La posterisation d’Arthur Rimbaud

1-2. Carjat, portraits de Rimbaud, octobre 1871.

Le libraire Jacques Desse a publié récemment dans la revue Histoires littéraires (n°57, janvier-mars 2014), la reproduction de deux versions des portraits de Rimbaud par Carjat, provenant des archives de Paul Claudel: un portrait-carte, tirage d’époque, légué par Isabelle Rimbaud à Claudel (fig. 1); une reproduction exécutée vers 1912-1916 du portrait le plus célèbre, qui montre le carton entier et suggère que l’épreuve était un portrait-carte de même format que le premier (fig. 2). Il s’agit vraisemblablement de l’image la plus proche de l’original perdu.

Outre qu’ils confirment, par la similitude du costume, de l’éclairage, de la coiffure et des formats, que les deux portraits sont issus de la même séance de pose, datée d’octobre 1871, en présence de Verlaine, ces documents permettent de comprendre que le problème principal de l’iconographie rimbaldienne n’est autre que l’accumulation de copies d’originaux en mauvais état, pâles, pauvres en détail, et donc volontiers corrigés par une accentuation du contraste ou de légères retouches (voir ci-dessous).

3-4. Copies du portrait de Carjat (musée Arthur Rimbaud). 5. Gravure de Thomas Blanchet d’après Carjat, 1884.

Reproduite dès 1884 par l’intermédiaire d’une gravure de Thomas Blanchet (fig. 5) en illustration des Poètes Maudits, la photographie de Carjat fournissait à l’évidence un prototype tout désigné pour la construction de la mythologie rimbaldienne. Le photographe a en effet composé un portrait « à la Byron », inspiré de la pose bien connue du poète anglais dans la version gravée par Edward Finden d’après Sanders, qui figure en frontispice de l’édition posthume de l’œuvre en 1848 (fig. 7). Avec le regard perdu vers les lointains, signe de l’intériorité et de la puissance intellectuelle, la posture du héros romantique se manifeste par un “effet décoiffant”, stéréotype que l’on retrouve également sur le portrait de Chateaubriand par Girodet (fig. 8), et qui suggère la liberté et l’anticonformisme.

6. George Sanders, portrait de Byron, huile sur toile, 1809. 7. Edward Finden, gravure d’après le précédent, 1840. 8. Girodet, portrait de Chateaubriand (« Un homme médite sur les ruines de Rome »), huile sur toile, 1809.

Atténuant notamment la fossette au menton caractéristique de la physionomie de Rimbaud, les générations successives de copies, encouragées par le succès posthume de l’œuvre, ont produit une imagerie autonome du poète adolescent, plus séduisante parce qu’idéalisée, au point que l’identification de Rimbaud sur une photographie de groupe a fait l’objet en 2010 d’une controverse passionnée, attestant qu’il n’y a pas de consensus sur les traits de son visage [1]Voir à l’inverse l’identification bien acceptée de la présence de Baudelaire sur une photographie, alors que la partie concernée est floue: « Orsay choisit un accident … Continue reading.

L’effacement du modelé par altération des supports ou par copies successives n’est pas un problème qui attire habituellement l’attention des spécialistes. Le cas Rimbaud montre pourtant que ce processus discret peut avoir des effets considérables. Cette atténuation produit un résultat équivalent à l’usage d’un fort éclairage pour cacher les défauts du vieillissement, ou encore à un lifting.

On peut comparer ce traitement à la simplification qu’opère le passage au poster de la photographie du Che par Alberto Korda, autre héritier lointain de la figure byronienne (fig. 10). Par l’abandon des détails du modelé, la posterisation transfigure et embellit le visage du héros. Cette idéalisation flatteuse est la clé du succès de ces images devenues stéréotypes, le secret bien caché de la transformation d’un portrait en icône. (Accessoirement, cette perte d’informations relativise les conclusions de l’expertise biométrique récemment effectuée, sur la base d’une iconographie rimbaldienne en majeure partie fictive ou interprétée.)

9. Alberto Korda, portrait de Che Guevara, 1960. 10. Affiche « Guerrillero heroico », s. d.

Notes

Notes
1 Voir à l’inverse l’identification bien acceptée de la présence de Baudelaire sur une photographie, alors que la partie concernée est floue: « Orsay choisit un accident photographique« , 18 mars 2014.