Altman ou la Annie de John Huston).
    À bien observer et à comparer, peut-être, au Thor de Kenneth Brannagh, qui a voulu se mesurer à une tradition dessinée très forte : Thor en comic-book, c’est assez nul si on enlève le dessin de Jack Kirby et John Buscema… apparemment (je ne l’ai pas encore vu), le résultat le prouve.
    En voyant le trailer, je parie sur une réussite artistique.

  2. Même bilan, mais par d’autres détours :
    Le projet même d’un film de Tintin paraît compliqué si l’on veut se tenir à cette fameuse esthétique de la « ligne claire » hergéenne. Celle-ci est en effet, au premier abord, un certain rapport à l’image à des années-lumière de l’image photographique ou filmique : une esthétique du contour, de la simplification, l’absence des rapports d’ombre et de lumière, du modelé, etc… Et c’est cela qui peut choquer lorsqu’on voit les images du film de Jackson et Spielberg.
    La ligne claire est aussi (et avant tout) une esthétique de mise en scène, au service inconditionnel de la clarté de l’histoire. Pas d’effet superflu qui pourrait nuire à la clarté primordiale. Le sens du spectaculaire hergéen semble aussi mesuré que les représentations d’une historia à la Renaissance par rapport aux mêmes thèmes traités à la période baroque. Il y a un sens du détail, une économie de moyens au service d’un propos qui ne se laisse pas entraîner vers l’effet spectaculaire, l’hystérisation du mouvement, et cette esthétique classique peut paraître sage aujourd’hui, comme elle pouvait paraître sage aux gens du 17° siècle. La mise en scène de quelques cinéastes peut être apparentée à une forme de ligne claire, au premier rang desquels Jacques Tati. Et ce n’est pas un hasard si Bruno Podalydès ne choisit pas vraiment l’une ou l’autre des ces deux filiations dans son cinéma, tant elles peuvent paraître proches dans l’esprit. Mais il est vrai que le cinéma de Tati, qui fut populaire en son temps, ne correspond plus au rythme visuel auquel sont habituées les nouvelles générations. Même constat avec l’esthétique hergéenne, comme vous le soulignez.
    Finalement, la dimension qui prime dans cette adaptation est donc bien la dimension populaire, actualisée, de 7 à 77 ans, du phénomène Tintin. L’histoire sera servie, très certainement, avec une même exigence de clarté, car le savoir-faire en la matière des deux réalisateurs n’est plus à démontrer, mais l’esprit et la lettre en seront certainement tout autres, pétris d’effets et de mouvement.
    (Cela dit, méfions-nous des bandes-annonces, qui ne ressemblent pas forcément au film qu’elles promotionnent)

  3. Tout un défi que d’adapter l’univers de Tintin au grand écran! Je pense que la difficulté repose sur le fait que l’œuvre phare de Hergé dépasse la références culturelles et historiques. Son influence s’est faite sentir jusque dans l’esthétisme même de l’image. Le culte autour de Tintin s’inscrit beaucoup autour de la ligne claire. De plus, si l’œuvre de Hergé a pu être influencée par le cinéma, elle ne semble pas avoir été influencée par les procédés cinématographiques comme l’ont été de nombreuses séries de BD publiées depuis. Cette absence de gros plan, cette économie de plongées et de contre-plongées, ces personnages qui marchent sur l’arête inférieure du cadre. L’absence quasi totale d’ombre et de lumière en témoignent. Hergé favorisait la lisibilité à l’atmosphère. Sa recette fut une réussite, mais aujourd’hui, force est de constater que les histoires ont surtout tendance à se raconter à travers une lentille virtuelle. Qu’elles soient dessinées, écrites où filmées.

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