Images pieuses

Scandale! Cette semaine, un article du Daily Mail révèle qu’une affiche représentant Winston Churchill au fronton du musée « Britain at War » a été retouchée, ôtant son célèbre cigare de la bouche du vainqueur de la barbarie nazie.

La retouche est un mensonge. La photographie dit la vérité. Dans un cas comme celui-là, les éditorialistes ou les censeurs n’ont aucun mal à faire la part des choses, et à rapprocher cette image de la série déjà longue des méfaits du politiquement correct, qui a affligé les portraits de Sartre, Tati ou Gainsbourg de corrections anachroniques.

A peine quelques jours plus tard, tous les journaux français mettent à la Une l’anniversaire du 18 juin 1940, décoré d’une photo du général de Gaulle assis devant un micro. Nul scandale, cette fois, dans le fait que cette image, souvent légendée comme datant du jour même du célèbre discours (voir ci-dessous), a en réalité été mise en scène plus d’un an plus tard (voir Alexie Geers et Grégory Divoux: « L’appel du 18 juin 1940 et sa mise en images« ).

Qu’est-ce qui est le plus faux? Une photo dont on n’a ôté qu’un détail? Ou une image refaite à dessein, dont aucun élément ne peut par définition être exact? Mais la retouche attire l’œil et aiguise la critique. La comparaison « avant-après » rend la manipulation apparente et en souligne la fausseté.

(1) Le Monde , 18/06/2010, illustration légendée: "Le général de Gaulle lors de l'appel du 18 juin 1940 à Londres" (2) Facebook, 08/11/2009, illustration légendée: "Souvenirs de la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989".

Un changement de date est plus discret. La photo de Nicolas Sarkozy attaquant au marteau le mur de Berlin dès le 9 novembre 1989, à un moment où personne ne songe encore à dégrader le symbole (voir ci-dessus), a été décrétée authentique par les services de l’Elysée et figure toujours sur le compte Facebook présidentiel.

Si l’on est choqué par le cigare effacé, alors il faudrait logiquement dénoncer les petits arrangements avec la réalité que constituent les manipulations de date ou de légende. Et pourtant, qui s’offusquera d’une mise en scène pieuse, qui donne figure à un moment crucial de l’histoire? C’est que la vulgarisation historique (contredisant les critères savants édictés par Genette) n’est rien d’autre qu’un genre particulier de fiction qui, en prenant divers accommodements avec la réalité, recompose un récit édifiant habité par le mythe.

Même si très peu de Français ont entendu le fameux discours, le 18 juin est la première pierre de la légende gaullienne, l’épisode qui permettra de réinterpréter a posteriori toute la chronologie de la guerre, autorisant la France à siéger «parmi les vainqueurs le jour de la capitulation allemande» et à se prétendre «lavée du déshonneur de la collaboration» (discours de Nicolas Sarkozy, 18 juin 2010).

Depuis la peinture d’histoire, l’illustration des hauts faits a toujours privilégié la vision orthodoxe, conforme au récit dominant et aux attentes de la société. Ainsi de Jeanne d’Arc, dont Voltaire se moquait comme d’une manifestation de la superstition et de la crédulité populaire, et qu’il mettait en scène recevant une déclaration d’amour burlesque de son âne. A partir de Michelet, Jeanne devient l’emblème du sursaut national – l’incarnation de la France.

(1) Ingres, Jeanne d'Arc au sacre du roi Charles VII, Louvre, 1854. (2) Sainte Thérèse de Lisieux, image pieuse, s. d.

Les figures de cette histoire de carton-pâte s’inscrivent dans le droit fil des images pieuses que l’on donnait en récompense aux catéchumènes méritants, et n’ont ni plus ni moins de réalité qu’un Christ en croix. Ces icônes sont des symboles auxquels on ne demande pas de dire la vérité, mais d’être les supports de l’histoire qu’on a envie de leur faire raconter.

La véritable erreur de la correction de la photo de Churchill n’est pas d’avoir effacé un détail gênant, mais d’avoir oublié que le cigare faisait partie de la représentation standard du grand homme. Le tort de la retouche n’est pas d’avoir truqué le document, mais d’avoir trahi la légende.

12 réflexions au sujet de « Images pieuses »

  1. En m’écartant du sujet, je trouve curieuse l’idée de vouloir ôter les cigarettes de diverses personnes sans réfléchir à la question de l’impact véritable qu’a ce genre de représentation. Pour un adolescent de 2010, je ne suis pas certain que le cigare de Winston Churchill ou la pipe de Jacques Tati donne particulièrement envie de fumer.

  2. @Jean-no: Justement, la question ne se pose pas ici en termes d’efficacité prophylactique, mais plutôt de conformité à un modèle dominant. Dans cette approche, comme en publicité, on peut très bien admettre d’adapter une image pour la rendre plus compatible avec la vision contemporaine. Contrairement à ce que tout le monde feint de croire, ce n’est pas l’exactitude historique qui compte ici, mais l’efficacité symbolique.

  3. Excellente remise en perspective de notre article André. Nous l’avions tout à fait pensé dans cet esprit, et cette histoire de retouche du cigare de Winston Churchill vient à point nommé. Décidément ces deux là sont inséparables jusque sur CV 😉
    Et je me permets de mettre le lien vers une utilisation de l’icône de de Gaulle au micro de la BBC qui me paraît tout à fait dans la lignée de ce que tu expliques André, celle faite par Eurostar à l’occasion d’une campagne de publicité lancée au moment du 70e anniversaire de l’appel du 18 juin : http://farm5.static.flickr.com/4050/4716857122_c9045d20e9_b.jpg (et le lien vers le site d’Eurostar sur lequel apparaît le bandeau en question : http://www.eurostar.com/dynamic/_SvBoExpressBookingTerm?_TMS=1277026383579&_DLG=SvBoExpressBookingTerm&_LANG=FR&_AGENCY=ESTAR&country=FR&lang=FR&VT=EB)

  4. M’sieur, M’sieur, j’ai une question : qui a déclaré être le fournisseur du « modèle dominant » ? Qui, à quel endroit, a décidé : toute chose portée à la bouche faisant intervenir du tabac sera effacée, même sur des photos d’information ? Il n’y a rien de plus difficile à repérer que le conformisme rampant, l’évidence de ce qu’il faut faire, le naturel du bon choix de communication. Mais y’a bien une origine, un début à cette émergence ?

  5. @ André,

    Je crois me souvenir que ton article se terminait initialement par la formule « infidèle à l’icône » que tu as manifestement remplacée par « trahi la légende »…
    Retouche verbale fort intéressante… pourrais-tu la préciser ?

  6. @Gregory: Merci pour les liens! On peut également trouver tout un lot de candidat-icônes sur le site de l’Elysée – dont la confrontation Churchill/de Gaulle, au fronton du Royal Hopital Chelsea…

    @Ksenija: C’est bien de cela que nous tentons d’ébaucher l’histoire dans le séminaire « Mythes, images monstres« . La séance du 3 juin nous a permis notamment de comprendre que: 1) si l’évolution d’un méta-récit s’effectue de manière apparemment confuse et indistincte, 2) celle-ci n’en reste pas moins tributaire de facteurs historiques tout à fait précis, qu’il s’agit de rechercher et d’établir.
    Sur le chapitre anti-tabagique, voir notamment: Robert L. Rabin, Stephen D. Sugarman (dir.), Regulating Tobacco, Oxford, Oxford University Press, 2001; Richard Kluger, Ashes to Ashes. America’s Hundred-Year Cigarette War, Vintage Books, 1998.

    @Olivier: Rien ne t’échappe 😉 Il s’agissait d’une auto-citation de la fin de mon billet rimbaldien. Après coup, quoique je la pense justifiée, cette association m’a paru brouiller les pistes, je l’ai donc corrigée pour rester sur le terrain de la « légende » évoquée ci-dessus – mais il s’agit bien dans mon esprit du même paradigme.

  7. @Ksenija: Une borne supérieure, 2005 avec le cas de l’ingénieur Brunel:
    http://www.show.me.uk/site/news/STO938.html
    http://www.flickr.com/photos/dws/107182355/
    Une borne inférieure, 1974 avec ce timbre à l’effigie de Churchill:
    http://stamp-collector.co.uk/index.php?main_page=product_info&cPath=1_20&products_id=2854
    où l’on a omis la mitraillette Thompson, quand même:
    http://accel21.mettre-put-idata.over-blog.com/0/20/62/85/review/churchill_thompson.jpg
    La fourchette reste large et doit être affinée…

  8. @ André Merci pour cette précision « génétique »… Ce qui m’interpellait ici c’était l’articulation que ta rectification opérait entre le récit, la « légende » et sa cristallisation dans « l’icône »… Au fond cette « représentation standard » dont tu parles juste avant, et au regard de laquelle cette suppression de l’attribut symbolique du cigare fait scandale, comment tisse-t-elle l’image et le récit ? La notion de personnage et de héros n’est-elle pas à l’origine de la légende ?
    Le cigare n’a pas un rôle aussi important que le micro de De Gaulle dans l’histoire, mais pour les anglais c’est sûrement un symbole fort de la puissance de Churchill qui a dirigé le pays dans une des pires périodes de son histoire. C’est la perte de cet appendice qui a choqué comme en témoigne cette portion d’ekphrasis de l’image tirée de l’article du Daily mail : « the war leader has his cigar gripped firmly in the corner of his mouth »… chef de guerre, fermeté, ténacité… Le cigare vissé dans la bouche est un condensé de l’héroïsme de Churchill… l’enlever c’est faire d’un vainqueur viril un grand-père inoffensif…
    L’icône porte ici l’ethos du héros à partir duquel se redéploie la légende…

  9. @Ksenija Skacan : Je pense que c’est loi Évin sur la publicité pour le tabac et l’alcool (loi qui a vingt ans mais dont l’usage s’étend de plus en plus pour la cigarette et s’assouplit plutôt pour l’alcool) qui joue ici sous forme d’une auto-censure : par crainte de devoir retirer une image, interrompre une campagne, on la modifie en amont. C’est parfois étrange lorsqu’il s’agit d’une photographie archi-connue, comme un fameux cliché de Malraux, clope au bec et cheveux au vent. Je me rappelle qu’à la fin des années 1980 on s’était moqué des américains qui avaient imposé au personnage de Lucky Luke de remplacer sa cigarette par un brin d’herbe pour accepter de diffuser ses aventures en dessin animé.
    Je suppose qu’il arrive souvent qu’on ne le remarque pas, mais d’un point de vue technique, je me dis qu’il faut être sacrément fort en anatomie pour escamoter une cigarette sans que l’expression soit radicalement modifiée.
    Tout ça me rappelle la série Les aoûtiens, de Claude Closky, où on voit défiler jusqu’à la nausée des images improbables de couples jeunes, beaux et de blanc vêtus, qui ont tous une clope à la main. C’est un peu le processus contraire.

  10. Ping : lyonelkaufmann
  11. Olivier Beuvelet écrit: « Le cigare vissé dans la bouche est un condensé de l’héroïsme de Churchill… l’enlever c’est faire d’un vainqueur viril un grand-père inoffensif… »

    C’est l’occasion d’admirer le célébrissime portrait de Churchill par Yousuf Karsh .

    Icône vs portrait.

  12. Une représentation symbolique frelatée, par nature, maladresse ou manipulation, n’a t-elle pas vocation à être trahie? Ce n’est qu’un juste retour des choses, à mon sens, tant l’édification « pédagogique » des masses par l’image reste une régression soigneusement entretenue par les pouvoirs. Tant pis pour les « grands » guerriers qui se rêvent en grands hommes, et tant pis pour les « grands » enfants qui croient à ces substituts du père Noël.

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