Naissance d'un photoreporter

Texte de l’intervention de Hughes Léglise-Bataille au colloque « Enjeux de la photographie à l’heure d’internet » (Gens d’images), Maison européenne de la photographie, Paris, 7 décembre 2007, publié à l’occasion de sa disparition.


Je m’appelle Hughes Léglise-Bataille, j’ai 39 ans, et dans la vie courante, je ne suis pas photographe mais banquier d’affaires. Mon histoire est celle de quelqu’un qui a découvert la photographie par hasard il y a tout juste deux ans, grâce à Internet en général et à Flickr en particulier. Cette histoire s’articule autour de 3 étapes, qui reflètent chacune des utilisations différentes de Flickr :

  • Tout d’abord, en tant qu’espace communautaire de partage, d’apprentissage, voire de jeu;
  • Ensuite, en tant que plate-forme de diffusion vers l’extérieur;
  • Enfin, avec un grand point d’interrogation, en tant que ressource alternative aux circuits traditionnels de la photographie.

Mais revenons au point de départ: en mars 2005, de retour d’un voyage à la Réunion, je recherche un site pour partager mes photos de vacances, prise avec le petit point-and-shoot qui est mon seul appareil. Grâce à Google, je tombe sur Flickr, qui a l’air simple et gratuit. Je m’inscris, poste une dizaine de photos, et cela s’arrête là. Ce n’est que six mois plus tard que par curiosité je commence à explorer le site. Je parcours d’autres photos, en commente quelques-unes, découvre les groupes qui servent à réunir les images par thèmes mais aussi d’espaces de discussion. J’y poste quelques-unes de mes propres photos, je reçois des commentaires en retour, je commence à tisser quelques contacts, et peu à peu, l’envie me vient d’améliorer mes photos. J’apprends alors à me servir d’un logiciel de retouche simple, je commence à solliciter directement des critiques et des suggestions via les groupes spécialisés, et je participe à la multitude de petits concours qui sont organisés sur Flickr. Insensiblement, le »virus » prend: un mélange de jeu, d’émulation, de découverte d’un univers inconnu, de sentiment communautaire, et également, un désir de progresser.

En novembre, pour la première fois, je pars me balader dans Paris dans le seul but de prendre des photos, et en décembre, j’investis dans un reflex numérique. A ce moment-là, ce qui n’était qu’une activité épisodique devient un véritable hobby, et j’ai l’impression de ne plus faire DES photos mais de faire de LA photo (ou en tous cas, d’essayer !).

Au printemps 2007 débute le mouvement anti-CPE. Je pars à la manifestation du 18 mars, sans trop savoir à quoi m’attendre. A Nation, je vois pour la première fois des CRS caillassés, des voitures brûlées, je respire des gaz lacrymos, je côtoie des photographes professionnels: c’est nouveau, c’est excitant, et bien sûr, je mets les photos sur Flickr! Après une seconde manifestation plus violente à Invalides, mes photos sont mises en valeur sur le blog de Flickr, et à ma grande surprise, je suis alors contacté par un journaliste de LCI qui fait un reportage sur les photographes amateurs. En compagnie d’une autre photographe de Flickr, Charlotte Gonzalez, je passe donc à la télé! C’est la gloire, mes amis me félicitent, mes parents sont fiers, et si mon patron ne m’avait pas vu place d’Italie courant derrière les CRS, cela aurait pu être parfait!

Dans les semaines suivantes, je continue donc à suivre les différentes actions, m’achète un casque, et en avril, j’ai une première photo publiée dans l’édition allemande de Max magazine, et ma première vente, au site américain Salon.com. A l’issue du mouvement anti-CPE, mon album aura été vu près de 30.000 fois, et de très nombreuses photos seront bloggées en France comme à l’étranger.

En Juillet 2006, lors de la Coupe du Monde de football, plusieurs de mes photos seront retenues par le site de la BBC, et en novembre, ma couverture d’une manifestation assez violente des pompiers me vaudra une parution sur le site CNN Exchange. Dans les 2 cas, il est intéressant de noter que ces médias avaient créé des groupes spéciaux sur Flickr pour solliciter des photos, démontrant leur intérêt croissant et leur volonté de canaliser le flux d’images disponible sur Internet (qui plus est gratuitement !).

En mars 2007, j’apprends que j’ai gagné la 1e place dans la catégorie « photoblogs amateurs » de la National Press Photographers Association pour mon reportage sur le CPE publié via Flickr. J’investis dans un nouvel appareil semi-professionnel!

Quelques jours plus tard, j’apprends au journal de 20h que des émeutes ont éclaté à la Gare du Nord: je m’y rends immédiatement, et poste une trentaine de photos dans la nuit. Un article dans le Figaro, puis un autre dans le Monde feront que cet album sera vu près de 20.000 fois en quelques jours. Ces 2 articles posent clairement la question de l’utilisation des photos amateurs.

L’effet de diffusion de Flickr fonctionne à plein, et déborde du cadre d’Internet. Du coup, je passe de plus en plus de temps à légender mes photos, à les étiqueter grâce aux « tags », et à apporter une explication d’ensemble pour chaque reportage en début d’album.

En avril 2007, au soir du premier tour des élections présidentielles, après avoir été refoulé faute de carte de presse, je réussis à accéder au QG de François Bayrou en le suivant dans la rue à son arrivée! Une fois à l’intérieur, me faisant passer pour un journaliste brésilien, je parviens à obtenir une accréditation qui me permettra ensuite d’accéder aux meetings de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal!

Avec quelques amis animés du même esprit, nous créons alors sur Flickr un groupe appelé « Photoreporters » afin de partager informations et tuyaux sur les évènements à Paris et en France (ce groupe compte aujourd’hui une soixantaine de membres). Plusieurs d’entre nous se rendent alors compte que RMC, sans autorisation ni crédit, a »emprunté » nos photos pour illustrer son blog! Nous négocierons en échange un accès au débat Bayrou/Royal de l’entre-deux tours, organisé par la radio!

Le 6 mai, plusieurs d’entre nous se retrouvent à la Bastille pour couvrir la soirée. Lors des violences qui s’ensuivent, l’un d’entre-nous, Philippe Leroyer, sera d’ailleurs blessé à la tête par un pavé. Mis en ligne dans la nuit même, et contrastant avec les scènes de fête de la Concorde largement diffusées dans les medias, mon album sera vu près de 20.000 fois.

Avec le même Philippe, nous partons en Juin pour le G8 à Heiligendamm pour couvrir (à nos frais) les actions de blocage des alter-mondialistes. Philippe fournit ses photos gratuitement à Rue89, tandis que j’ai un accord avec une agence italienne (je vendrais 2 photos pour 27 euros !).

A la fin du mois, une de mes photos sera exposée aux rencontres d’Arles dans le cadre du concours « Street photography« .

Aujourd’hui, je continue à suivre l’actualité et à mettre en ligne des mini-reportages sur Flickr, notamment sur le campement des mal-logés de la rue de la Banque que je suis depuis le premier jour. J’ai également en projet de partir au Pakistan pour couvrir les élections début janvier. Sans avoir jamais, ou presque, cherché à vendre mes photos, j’ai malgré tout gagné quelques milliers d’euros en deux ans, ce qui a amorti l’ensemble de mon matériel.

Cependant, pour moi comme pour d’autres photographes de Flickr qui ont suivi un parcours similaire, la question se pose pour la suite: comment rendre compatible le temps passé et la recherche de qualité, avec une activité peu ou pas rémunératrice? Flickr nous a permis d’apprendre, de nous rencontrer, et d’avoir une totale liberté quant à l’édition de nos photos. Il continue également à nous donner l’accès à un public relativement large, avec un retour sous forme de commentaires, et dans une moindre mesure, une visibilité auprès de certains médias.

Mais l’absence de modèle économique de Flickr devient pour nous un handicap tandis que son aspect communautaire, qui augmente proportionnellement à la taille du site, tend à diluer nos photos dans la masse (à moins de se prêter au jeu des commentaires et de s’investir dans la « promotion » interne via les différents groupes, forums, etc.). Par ailleurs, nombre de photographes professionnels sont très critiques sur la qualité des photos de Flickr, ce qui tend à dévaloriser les photographes qui s’y trouvent, tandis que d’autres utilisateurs (medias, agences de publicité, etc.) y voient une source d’images pratique et peu coûteuse (voire gratuite), ce qui en diminue bien sûr la valeur.

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