Comment les médias voient l'avenir

La « menace » est l’expression d’un des modes fondamentaux de la relation aux médias d’information, dont on attend non pas qu’ils nous renseignent sur ce qui s’est produit hier, mais qu’ils nous disent ce qui va arriver demain. La « menace » est précisément la qualification des potentialités futures de l’événementialité présente (et un ressort économique essentiel de la presse conservatrice, dont le public est par définition sensible aux mutations toujours dangereuses de l’état des choses). Comme on peut le constater grâce à l’exemple de ces deux Unes du Figaro, intitulées respectivement « L’effondrement de la Grèce menace toute l’Europe » (16/06/2011) et « Le drame japonais menace l’avenir du nucléaire » (15/03/2011), on voit également que le verbe « menacer » offre un outil rhétorique pour relier un événement lointain à un contexte plus proche de nous.

Pour caractériser une situation qui ne s’est pas encore produite, l’image est un allié précieux. Elle permet de construire une projection imaginaire discrète, mais néanmoins légitime, par le biais de l’allégorie: en l’occurrence, une photo de reportage ayant enregistré un événement ponctuel (accessoirement identifiable comme appartenant au contexte, par l’intermédiaire de l’alphabet grec sur le bouclier) est utilisée pour suggérer la menace de l’extension à « toute l’Europe » d’une situation de crise, signifiée par la présence d’un policier casqué sur paysage d’émeute avec flammes. Où l’on aperçoit encore une fois que les catégories classiques de « document » ou de « fiction » s’avèrent bien trop grossières pour décrire un registre de mobilisation de l’imaginaire qui associe astucieusement explicite et implicite, valeur d’objectivité du journalisme et puissance de la suggestion.

Le charme discret de la bourgeoisie

En se faisant le porte-voix des délires gouvernementaux, le Libération de Joffrin avait atteint son seuil d’incompétence avec la Une « L’ultra-gauche déraille« . On se souviendra que le Libé de Demorand a franchi aujourd’hui le mur du journalisme avec la page de titre: « Not guilty« .

« Not guilty« ? On dira qu’il ne s’agit que du relevé objectif de l’information de la veille: la décision des défenseurs de Strauss-Kahn de plaider non coupable. Mais il faut lire l’article consacré par Mediapart à l’invention de la soubrette, qui raconte comment cette fonction fut intégrée à la sexualité domestique, avec la bénédiction de la maîtresse de maison (( «La domestique n’a pas seulement une fonction sociale, elle occupe fréquemment une fonction sexuelle : elle est à disposition du père de famille et aussi du fils, qu’elle déniaise couramment. De ce fait, son corps appartient à la maisonnée. (…) Pour la maîtresse de maison, qui sait que ces pratiques existent, il s’agit de limiter les dégâts pour ce qui concerne les maladies vénériennes, plus fréquentes avec les prostituées. Cela peut aussi avoir l’avantage de la décharger du contrat sexuel vis-à-vis de son mari, à une époque où la grande majorité des mariages sont encore arrangés. En outre, la domestique n’est pas une figure inquiétante pour la maîtresse de maison, qui peut la renvoyer à tout moment. Elle ne peut lui prendre ni sa place, ni son mari, ni son fils, puisqu’on est dans la situation d’une domination à la fois sexuelle et sociale», Camille Favre, propos recueillis par Joseph Confavreux, « Comment la soubrette fut inventée », Mediapart, 06/06/2011.)), pour comprendre à quel point l’image matrimoniale qui illustre l’énoncé « non coupable » – Strauss-Kahn aux côtés d’Anne Sinclair, une ombre de sourire aux lèvres –, incarne jusqu’à la caricature l’inconscient de la bourgoisie.

Comme dans le lapsus de Jean-François Kahn, qui lève le voile sur un monde ou le « trousseur de domestique » ne fait qu’accomplir les prérogatives dues à son rang, le soutien de l’épouse légitime parachève la figure d’une innocence de classe que les strauss-kahniens brandissent depuis le 15 mai. Le Figaro ne s’y est pas trompé, en choisissant lui aussi une photo du couple – dans une frontalité plus combative. En resserrant le cadre sur l’image touchante du ménage réuni, derrière les sourires un peu peinés de la gentry malmenée, mais sûre de son bon droit, la Une de Libé a choisi son camp. « Not guilty« .

L'énigme Hondelatte


A côté de Christophe Hondelatte, Justin Bieber, c’est du pipi de chat. Avec son dernier clip, qui approche les 100.000 vues sur YouTube, le présentateur allumé de la télé publique est en train de battre le record toutes catégories du dislike: une proportion de 91% de « j’aime pas », qui mérite inscription au Guinness.

Reste à deviner ce que les 71 pouces levés ont apprécié dans cette vidéo: la richesse de la rime entre « Dr House » et « Mickey Mouse », l’orchestration façon cover des Blues Brothers un soir de pluie à Lunéville, ou les grimaces pour faire chanteur (l’imaginaire lyrique de Hondelatte s’est visiblement arrêté à Plastic Bertrand)? Dans tout succès du web, il y a une énigme.

Quand la photo fait générique

Ce matin, deux exemples sur la Une du Monde.fr d’un usage non pas illustratif mais bel et bien signalétique de l’image. « Hollande et Aubry ont la cote après l’affaire DSK » commente le dernier sondage favorable aux deux leaders du PS. On devine que la photo qui décore le papier, issue des présidentielles de 2007, a été sélectionnée en réponse à la requête « Hollande », « Aubry », « DSK » sur le moteur de recherche de la banque d’images. Elle ne sert à rien, qu’à permettre d’identifier plus vite et plus efficacement les protagonistes mis en scène dans l’article. Même logique pour la sélection de l’image qui illustre « Ouverture de la succession de DSK à la tête du FMI« , qui montre les bobines de l’ancien directeur et de son successeur supposé, en la personne de Christine Lagarde (photo de juin 2010), ce qui résume élégamment la situation exposée dans l’article.

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Le temps de la réflexion

Comparaison des Unes des quotidiens du lundi 16 mai (en haut) avec celles des hebdos du jeudi 19 mai (en bas). Les deux séries traitent du même événement. Outre la différence de sources (les quotidiens parus le lundi ne disposent encore aucune image d’actualité et piochent dans un choix de portraits antérieurs à l’événement), la maturation du traitement éditorial à quelques jours d’intervalle apparaît clairement à travers le choix des titres et des visuels.

Deux preuves dans cette comparaison: 1) il a fallu du temps à la presse pour interpréter correctement l’événement (cf. « Une consternation française« ). 2) Ce que nous attendons du journalisme est moins la relation des événements que leur qualification.

Quel est le visage de l'actu?

Ci-dessous les portraits de Dominique Strauss-Kahn sélectionnés par l’AFP sur le site ImageForum dimanche matin, après l’annonce de son arrestation pour agression sexuelle. Bon exemple du principe de l’image ventriloque: les photos, toutes antérieures à l’événement (la plupart issues d’une réunion du FMI à Washington le 15 avril dernier), n’ont par définition aucun rapport avec ce qui s’est passé hier. La sélection de grimaces exprimant divers degrés de préoccupation est proposée aux rédactions à des fins illustratives, tout en offrant un choix qui permet de s’adapter aux nuances éventuelles du positionnement éditorial.

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Qui suis-je?

Un prénom, une liste de choses que j’aime bien en vue sur un T-shirt (ici de la chaîne KFC): une auto-définition sociale et culturelle, inspirée des informations affichées sur les sites de rencontre ou les réseaux sociaux.

Qu’est-ce qui me définit aux yeux des autres? Le mot important ici est: « j’aime ». Et la structure d’une liste de termes interchangeables, dont seule la totalité est originale. Deux indications simples, qui disent le déclin de la culture dominante au profit de l’acceptation de la polyculturalité, la valorisation de l’appropriation individuelle au détriment de la conformité à la norme, le caractère profondément identitaire de la revendication culturelle. Je suis mes cultures. Mes cultures, c’est moi.

Performance des images contre image modeste

Sur Culture Visuelle, nous avons eu maintes fois l’occasion d’examiner les variations signifiantes produites par la combinaison des images, de la titraille et des articles dans le contexte presse.

Il faut aussi savoir reconnaître les occurrences où ces distinctions n’ont aucun effet. La destruction de l’œuvre Piss Christ d’Andres Serrano au musée d’Avignon par des catholistes (équivalent du terme « islamiste » dont la création s’impose par respect de la laïcité) a été répercutée par de nombreux sites de presse hier, dimanche 17 avril. Si la plupart d’entre eux ont fidèlement suivi le canevas fourni par la dépêche AFP qui leur servait de guide, on a pu en revanche observer l’expression de positionnements divers à travers la rédaction des titres.

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L'image ventriloque

Et hop, encore une belle pour ma collection! A la Une du Point du 7 avril 2011, une trogne particulièrement sinistre, emprunt recadré et détouré à Eric Feferberg (AFP), en illustration d’un titre qui semble désigner la descente aux enfers du futur ex-président Sarkozy: « La malédiction ».

Le cas est plus complexe qu’il n’y paraît, puisque cette couverture, qui semble traduire l’ambiance de la semaine écoulée (marquée notamment par la publication du programme socialiste ou le départ de l’UMP de l’ancien ministre centriste Jean-Louis Borloo), constitue en réalité une accroche publicitaire pour présenter les bonnes feuilles du bouquin récemment paru de Franz-Olivier Giesbert (M. Le Président. Scènes de la vie politique, 2005-2011, Flammarion). L’auteur de l’ouvrage étant accessoirement directeur du Point, cette opération d’autopromotion sans vergogne est justement épinglée par Arrêt sur images.

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Le bruit disparu de l'instrumentation

Un blog peut servir à noter des questions ou des observations. Il sert souvent à enregistrer des agacements. Pourquoi est-ce que m’arrête la question du bruit de l’instrumentation chez Ridley Scott? A vrai dire, je n’en sais rien. Mais ça m’agace.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=wL96XnTwJsU[/youtube]

Dans Alien (1979) ou dans Blade Runner (1982), on peut constater que Scott donne vie à divers outils électroniques en les dotant d’une activité sonore paradoxale (voir ci-dessus). Un trait qui n’est pas si fréquent en SF. Il y faut d’abord le goût du silence. Star Wars (1977) est un film bien trop bruyant (dialogues, musique, combats…) pour qu’on y discerne le clic d’un bouton. Dans 2001 (1968), l’interaction avec la machine qui forme le fil rouge du scénario ne laisse que peu de place à la commande manuelle, dont la dimension sonore reste discrète.

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