2019 n’est plus que dans neuf ans. Ce qui nous sépare de Blade Runner, sorti en 1982, est désormais trois fois plus long que l’attente de l’année où se déroule l’histoire du film. Au fur et à mesure que la science-fiction vieillit, le présent rattrape le futur du passé – suscitant un exercice toujours fascinant de comparaison et de vérification des projections (voir notamment: Science Fiction’s Predictions for the Year 2010, via Tom Roud).
Dès les premières séquences du film, nous frappent les images du gigantisme techno-industriel dont nous savons que les 9 ans qui viennent ne verront probablement pas l’avènement, pas plus que celui des bio-robots autonomes et quasi-humains, les fameux « réplicants ».
Dans le roman de Philip K. Dick dont est tiré le film, Do Androids Dream of Electric Sheep? publié en 1968, la date indiquée pour la réalisation du modèle Nexus 6, en août 1991, est déjà derrière nous. L’écart entre la parution du livre et son futur projeté est plus courte encore: 23 ans seulement, indication d’un optimisme technologique qui décroît progressivement.
Mais le plus délicieux anachronisme de Blade Runner est le principe de repérer les androïdes, non par l’usage d’un quelconque scanner, mais par un test psychologique supposé détecter le degré d’empathie du sujet.
Des ribambelles de robots déchiquetés, dont les plaies ouvertes dévoilent complaisamment la monstrueuse mécanique – et peut-être plus encore les contrôles méticuleux que nous subissons avant chaque embarquement transatlantique –, nous séparent de cette préhistoire aux relents de psychanalyse, qui porte plus sûrement que n’importe quel artefact électronique la marque d’une époque définitivement révolue.
Si le roman, fidèle à la manière de Dick, fait jouer à la dimension introspective une part majeure, c’est que le ressort de l’intrigue est bien l’hésitation entre ce qui définit l’humain et la machine. Dotés de souvenirs implantés artificiellement, les androïdes peuvent ignorer qu’ils sont des robots, et développer des sentiments de plus en plus semblables à ceux qui animent les êtres humains.
Le film de Ridley Scott invente une jolie traduction visuelle de cette idée, en munissant les réplicants de pseudo-photographies familiales. Une scène-culte déploie un bric-à-brac de photos très travaillé sur le piano de Rick Deckard, avant que celui-ci ne procède à la fameuse analyse d’image sur l’un de ces tirages, à l’aide d’un explorateur à commande vocale.
Autre film adapté d’une nouvelle de Dick, cette fois par Steven Spielberg, Minority Report, sorti en 2002 et situé en 2054, comprend plusieurs dispositifs ambitieux, comme le célèbre visualiseur qui a popularisé la technologie multitouch (équipement standard des iPhone d’Apple depuis 2007). Mais ce film, qui cite à plusieurs reprises Blade Runner, conserve aussi la fonction de fétiche familial de la photo. Lorsque le héros, John Anderton, rentre chez lui, c’est toujours le traditionnel autel photographique qui l’accueille et manifeste l’existence d’une histoire du sujet.
Ce n’est que deux ans plus tard, en juin 2004, que j’enregistrai cette photographie témoignant d’une nouvelle forme de la consultation de la mémoire familiale: l’album virtuel proposé par l’application iPhoto sur les robustes iBook G4, introduits en 2003.
En matière photographique, le présent est allé plus vite que l’avenir. Ce que nous disent Blade Runner ou Minority Report, c’est qu’en 1982 comme en 2002, nul n’imaginait que la photographie, support privilégié de la mémoire privée, puisse un jour connaître une autre matérialité que celle du tirage.
L’anticipation technique procède généralement par prolongement ou dérivation. Mais la photo, mobilisée au cinéma comme illustration d’un usage à caractère anthropologique, n’a pas été perçue comme susceptible de subir un processus d’évolution.
L’installation brutale de la photo numérique au sein des pratiques familiales a bouleversé ce schéma immuable et pris tout le monde par surprise. En l’espace de quelques années seulement, des habitudes séculaires ont connu la plus importante mutation de leur histoire, en passant d’un support consultable sans intermédiaire à des systèmes à lecteur, dont l’accroissement sans précédent du nombre d’images allait rapidement imposer l’usage.
La robustesse de la forme de l’autel photographique ou de ses dérivés marquera sans doute longtemps nos habitats. On trouvera peut-être encore des bric-à-brac photographiques en 2019 ou en 2054 – mais l’essentiel de la mémoire privée se sera déplacé ailleurs, au sein de logiques de consultation labile, sur internet, par l’intermédiaire des médias sociaux ou d’outils de visualisation transitoires. Contre toute attente, pour le meilleur et le pire, la photo s’est replongée dans le flux de l’histoire.
23 réflexions au sujet de « Les androïdes rêvent-ils de photos de famille? »
Intéressant. En même temps, la consultation de photos sur ordinateur ne me semble pas répondre à tous les usages, comme l’illustrent les cadres photos et leurs pendants numériques. Il y a une différence à faire entre la consultation et la mise en représentation, entre le livre de photo (qui est dans un placard et qui a été remplacé par des sites en ligne) et le cadre photo qui orne certains espaces de nos maisons. L’autel photographique n’a pas disparu. Il se déplace, oui. Mais pas seulement derrière les écrans de nos ordinateurs et téléphones mobiles, pas seulement sous formes de temps de consultations. En fait l’autel photographique de demain n’est-il pas plutôt un cadre connecté qui jouerait des images fixes et animées en boucle ?
Dans ce domaine particulièrement, où les innovations technologiques suscitent une impression d’accélération dans la transformation des pratiques, il importe, me semble-t-il, de regarder attentivement ce que les gens font(j’allais dire « encore »), pour en mesurer la diversité effective, mais aussi pour élucider les enjeux de telle permanence ou de telle évolution. L’observation s’impose et la description détaillée.
Une autre référence : le très dickien Ghost in the Shell, de Mamoru Oshi, dans lequel un éboueur, dont le cerveau a été « hacké », dispose de souvenirs qui n’ont rien à voir avec sa biographie réelle. Il se raccroche à une photographie (sur support papier) de sa fille comme preuve qu’il a été marié et qu’il est père – ce qui est faux. Tout autre que lui ne voit, sur la photographie en question, qu’un instantané qui le représente lui-même, l’air triste, vu en contre-plongée et accompagné d’un chien.
Si nous gardons en tête le parallèle entre l’architecture qui n’a pas évolué aussi vite que l’imagination le voulait et les usages de l’autel photographique (j’aime beaucoup l’idée), est-ce que cela voudrait dire que nous projetons plus facilement une évolution matérielle qu’une évolution d’usages ?
Ce n’est pas totalement faux, car le matériel est « imaginable » et les usages viennent plutôt des signes faibles de la culture en construction. Ce qui est imaginable est projetable dans une linéarité du temps – comme le schéma de l’évolution du singe à l’homme (oui, j’ai suivi quelques cours de l’illustre hôte qui nous reçoit). Et bien sûr on se trompe, car le temps n’est linéaire que dans l’histoire et dans le passé qui se raconte. Evidemment si quelque savant pouvait créer véritablement la psycho-histoire, ça nous aiderait, mais en attendant nous sommes condamnés à nous tromper sur cette ligne droite imaginaire du matériel présent au futur.
Pour ce qui est des usages par contre, il est amusant de noter des prédictions autrement plus justes : le papier qui écrit de lui-même dans les contes japonais et autres livres qui parlent et dont les images changent d’elles-mêmes, sans compter ces tablettes qui tombent du ciel gravées inaltérablement.
@ Hubert, Sylvain, Ksenija: Dans mon dernier article dans Etudes photo, j’insiste sur le fait qu’après avoir étudié le volet de la production des images, nous devons maintenant nous tourner vers l’observation des pratiques de consultation. Je suis en effet persuadé que c’est celles-ci, plus encore que les processus de réalisation, qui ont connu et vont connaître les plus grands changements.
Les logiques à l’oeuvre ne concernent évidemment pas que la photo, mais s’étendent à l’ensemble des pratiques documentaires et mémorielles. La plus puissante me semble être la disparition à court ou moyen terme de la pulsion de collection – ce qui n’est pas une petite chose, puisque ce réflexe d’appropriation a structuré la façon dont nous concevons la pratique de l’histoire. Une autre repose dans la constitution de filtres, qui permettent de faire le tri dans un flot d’informations trop important. L’oubli est un de ces filtres. Pour le dire en courant, je ne suis pas du tout certain que l’immuabilité qui a été si fortement associée aux pratiques photographiques – pour des raisons contingentes d’une stabilité technique temporaire – est un facteur qui restera nécessairement attaché à la gestion du visuel, et donc à la valeur des images. Le besoin de repères stables et durables peut se déplacer sur d’autres supports. C’est à mon avis à partir de ce type d’hypothèses, dont l’enjeu n’est pas mince, qu’il faudra poursuivre l’enquête.
Un Post qui mentionne K. Dick ne peut-être qu’excellent.
Et votre article l’est, sans aucun doute.
Petit rebond cependant sur ce passage :
« Mais le plus délicieux anachronisme … est le principe de repérer les androïdes, non par l’usage d’un quelconque scanner, mais par un test psychologique … »
Votre idée est intéressante, mais pas forcément encrée dans la « réalité » du film.
Lors de la scène d’introduction, il est précisé que les réplicants ont été créés par des « ingénieurs en génétique », et qu’ils sont virtuellement semblables aux êtres humains.
La scène du fabricant asiatique installé dans un labo frigorifique, spécialisé dans l’élaboration des yeux d’androïde, illustre bien le caractère organique de leurs composants.
Vous mentionnez des :
« … ribambelles de robots déchiquetés, dont les plaies ouvertes dévoilent complaisamment la monstrueuse mécanique … »
Il est possible qu’une scène du film m’est échappée, mais aucune à mon souvenir ne montre des entrailles robotiques façon Terminator.
A votre décharge, il est aussi possible que votre mention était plus généraliste et pas spécifiquement attachée à ce film.
Dans tous les cas, les pseudos « tests psychologiques » pour distinguer les robots des êtres humains sont maintenant monnaie courante sur le web, avec les « Captcha ».
Définition de Captcha par wikipedia :
« forme de test de Turing permettant de différencier de manière automatisée un utilisateur humain d’un ordinateur. »
Vous en trouverez une illustration beaucoup plus artistique à l’adresse suivante : http://j.mp/70ogbn (via gizmodo).
Pour ce qui est de vos autres propos dans cet article, je plussoie sans hésitation.
Si ce n’est votre vision, peut-être légèrement pessimiste, de la place de la photographie au sein de la Famille.
J’espère comme vous qu’elle ne sera pas cantonnée à regarder un écran d’ordinateur, ni même un seul et unique cadre numérique planté sur la cheminée ou le buffet du salon.
Notre « problème » à nous contemporain du papier, du SUPER8, du VHS, du HI8, et du MPEG4 : sera de retranscrire nos archives en numérique, accesibles par nos suiveurs.
Vos remarques sur « Blade Runner » me font penser à une série où l’interrogation entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas est également centrale : « Battlestar Galactica ». Les photos (tirages papier ici aussi), punaisées dans un des couloirs du vaisseau, y jouent le rôle de mémoire des soldats et civils disparus au cours de la guerre contre les Cylons, robots organiques qui ont pris l’apparence humaine. Et quand les Cylons (attention je raconte la presque-fin !) devenus mortels, s’allient avec les humains, on voit apparaître les photos des alliés robotiques tombés au combat sur le mur-mémoire. Puis il faut évacuer le vaisseau, et de nombreuses photos restent au mur : soit il n’y a plus de parents pour les réclamer, soit on a oublié qui elles représentaient. Là non plus, il n’y a pas d’anticipation sur un changement d’usage de la photo (et on retrouve l’idée qu’un tirage sans annotation – aujourd’hui un fichier sans métadonnées – perd une grande partie de son « pouvoir » mémoriel).
Sur le déplacement des autels photographiques : en plus du partage en ligne, des logiciels type iPhoto et des cadres numériques déjà cités, la triade fond d’écran/widget « photos préférées »/économiseur d’écran du PC me semble aussi d’importance, autant dans la sphère privée que professionnelle.
Mais les tirages photo servent aussi à exhiber les images… que ce soit dans un cadre, accroché à un mur, etc.
Et je trouve que la photo numérique n’a pas encore de « support d’exhibition » dans l’univers réel (par opposition à l’univers numérique) bien établi, bien admis par tous…
@P.Naej: Vous avez raison de modérer ma comparaison entre les robots façon Terminator et les réplicants, bio-robots d’une toute autre étoffe. Mais c’est justement ce glissement d’époque qui m’a frappé. J’ai revu par hasard la séquence du test Voigt-Kampff (déclinaison du bon vieux détecteur de mensonges) quelques jours après que tous les journaux de la planète nous aient présentés les images réalisées avec le dernier modèle de scanner d’aéroport, censé nous voir comme le bon dieu nous a fait. Et c’est vrai que le décalage entre le caractère expéditif de nos procédures technoïdes et le bon flic à l’ancienne qui prend le temps de poser une liste de questions saute aux yeux. C’est en réalité nous qui nous sommes terriblement robotisés depuis 1968.
Comme beaucoup d’écrivains progressistes de ces années-là, Dick était un adepte convaincu de la psychanalyse. Aujourd’hui, cette pratique est mourante, nous soignons les maladies mentales à coup de molécules et traquons les processus cognitifs grâce à l’imagerie à résonance magnétique. C’est cette distance que j’ai voulu mettre en avant, dans le contexte d’un papier soulignant les paradoxes du passage du temps.
Cela posé, la nature des androïdes dans Blade Runner n’est jamais clairement définie. Le concepteur des Nexus 6 mentionne un processus qui met en jeu l’ADN, ce qui implique un haut niveau de bio-conversion de la structure des réplicants. Peut-on toutefois imaginer une technologie si discrète qu’aucun de ses composants ne pourrait être détecté par un outil d’imagerie? Le roman, qui cultive évidemment l’ambiguité, livre tout de même quelques détails, par exemple: « La balle du 38 Magnum atteignit l’androïde à la tête et fit éclater sa boîte cranienne. Le bloc Nexus-6 dont il était équipé vola en mille morceaux, et un souffle furieux traversa la voiture » (p. 101 de l’édition J’ai Lu, 1985). A l’aune de l’antiterrorisme contemporain, j’ai dans l’idée que nos modernes pandores auraient plus vite fait de passer au scanner le crâne du sans-papier intersidéral que de l’écouter respecteusement répondre à un questionnaire – mais j’ai peut-être tort 😉
@Jean-no, karkaf: merci pour les réfs!
La scène d’introduction de Blade Runner:
« Let me tell you about my mother! »
Superbe…
Peux-t-on étudier la consommation sans considérer la production, le volume et la conservation ?
Je peux me tromper, mais j’ai le sentiment qu’autrefois la photographie argentique ne finissait sur la cheminée du salon que dans les familles qui ne disposaient que de très peu de photographies. Autrefois on ne disposait dans les milieux populaires, que des images réalisées par un professionnel aux moments symboliques de la vie: la photo du bébé nu sur la peau de mouton, la première communion (parfois), le conscrit, la photo de mariage. Plus tardivement, parfois, le photo d’un petit-enfant réalisée par le photographe scolaire trouvait sa place sur la cheminée de la grand-mère.
Dans les familles plus aisées qui pratiquaient la photographie familiale, les photos finissaient très vites dans une boîte en carton. De temps en temps une grand-mère ressortait ces images pour les montrer à ces petits enfants et identifier une parentèle inconnue le plus souvent des jeunes générations, puis la grand-mère mourait et progressivement de moins en moins de personnes photographiées restaient identifiables jusqu’au moment où ces photos de famille devenaient les photos de gens aussi inconnus que s’ils avaient appartenu à une autre famille…
Ainsi la mémoire familiale s’effaçait avant même que son support argentique ne connaisse le même sort.
La photographie numérique, c’est avant tout l’explosion de la pratique et sa généralisation dans toutes les couches sociales au rythme de la diffusion des téléphones portables. Sa survie numérique est extrêmement fragile, un formatage un peu trop rapide, un virus sur le disque dur, un renouvellement des supports…
Sa survie, si survie il y a, passera par les produits dérivés sur support papier: livres photos, calendriers personnalisés etc. Mais d’une part, là encore, on retrouve la fracture sociale :~) et d’autre part, ce ne sera qu’une très faible partie des photos prisent qui échapperont à la disparition pure et simple; celles qui auront été considérées comme suffisamment mémorables pour bénéficier d’un support papier.
@El Gato: « J’ai le sentiment qu’autrefois la photographie argentique ne finissait sur la cheminée du salon que dans les familles qui ne disposaient que de très peu de photographies ». Sentiment erroné, voir cette image, prise au chateau de Cheverny: http://www.flickr.com/photos/gunthert/97417770/
La pratique de l’autel photographique descend d’une tradition du bric à brac pictural, manière de décorer salons et bibliothèques très en vogue au XVIIIe siècle dans les familles aristocratiques, d’origine probablement anglaise.
Le cliché du caractère problématique de la « survie » des contenus numériques est fatigant et erroné. Comme si nous n’avions pas perdu des millards de photographies, dont l’existence sur papier ou celluloïd n’a pas apporté de meilleure garantie de pérennité. Le processus de sélection que vous décrivez pour les photos numériques est bien sûr déjà à l’oeuvre depuis longtemps pour les images argentiques – et tout le reste. La fonction de la mémoire n’est pas d’être un conservatoire intégral, mais justement un filtre.
@André: « Comme si nous n’avions pas perdu des millards de photographies, dont l’existence sur papier ou celluloïd n’a pas apporté de meilleure garantie de pérennité. »
Posons le problème alors différemment. Est-ce que ce sont les mêmes photos qui vont rester? La sélection était d’autant plus facile que peu de photos étaient réalisées. La mémoire familiale photographique était un exercice limité et quasi-imposé par l’appel à des professionnels aux grandes époques de l’existence dans un très grand nombre de famille probablement jusqu’à l’apparition de l’appareil jetable. Et même à ce moment, lorsque l’acte photographique a cessé d’être intimidant, toutes les classes sociales n’ont pas été concernées.
@ André
Actuellement, je bosse sur le MP3, et pour le moment, je ne vois pas de disparition de la pulsion de collection, au contraire. Se retrouvent dans des logiques de collectionneurs des individus qui n’y se seraient jamais mis sans cet instrument étrange avec lequel je suis aussi en train de communiquer avec vous. Il y a la gratuité d’une part qui motive largement la volonté de s’emparer de quelque chose qui correspondait à un bien dans l’organisation économique d’il y a 10 ans, mais il y a aussi la volonté de rassembler une mémoire disséminée, ou plutôt de mettre en forme notre mémoire dans une époque que Benjamin a défini entre autres, par une perte de l’expérience communicable.
Ce que je ne peux plus dire, c’est une prothèse émotionnelle qui le dit, ce qui ne laisse pas de trace en moi, j’en cherche quand même un témoignage dans quelque chose qui se manifeste, qui se matérialise dans la reproduction technique, que je peux consulter à l’envie.
Un peu comme la Pensine dans Harry Potter.
Je reste sur le MP3: la plupart des boulimiques de MP3 ne sont pas à la recherche de ce qu’ils ne connaissent pas, mais bien de ce qu’ils connaissent.
Je suis d’accord avec vous sur la mémoire qui n’est pas un conservatoire intégral, mais nous sommes tout de même moins regardant avec les technologies numériques que nous ne l’étions avec les technologies analogiques.
Je m’appuie, encore une fois, sur le MP3.
Les capacités de stockage des disques durs grand public sont telles (et ça ne s’arrête pas! aujourd’hui 500 GIGAOCTETS (!!!) de mémoire, ça coûte moins de 100 euros) que nous avons, nous autres, tendance à nous emparer de ces indices mémoriels que sont les MP3 et de les accumuler jusqu’à un point où ne nous pouvons plus les filtrer efficacement (c’est-à-dire de façon nuancée): nous nous focalisons sur certaines choses (et finalement peu, parce que nous devenons pauvres en mondes), en laissons d’autres de côté sans plus jamais les consulter, ou alors sur le mode superficiel du balayage qui reconfigure totalement l’architecture de la mémoire, ses usages, son opérativité.
Il n’y a d’autre hiérarchie dans le MP3 (qui est au coeur de pratiques documentaires et mémorielles) qu’une hiérarchie essentiellement binaire (et que pourrait-elle être d’autre?) sur le mode du « oui, tout de suite / non, plus jamais » parfois traversée par du « accidentellement et par hasard ». Est-ce que cette mémoire-ci, cette architecture, cette pratique, sont compatibles avec l’être humain? Jusqu’à quel point pouvons-nous mimer les appareils sans nous faire mal?
Ca n’a aucun lien, mais je viens de découvrir cette mention « ARHV a fermé le 9/11/2009 » sur l’autre site. Du coup, j’ai beaucoup de retard dans mes lectures ! Peut-être faudrait-il rendre cette mention plus visible. Mais peut-être suis-je le seul à avoir attendu le billet suivant aussi patiemment.
@Tiphaine: On ne change pas d’habitude culturelle d’un coup de baguette magique. Les générations qui ont appris la thésaurisation vont simplement changer de support. Mais du côté des plus jeunes, c’est le web dans les nuages qui est la règle, et la collection l’exception. A quoi bon s’imposer un effort de gestion si ce qu’on désire est toujours disponible? Je ne dis pas que les digital natives n’auront pas le besoin ponctuel de recourir à l’appropriation, en particulier pour tous les contenus hors consensus, mais le processus qui est en marche est celui du désengagement.
Raisonner sur les enregistrements musicaux, qui sont LE cas historique le plus structuré, depuis le début du XXe siècle, de l’appropriation privée, représente évidemment un biais. Comment avons-nous géré la radio avant la cassette, la télévision avant le magnétoscope, le cinéma avant la VHS? Sinon en se fiant à notre mémoire – pas le choix! – et en oubliant beaucoup… Le besoin de la disponibilité des contenus n’est pas si grand que l’industrie culturelle voudrait nous le faire croire. Nous avons en réalité une grande capacité d’adaptation à des situations diverses.
@JB: Bienvenue sur Culture Visuelle! Les derniers billets d’ARHV annonçaient clairement le déménagement…
Pour une séance de rattrapage, consultez Glab, l’agrégateur de l’Atelier des icônes et du bloc-notes Totem (67 billets tout de même depuis le 9 novembre, on ne chôme pas 😉
@ André
je vous suis plutôt, sauf sur la disponibilité permanente. Ben non, il n’y a pas de disponibilité permanente sur ce type de données. Et je ne parle pas de disques durs en panne ou de changement de langage (même si on ne devrait pas minimiser ça: tiens, quand je pense au paquet d’images et textes que je ne pourrais jamais plus consulter à titre de souvenirs parce qu’ils sont sur des Syquests!), mais juste du fait que nous nous retrouvons dans une logique d’avoir de la mémoire pour notre mémoire. Combien de liens morts sur internet, de pages qui survivent sans sites, etc. Tiens, un exemple bête: j’ai un compte myspace, que j’ai ouvert avec une adresse dédiée, pour ne pas surcharger ma boîte « officielle » de spams. Bon, et bien, je ne connais absolument plus les identifiants de cette adresse, tant et si bien que le jour où j’oublie mon mot de passe (car je fréquente de moins en moins cette page), adieu veau, vache, cochon. Et je considère que sur cette page, il y a des souvenirs. Mais qu’en faire? Cette page parle toujours au présent et conserve tout (et c’est une des raisons de mon désintérêt, la gestion physique de cet entonnoir de conservation), elle hiérarchise sur le mode de la dernière chose arrivée est la dernière chose retenue. Je serais ravie d’en extirper ce que je considère être des souvenirs, mais voilà, comment donc organiser la mémoire dans les réseaux sociaux? Alors peut-être que des formules comme Pearltree sont plus efficaces?
Si l’on ajoute comme tu le fais à l’effacement de la psychanalyse (tu n’as pas dit ringardisation, mais presque…) la dissémination des images privées dans les nuages de l’Internet (mais pas celles qui seraient hors-normes, je note…), on devine en effet que tout un pan de notre rapport à l’histoire s’effondre.
A juste titre ou peut-être par un déplacement un peu outré me viennent alors en écho d’autres débats à propos de la Fin de l’Histoire. Et je me laisse alors aller à ce parallèle entre la photographie apparue au 19è avec la constitution de Etats-nation, avec sa force testimoniale qui a généré tant d’autels ici et ailleurs, et la situation du moment marquée par la remise en cause des territoires ete des frontières. Tiens, j’irai même jusqu’à dire que Google Earth remplit peut-être le rôle qu’ont pu jouer, à leur époque, Albert Kahn et les frères Lumières dans le registre de la représentation du monde.
Il me semble essentiel de faire un lien vers ce billet de rebond qui dissèque l’écran vide, ce faux autel photographique : http://culturevisuelle.org/viesociale/390
…Ainsi que vers l’excellente synthèse par Hubert himself:
http://www.internetactu.net/2010/01/20/comment-consultons-nous-les-images/
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