La vidéo qui ne buzzait pas

Je republie ce billet paru le 26 octobre 2008 sur ARHV, que l’actualité éclaire d’un jour nouveau.


En 2007, avec Rémi Douine, nous avons étudié de nombreux cas de vidéos virales, dans le cadre des campagnes électorales françaises. Avec d’autres, nous avons poursuivi à plusieurs reprises l’observation de ces phénomènes, de façon à en comprendre les mécanismes. C’est donc en nous frottant les mains que nous constations mercredi dernier l’apparition d’une vidéo-candidate qui semblait présenter toutes les caractéristiques pour accéder au buzz.

Le 22 octobre, peu après minuit, Agoravox publie un article d’Olivier Bailly dont le titre, enregistré dans le cache des moteurs de recherche, est d’abord: « Témoignage exclusif: «DSK a voulu me violer» ». Cet intitulé sera rapidement modifié au profit du moins tonitruant: « Témoignage exclusif: la troisième affaire Strauss-Kahn » et mis à la une du site collaboratif. Accompagné d’un extrait vidéo de l’émission de Thierry Ardisson diffusée sur la chaîne Paris Première les 5 et 20 février 2007, cet article reprend et commente les propos de la journaliste Tristane Banon, qui accuse l’ancien ministre de lui avoir fait des avances agressives, un épisode qui remonte à 2002. Dans la vidéo, le nom que prononce la jeune femme est couvert par un bip. Mais Olivier Bailly indique avoir obtenu de la journaliste la confirmation qu’il s’agissait de DSK.

Un scandale sexuel appuyé sur un témoignage vidéo, qui vise une personnalité politique de premier plan, alors au coeur de l’actualité. Soupçonné de harcèlement ou de favoritisme, le directeur du FMI fait l’objet d’une enquête diligentée par sa propre institution. Dans la logique du rebondissement du récit qu’affectionnent les médias, la révélation du site semble présenter tous les ingrédients pour accéder au premier rang de l’actualité.

Tout le monde ne lit pas Agoravox. Mais de nombreux journalistes – notamment les spécialistes du web – ont un compte sur Facebook. Le signalement qu’y effectue Carlo Revelli, patron du site collaboratif, permet de penser qu’un nombre significatif d’acteurs des médias ont pris connaissance de l’information dès la matinée du mercredi.

Pourtant, les choses ne se passent pas comme prévu. Vers 10h30, Bakchich est le premier à se lancer dans l’arène. De la part d’un site professionnel, prompt à flairer le scoop (il avait notamment été le premier site de presse français à annoncer la rupture du couple présidentiel), cette mention qualifiée de «témoignage explosif » atteste le caractère de « hot news » de l’info. Son traitement, sous la forme d’une brève de quatre phrases, sans reprise de la vidéo, manifeste toutefois un certain embarras.

Puis, les heures passent. Aucune autre reprise de presse ni d’agence. Le Post et Morandini ne bougent pas. On se croirait dans un western où chacun attend de voir qui va dégainer le premier. Vers 16h, alors que la vidéo atteint les 6.000 vues sur Dailymotion, quatre blogs seulement, dont Désirs d’avenir 44 (billet entretemps effacé), renvoient vers l’article d’Agoravox. C’est à ce moment que l’AFP publie un communiqué de Dominique Strauss-Kahn, qui déclare avoir chargé son avocat de «poursuivre judiciairement avec détermination» ceux qui relaieraient «des rumeurs malveillantes» le concernant. Un avertissement immédiatement repris par… Le Figaro.

En l’absence de confirmation de l’événement, il n’est pas possible d’aller plus loin dans son traitement que de citer, sous toutes réserves, l’article publié par Agoravox. C’est sous cette forme que le site Arrêt sur images évoque ce témoignage, le mercredi à 21h35, sous le titre prudent de « DSK et les rumeurs ». Le lendemain, les choses ne s’arrangent pas. Mentionnée exclusivement sur quelques sites people ou des réseaux d’extrême-droite, l’info prend une connotation trash qui n’incite pas à la reprise. Les réactions des internautes montrent que la vidéo d’Agoravox, couplée avec l’interview de Thierry Ardisson sur RMC, est de plus en plus perçue comme un coup monté contre DSK.

Le jeudi soir, 20minutes.fr, qui a longtemps cherché l’angle pour aborder le sujet, le mentionne sur un mode qui, plutôt que de relayer le scoop, l’enterre sous la forme du commentaire médiatique. Le lendemain, Le Post ajoute les fleurs sur la tombe grâce à l’interview d’un « proche » anonyme: «Personne ne nie qu’il se soit passé quelque chose. DSK me l’a dit lui-même. Mais il ne s’agit pas d’une tentative de viol. Il l’a draguée, il a été un peu lourd et maladroit mais ça s’arrête là!» La conclusion met les points sur les i: «Quelqu’un voudrait-il faire du tort à Dominique Strauss-Kahn dans le contexte actuel, de crise économique? Tristane Banon aurait-elle exhumé, elle-même, cette vidéo afin de faire parler d’elle? Y aurait-il un rapport avec la sortie, le 21 août dernier, de son troisième livre?» Le samedi 25 octobre, on apprend que DSK est lavé de tout soupçon par l’enquête du FMI. Fermez le ban.

L’explication de cette réception inattendue est d’abord affaire de calendrier. Dans un premier temps, les accusations lancées contre DSK par le Wall Street Journal le 18 octobre sont plutôt prises au sérieux (comme en témoigne le rappel fréquent du billet de Jean Quatremer). Mais la perception de l’épisode évolue au fil des jours. Au moment où le site participatif met en ligne la vidéo, l’influence de l’explication complotiste est déjà en train de gagner du terrain. Selon cette interprétation, il s’agit d’un coup monté pour affaiblir le directeur du FMI – et par contrecoup son principal soutien, Nicolas Sarkozy – à un moment crucial de la gestion de la crise financière. Jamais très à l’aise sur le terrain de la vie privée des hauts responsables politiques, la presse française a préféré laisser aux sites people le scoop d’Agoravox, progressivement transformé en confirmation de la thèse du lynchage.

Mais si l’on n’a guère de mal à comprendre les réticences de la grande presse, il est plus surprenant de constater le peu d’enthousiasme de la blogosphère à reprendre un contenu aussi sensationnel. Ni le côté trash ni les menaces juridiques n’avaient empêché les photos de Laure Manaudou de buzzer pendant plusieurs jours sur le web. Dans le cas de la vidéo d’Agoravox, les blogs ont été à peine plus nombreux que les sites de presse à relayer le témoignage (27 seulement le dimanche 26 octobre à 17h, d’après Google Blog Search, soit un chiffre particulièrement bas). De même, contrairement à tous les cas similaires, où l’on observe la multiplication de nombreuses copies de la vidéo initiale, celle d’Agoravox est restée isolée. La version sur Dailymotion enregistrait quelque 38.000 vues le dimanche 26 à 19h: après un pic d’environ 400 vues/heure les 22 et 23 octobre, sa consultation tombe à 300 vues/heure dès le 24, puis continue à baisser.

Vu du côté des blogs, le problème me semble moins lié à des questions de crédibilité ou d’interprétation qu’au contenu de la vidéo elle-même. Au contraire de « Casse-toi pauv’ con », l’extrait de l’émission ne démontre rien par lui-même. Il ne comprend pas l’enregistrement du lapsus, mais seulement son récit, ce qui amoindrit sa valeur probante. Surtout, le bip sur le nom du protagoniste ôte à la vidéo son caractère de document auto-suffisant. Pour interpréter ce que son contenu a d’«explosif», il faut obligatoirement la relier à l’article d’Agoravox, dont seul le commentaire établit l’identité de DSK – là encore de manière indirecte. Or, il y a une différence essentielle entre renvoyer vers un article en ligne et être soi-même le diffuseur d’une information. Jean Véronis l’a rappelé récemment: le blogueur français n’est pas liant. A l’évidence, il préfère s’approprier un contenu, grâce au système de la lecture exportable. A cause du bip, qui masque l’information essentielle, la vidéo de Tristane Banon perd, en même temps que son autonomie, sa faculté de se prêter à l’appropriation. Or, c’est bien cette qualité qui fait les vidéos qui buzzent.

3 réflexions au sujet de « La vidéo qui ne buzzait pas »

  1. Même si je ne la partageais pas trop à l’époque, force est de constater que ton analyse était globalement assez juste, surtout en ce qui concerne l’attitude des médias à l’époque.

  2. « Accompagné d’un [extrait vidéo] de l’émission de Thierry Ardisson diffusée sur la chaîne Paris Première les 5 et 20 février 2007 (…) »

    Bonjour André. Pour info, la vidéo en question a été supprimée de Dailymotion « à la demande de Paris Première ».

  3. Merci de republier votre article ! Il aurait été intéressant de republier les commentaires qui valaient leur pesant de cacahouètes.

    La réaction des Français me semble être de mettre d’abord en doute la parole d’une femme qui accuse d’une tentative de viol alors que les éléments que vous apportez semblent plutôt montrer une auto-censure des meidas français vis-à-vis des crimes commis par les « hautes » personnalités…. Attendons le jugement de DSK mais le complot me paraît quand même une explication un peu grosse cette fois.

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