Mise en ligne le 15 décembre dernier, beaucoup citée depuis, la vidéo « The Known Universe » a déjà été visionnée plus d’un million de fois. Proposée par l’American Museum for Natural History pour l’exposition « Visions of the Cosmos. From the Milky Ocean to an Evolving Universe » (Rubin Museum of Art, NY), cette séquence s’inscrit dans la lignée des icônes métamorphiques, dont la « marche du progrès » fournit un exemple canonique. Sur le mode d’un zoom arrière et retour, elle dessine une promenade jusqu’aux confins de l’univers, en situant dans le temps et dans l’espace un ensemble d’informations qui synthétisent l’état présent des connaissances astronomiques.
Le modèle de cette séquence est le génial « The Powers of Ten« , réalisé en 1977 pour IBM par les designers Charles et Ray Eames, longtemps projeté dans tous les musées des sciences du monde. Ce film exemplaire propose une figuration rigoureuse de la vieille méditation pascalienne des deux infinis, qui recourait déjà, par la narration, au même principe d’un rapide déplacement d’échelle.
« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et plaine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. (…) Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné. » (Blaise Pascal, Pensées, 1670)
Même amputée de son volet microscopique, la mise en relation accélérée d’un repère à l’échelle humaine avec une proportion incommensurable produit cet effet de vertige mental que recherchait Pascal. Un effet propice à la réflexion sur la relativité des choses, dont on peut retrouver aujourd’hui la trace dans les réactions que suscite le film de l’American Museum for Natural History (ainsi tigerboy67: « In the face of this vastness, what am I? Nothing. What are you? Nothing. What is everything human beings have ever thought or accomplished? Almost Nothing. What do our religions mean? Nothing. What do we know? Next to nothing. Nothing at all.« )
Face aux icônes traditionnelles du photojournalisme, de telles images ne suscitent habituellement qu’une attention distraite. Pourtant, de Men in Black à Google Earth, on retrouvera de nombreuses traces de l’effet de zoom de « Powers of Ten » dans la culture populaire. Citations qui attestent que la puissance d’évocation et l’apparente évidence de ces constructions visuelles, appuyées sur l’autorité de la science, contribuent abondamment à forger notre compréhension du monde (via Patrick Peccatte).
4 réflexions au sujet de « Fabrique du vertige »
L’expérience de pensée proposée dans le film de l’AMNH insiste bien sur le fait que ce voyage aux confins de l’Univers est aussi un voyage dans le temps. Ainsi, les distances sont données en années-lumière, et au point de rebroussement le titre affichée est « And now back to the present ». Autrement dit, si l’on imagine une petite incrustation affichant l’état de la Terre lors de ce voyage de retour depuis les confins de l’Univers (donc depuis son origine) jusqu’au temps présent, on assistera successivement à la création de la Terre, à l’apparition de la vie, à l’apparition des hominidés, à l’évolution de l’homme. Bref, on retrouve la « marche du progrès »…
En observant les films, j’ai quelque doute sur le fait que les deux aient le même but. Par rapport à « Powers of 10 », c’est vrai que la sequence se rapproche d’une description visuelle des deux infinis de Pascal: le fait que l’axe de déplacement soit une ligne droite perpendiculaire à la terre accentue le sens de « vertige », l’absence de didascalies descriptives (exception faite pour les échelles) nous plonge dans un voyage vers l’ « inconnu ».
En ce qui concerne « The Known Universe », le point de vue se déplace continuellement autour de la terre, sans suivre une axe précise; les objets, visuellement très simples à reconnaitre, sont décrits par des discalies (« la terre », « les satellites », etc.). Arrivés à une limite bien marquée par une sphère bleue (« our cosmic horizon in space and time », c’est-à-dire, la limite de l’univers « connu ») on replonge vers la terre (« and now…back to our home »).
Cette séquence me fait en somme plus penser à une balade tranquille dans son propre jardin qu’à un voyage vertigineux, et le titre « The Known Universe » est à ce propos très parlant. Le but de la séquence ne me semble pas celui de produire un vertige mais plutôt celui de nous donner le sentiment de vivre en sécurité au milieu d’un univers « dompté » par la connaissance scientifique.
Pour faire suite à mon message précédent, le lien entre « The Powers of Ten » et la « marche du progrès » :
« Paleontological Powers of Ten: Issues of Scale in Paleoecology »
http://paleobiology.si.edu/ete/eteEvent.html
@Valentina: Les deux films n’ont clairement pas le même objectif démonstratif. C’est leur principe illustratif qui permet le rapprochement (de même qu’avec une image encore plus éloignée thématiquement, comme la marche du Progrès).
Cela dit, si « The Known Universe » n’était qu’une simple promenade cosmique de vulgarisation scientifique, à quoi bon le retour accéléré vers la Terre en deuxième partie de séquence? Il y a bien là le recours à un effet de style, une figure rhétorique visuelle, celle du zoom arrière-avant, qui est exactement celui que sollicite Pascal. Comme je l’explique ci-dessus, l’analyse des réactions prouve que cet effet vertigineux produit bien des effets similaires, ceux d’une méditation sur les fins dernières et sur la petitesse de l’homme.
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