Compte-rendu du séminaire d’André Gunthert du 8 avril 2010.
André Gunthert revient sur la figure du dinosaure, à laquelle il avait consacré un exposé l’an dernier. L’hypothèse pourrait être que le film de Steven Spielberg, Jurassic Park (1993), permet de condenser l’essentiel des éléments de l’analyse.
L’ouvrage que consacre Tom Mitchell au sujet (The Last Dinosaur Book, 1998), qui s’inscrit lui-même dans la dinomania post-JP, peut être considéré comme un ouvrage fondateur des visual studies, le premier consacré à l’analyse détaillée d’une figure médiatique à travers un corpus transmédia.
Mitchell s’interroge sur la spécificité de la fascination exercée par les dinosaures. Il emprunte au paléontologue Stephen Jay Gould l’explication classique: parce qu’ils sont gros, féroces et éteints (« big, fierce, extinct« ).
La férocité, qui ne concerne que quelques espèces, remarque Mitchell, est un caractère tenu à distance. On peut le comparer à la figure du « grand méchant loup » des contes pour enfants (fig. 2), support d’une peur qui est suffisamment lointaine pour qu’on puisse en jouer. Ce pourrait être une bonne definition du monstre.
Le caractère de l’extinction est un facteur puissant du récit qui donne son intérêt à la figure du dinosaure. Selon l’explication classique, l’extinction des dinosaures a permis l’avènement des mammifères, famille à laquelle nous sommes rattachés.
André Gunthert mentionne pour mémoire la part de l’analyse de Mitchell qui décrit la dinomania comme un phénomène en grande partie américain. A la différence de l’Europe continentale, le territoire nord-américain offre un terrain privilégié de fossiles de dinosaures de grande taille. Mitchell suggère également que, dans le rapport à une histoire brève, les fossiles viennent en quelque sorte prendre la place des monuments architecturaux, qui documentent en Europe la figure du passé.
Ces différents éléments d’analyse ne suffisent pas à expliquer pourquoi le dinosaure est un bon « produit » pour la culture visuelle. Il faut se tourner vers l’histoire, et tout particulièrement l’histoire de la vulgarisation scientifique.
A partir du début du 19e siècle, on peut parler d’une rencontre entre l’édition illustrée grand public (Penny Magazine, Magasin Pittoresque, etc.) et la science (voir fig. 3). L’usage de l’illustration est expliqué dans ces journaux par le fait qu’ils se dédient aux connaissances utiles.
Depuis l’émergence de la science moderne comme science d’observation à la Renaissance (cf. Galilée, Sidereus Nuncius, 1610, voir fig. 7), celle-ci entretient un rapport étroit à l’image. La rhétorique ne suffit plus, l’image devient un argument nécessaire à l’objectivité (L. Daston, P. Galison, Objectivity, 2007). Cette rencontre est féconde pour l’histoire de l’édition occidentale: le rôle de preuve scientifique croise la fonction décorative de l’image, qu’exploite l’édition illustrée. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est le premier exemple d’un succès d’édition qui repose en grande partie sur l’illustration. Au XIXe siècle, c’est en partie grâce à l’image que l’édition devient la première des industries culturelles. Les sciences contribuent au démarrage de l’édition illustrée.
Quelle fonction apporte l’image? Là encore, le cas de l’iconographie savante nous apporte une piste intéressante. Cuvier invente la paléontologie, étude des animaux disparus, grâce au principe de l’anatomie comparée. A partir du constat que l’anatomie fournit des informations fonctionnelles, la comparaison de formes anatomiques avec les espèces vivantes permettra de reconstituer par déduction les espèces disparues.
D’objets étranges (os jusque-là interprétés comme ceux de géants, collection de cabinets de curiosités, dents..) trouvés dans des lieux qui semblent inadéquats (coquillages en haut des montagnes), Cuvier effectue une mise en ordre, une classification. A partir des informations fossiles, il produit le dessin reconstitué des squelettes, qui est en quelque sorte la première image de synthèse.
Il existe un dessin de la main de Cuvier, daté de 1808, où il pousse ses conjectures, où la musculature apparaît, où la peau est tracée (fig. 8). Des caractéristiques morphologiques sont associées à des caractéristiques physiologiques, ce qui est une seconde étape de la reconstitution. Ce dessin ne sera jamais publié de son vivant, Cuvier le juge trop spéculatif, manquant de rigueur scientifique.
En 1830, le géologue Henry De La Beche peint une aquarelle, « Duria Antiquior. A More Ancient Dorset« , qui met en scène ichthyosaures, plésiosaures et dimorphodons pour illustrer et promouvoir les découvertes de Mary Anning, collectionneuse de fossiles et paléontologue (cf. Martin Rudwick, Scenes from Deep Time, 1995). C’est la première reconstitution visuelle de l’univers « antédiluvien », une représentation qui va connaître un grand succès, être reproduite en lithographie, etc. (fig. 9).
Comme pour La Marche de l’homme, la viralité d’une oeuvre visuelle est un symptôme du succès qu’elle rencontre. Quelles sont les raisons du succès de cette image? Elle représente un monde imaginé qui n’avait jusque là pas eu de figuration. Dans le monde occidental, le dogme chrétien imposait une chronologie dictée par la Bible, qui situait la création du monde le 23 octobre 4004 avant J.C., ce qui interdisait toute forme d’évolution. La thèse d’un « temps profond », qui promeut l’idée que la Terre a été façonnée lentement sur une très longue période de temps est défendue par le géologue Charles Lyell à partir de 1830 dans ses Principes de géologie (cf. Stephen Jay Gould, Aux racines du temps, Grasset, 1990).
En 1854 apparaît l’ancêtre du « parc à thème ». Le Crystal Palace, vaste palais d’exposition en fonte et verre édifié pour abriter la première exposition universelle de Londres en 1851, est réinstallé en banlieue. La Crystal Company commande au dessinateur naturaliste Benjamin Waterhouse Hawkins la reproduction en taille réelle en ciment armé de plusieurs espèces disparues, qui seront installées sur une île accessible aux visites. Parmi ce bestiaire, les animaux les plus spectaculaires sont des dinosaures réslisés à partir des indications du paléontologue Richard Owen, l’inventeur du terme et de la famille « dinosaures » en 1841 (fig. 10-11). Ce parc connaîtra un succès considérable jusqu’à la fin du XIXe siècle, et fournira le modèle de très nombreuses illustrations dans les ouvrages de vulgarisation de l’époque (fig. 12). Première figure reconstituée en dessin , le dinosaure est aussi la première figure reconstituée en 3D.
Mitchell observe que le dinosaure est toujours une image. On peut préciser cette notion à partir des mythes fondateurs de l’invention de la peinture: le dessin de l’ombre par Dibutades, racontée par Pline l’ancien, ou de la sculpture: l’histoire de Pygmalion et de Galatée, racontée dans les Métamorphoses d’Ovide (fig. 13-14). La différence est nettement posée entre l’ombre et la figure, la copie et l’illusion. La statue incarne cette fonction de l’image qui est de produire l’illusion: c’est celle à laquelle renvoie l’interdit du 2e commandement: «Tu ne feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut des cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre » (Exode, 20/3-17).
Le dinosaure n’est pas seulement une image, il est fondamentalement une figure: une image qui n’est pas une copie d’un objet existant, mais qui fait exister une nouvelle réalité. C’est cette fonction qu’illustre exemplairement Jurassic Park, récit de la résurrection du monstre par les moyens de la science, et simultanément exemple de la reconstitution du dinosaure par l’image de synthèse – extension de l’usage de l’illustration dans un contexte scientifique.
Le récit exemplaire que sous-tend la figure du dinosaure, c’est celui de la toute-puissance de la science qui vient se substituer à la religion. La foi chrétienne nous faisait assister à la résurrection d’un homme, la science est capable, par l’image, de faire revivre des espèces disparues de la surface de la terre depuis des millions d’années. La métaphore de la figuration est poussée à son terme par le pouvoir de l’image numérique. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, ce qui fait la puissance de l’image, c’est la croyance que nous lui accordons.
Principales références:
- Lorraine DASTON, Peter GALISON, Objectivity, New York, Zone Books, 2007.
- Stephen Jay GOULD, Aux racines du temps, Paris, Grasset, 1990.
- W.J.T. MITCHELL, The Last Dinosaur Book, University of Chicago Press, 1998.
- Martin J.S.RUDWICK, Scenes from Deep Time, University of Chicago Press, 1995.
3 réflexions au sujet de « Le dinosaure, figure des pouvoirs de la science »
Et comme toutes les croyances, elle est facilement dévoyée mais l’inquisition des mandarins le niera toujours avec force, lançant des anathèmes où sa figure véritable se révèle, je pense à Claude Allègre, par exemple…
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