Le selfie, image iconoclaste

Il semble étrange aujourd’hui que des américains adultes aient pu, il y a cinquante ans, considérer sérieusement les chansons des Beatles comme de dangereuses manifestations d’irrévérence. A l’instar de Jean-François Copé s’offusquant d’un bien innocent livre illustré, la perception d’un manquement aux normes sociales dépend surtout de l’idée qu’on se fait de cette norme.

L’indignation et les sarcasmes qui ont accueilli un autoportrait non moins ingénu, réalisé par un jeune journaliste du Monde, tout heureux de se retrouver dans le Salon ovale en présence de Barack Obama et de François Hollande, sont là aussi des indicateurs de puissants réflexes normalisateurs, qui semblent trouver avec le selfie une source d’irritation toujours renouvelée.

On s’en souvient, les premières discussions marquantes qui ont fait émerger le genre sur la scène médiatique en 2013 furent alimentées par deux collections d’images sur Tumblr, Selfies at Serious Places et Selfies at Funerals, dont les choix thématiques mettaient en avant la rupture d’une norme implicite. Pour autant qu’on considère l’autoportrait ludique comme une activité futile, sa mise en œuvre dans des situations qui imposent en principe le respect aux participants le fait apparaître comme la manifestation comique d’un manque de maîtrise de la règle sociale.

Extraits de Selfies at Serious Places et Selfies at Funerals.

Le magnifique selfie de Thomas Wieder avait évidemment tout pour chatouiller les vertueux. Outre sa localisation dans l’un des lieux de la plus haute sacralité, équivalent de Saint-Pierre de Rome au Moyen-âge, l’esquisse de sourire mal assuré du journaliste au premier plan, le geste de rappel à l’ordre de l’officier de sécurité au second plan, sans oublier Barack et François en témoins impuissants de la rupture de protocole, en font assurément un des chefs d’œuvre du genre. Son commentaire sur Twitter puis sur 20 Minutes, largement relayé, ont rapidement calé son interprétation comme un dérapage « touristique », témoignage d’un « manque de sérieux » des journalistes français.

La circulation rapide d’informations à partir des images connectées des témoins d’un événement n’a plus rien qui puisse surprendre. La semaine précédente, Twitter et petits journaux avaient fait leurs délices des photos d’hôtel des journalistes débarquant à Sotchi pour les Jeux olympiques d’hiver, qui venaient confirmer tous les stéréotypes russophobes.

La réception diamétralement opposée des selfies de Washington démontre une interprétation tout aussi conventionnelle, principalement appuyée sur le respect dû au saint des saints états-unien, où le président français était précisément venu essayer d’inverser la courbe d’une popularité déclinante.

Le ridicule n’est pas une mesure objective. Alors que pour les réactionnaires pratiquants, Tous à poil est le comble de la dépravation, pour beaucoup d’autres, c’est Copé qui a touché le fond de la turlupinade. Pour ma part, je n’accorde qu’une considération limitée aux rencontres protocolaires de chefs d’Etat, héritières des visites royales, qui ont toujours suscité plus d’attention médiatique que de véritable intérêt de la part du public – pour ne rien dire de leur (in)utilité politique. Ayant épinglé en son temps le pauvre Askolovitch, accompagnateur accrédité de l’ex-président Sarkozy aux USA, sincèrement convaincu d’avoir tutoyé l’Olympe et entraperçu les mystères qui gouvernent le monde, j’avoue qu’il me paraît plus ridicule de prendre au sérieux cette parade diplomatique que de lui appliquer le traitement appropriatif de la photo touristique.

Tel n’est pas l’avis d’une bonne partie des commentateurs, qui continuent à voir dans la photographie l’héritage des icônes pieuses récompensant les catéchumènes méritants. Sois poli, dis bonjour et merci, tiens-toi droit – en un mot, sois sage comme une image. D’autres ont bien compris que le monde a changé, et que c’est aujourd’hui par le selfie que circule le message joyeusement iconoclaste du renversement des hiérarchies les plus solides. Maman, je suis dans l’image! Par la magie inclusive de la photo touristique, les grands sont déshabillés de leur gloire, Barack et François se retrouvent figurants de l’apothéose de Thomas. Non, le selfie n’est pas sérieux, et c’est plutôt une bonne nouvelle!

16 réflexions au sujet de « Le selfie, image iconoclaste »

  1. Je n’ai rien contre le fait que ce journaliste ait pris cette photo – l’occasion était trop belle et, même pour lui, exceptionnelle. Je suis plus réservé en revanche sur le fait qu’il la diffuse aussitôt car, ce faisant, il use de son crédit de journaliste pour donner à cette image une diffusion que n’aurait pas eu un simple souvenir personnel adressé à ses proches. Ce double jeu me gêne. Ses collègues du Monde ont volé à son secours pour expliquer que c’est un journaliste très sérieux dont les reportages sont toujours rigoureux, y compris ceux qu’il a publiés depuis sur le voyage officiel de François Hollande aux États-Unis. Je n’en doute pas. Sauf qu’ici, il diffuse son selfie de touriste en goguette avant toute forme d’analyse de la situation (qui pourrait d’ailleurs porter sur l’artifice d’une telle rencontre de chefs d’État dans le saint des saints de la Maison Blanche). Cela ne nous apprend rien et ça fait passer le divertissement avant le job. Mais peut-être qu’il faut ce genre d’inversions pour rendre le Monde plus sexy, plus fun.

  2. Ce qui nous apprend beaucoup en revanche, ce sont les réactions des uns et des autres face à cette image – un processus de projection que tu connais bien et auquel tu es attentif depuis longtemps….

  3. Cher André Gunthert,

    Je suis de ces obscurs indignés et sarcastiques qui ont vu dans le selfie de TW autre chose qu’un truc un peu potache d’un grand professionnel ayant bien le droit de se relâcher de temps en temps, compte tenu de l’immense qualité de son travail et de l’extrême dureté des conditions dans lesquelles il l’exerce – si j’en crois son papa montant en ligne pour relativiser les choses …

    Ce qui m’a gêné, c’est un peu de l’ordre dece que vous disiez en 2008 en tout début du papier que vous citez aujourd’hui (le pauvre Askolovitch) avec ces mots : « moment pathétique », « perdre pied avec le réel », « moment où tout échappe », « préférer se réfugier dans la fiction »…
    Ce qui m’a gêné, ce n’est pas le selfie en tant que tel, c’est de constater qu’il n’était qu’un des éléments de la mise en scène immédiate et permanente, assez obscène et régressive, de soi-même dans la page FB de ce journaliste. Quelle confusion des genres (« je shoote mes plateaux repas ET mes accréditations auprès de grands de ce monde » ; « moi à Washington ET moi à l’Ile de Ré », « moi avec Barack ET moi avec mes copines ») et des sphères privée, publique et professionnelle, non ?
    Quel contentement de soi totalement décomplexé. Accessible à tous. Sinon, où serai le plaisir ?

    Et maintenant, l’histoire de Jean-Pierre, 22 ans, agent de sécurité en intérim dans le 93.
    Cette semaine, on l’envoie pour la journée, à Courbevoie, pour un truc genre Assemblée générale d’actionnaires ou Conseil d’administration, il ne sait et de toutes façons, il ne fait pas la différence. Il s’agit de scanner des badges et de surveiller une issue de secours déverrouillée pour l’occasion.
    En fois sur place, là, sur l’estrade, il voit qui ? Le gros moustachu de Total, celui avec un nom de noble, vu au 20 heures de TF1 la veille pour annoncer les résultats de son groupe. Hop, ni une ni deux, en discrétion, deux trois selfies avec le gus en arrière plan, dont un avec, c’est vrai, un geste un peu, comment dire ? Obscène ? Anti système ? Et puis après, quelques autres avec Kévina, une fille assez cool (les selfies faits avec elle le sont aussi d’ailleurs, sur l’estrade, à l’occasion de la pause déj’ des grosses légumes…). Une fois rentré chez lui, re hop, ni une ni deux : sur sa page FB, pour les potes, la famille, quoi ! Et puis auusi pour Kévina, hein.

    Que croyez-vous qu’il arriva le lundi suivant quand JP appela son agence d’intérim pour avoir ses missions de la semaine ?
    Pas un truc fun et sexy, c’est sûr. Plutôt un truc à base de « savoir garder sa place », « confiance trahie », « manque de professionnalisme », « image de l’entreprise », « vulgarité », etc. Oui oui, c’était la première bévue, après des centaines de missions. Mais, non, c’est plus possible, hein ?
    Quel con ce JP !
    Faut dire aussi, vu d’où il vient, hein, fallait pas s’attendre à grand chose, non ?

  4. Sois poli, dis bonjour et merci, tiens-toi droit – en un mot, sois sage comme une image. Crains Dieu et ton patron, qui ont tout pouvoir sur toi. Sache rester à ta place, humble et modeste, comme il sied à ton rang. Ne murmure ni ne conspire, baisse les yeux, aime Jésus, aie du zèle et repens-toi.

  5. Le selfie iconoclaste défiant les conventions admises et diffusant le message du « renversant les hiérarchies les plus solides ». Pourquoi pas après tout. Mais sans programme, sans théorie, en comparaison de tous ces artistes d’avant-garde, souvent marqués idéologiquement, et qui ont rêvé par leurs pratiques de confondre joyeusement l’art et la vie comme par exemple un John Cage (un mouvement qui a échoué c’est sûr ou qui a été récupéré et parfois banalisé par la suite). C’est peut-être ça la force aujourd’hui de ces images à la fois individuelles mais partagées en masse et donc non élitistes. Mais bon, tout va très vite, classer les meilleurs selfies c’est déjà entrer dans un processus de normalisation…

  6. O subversion…
    Un petit journaleux croit se faire valoir en montrant sa tronche lors de ce qu’il essaie de nous faire prendre pour un Grrand Evénement Planétaire; il aurait sans doute fait la même chose devant le Grrand Evénement Planétaire qu’est l’arrivée d’un ballon au fond d’un filet de foot.
    De quoi disserter, non sur l’insondable profondeur de la connerie humaine, mais sur la Subversion inhérente à un tel geste?

  7. J’aime beaucoup l’image. C’est une mise en abîme du hors-champ beaucoup plus fascinante que le selfie usuel qui vaut habituellement plus par le genre auquel il appartient que par ce qu’il représente et la façon dont il le représente.

  8. Une belle mise en abyme, en effet (ne vous penchez pas trop sur l’abîme si vous êtes, comme la nature, sujet au vertige de l’horreur du vide!)

    Une belle, quoiqu’involontaire mise en abyme du vide du journaleux « d’information » croyant se faire valoir dans sa proximité circulaire et sa mise en valeur du cirque destiné aux media « d’information »…
    Le vide est partout sur l’image, c’est en cela qu’elle mérite de devenir emblématique », mais je n’y ai pas vu de hors champ.

    Un autre exemple ici (coïncidence ?)
    http://culturevisuelle.org/parergon/archives/2024

  9. Le hors champ, c’est tout le cirque qui accompagne la rencontre solennelle de deux chefs d’état pour la presse et que l’on ne voit généralement pas.
    Le hors champ est codifié. L’exercice nous présente normalement une meute de photographe se bousculant pour avoir le meilleur angle.
    Ce genre de chose http://image.toutlecine.com/photos/d/o/u/douceur-de-vivre-1960-44-g.jpg
    Les photographes sont tournés en dérision, mais leur présence souligne l’importance que l’on devrait accorder à l’événement.
    Dans les réactions négatives suscitées par cette photo, il y principalement le reproche qui leur est fait de ne pas tenir la place qui devrait être la leur dans le jeu de rôle que sont ces rencontres. Que ce soit par l’intérêt qu’ils portent aux deux Présidents, ou par le cadrage qui est comme un pied de nez à tout ce qui a pu être dit ou écrit sur la composition d’une image.

  10. « l’importance que l’on devrait accorder à l’événement »… tiens, qui est l’auteur / le responsable de cet impératif ?

    Contrairement au cinéma où le hors champ est manifesté par la bande son, par ce que l’on a vu précédemment, à la rigueur par ce qui sera visible ensuite, il n’y a pas en général de hors champ dans une photo (sauf légende indissociablement liée à l’image, mais on sait ce que ça pèse concrètement, coco…) A moins de baptiser « hors champ » tout le contenu de la cervelle de celui qui regarde la photo, évidemment!

    Le cirque ici occupe tout le « champ », c’est ce qui fait l’intérêt de l’image. Elle serait tout aussi intéressante (et mériterait des éloges à l’auteur!) si elle avait été prise par un photographe présent et soucieux de la composition de son image, ce qui réduit au néant son inscription dans le tic de langage visuel « selfie ».

  11. “l’importance que l’on devrait accorder à l’événement”… tiens, qui est l’auteur / le responsable de cet impératif
    Ceux qui paient les photographes pour qu’ils soient présents sur un évènement. Ca m’a déjà arrivé d’être engagé par des clients qui ne m’ont pas demandé les photos. La présence de photographes sur un supposé évènement, c’est comme un label sur un poulet. Une garantie pour les spectateurs/consommateurs.

    Le hors champ au cinéma, c’est un peu plus vaste que la bande son. En photo, en gros c’est ce que l’on verrait si on était à la place des personnes photographiées.

    Je pense que l’auteur de ce selfie était très soucieux de la composition de son image. On a tout, Obama, Hollande, le photographe, les journalistes, la déco. Par contre je suis d’accord que ça n’a rien à voir avec ce qu’un photographe professionnel juché sur un escabeau ou à bout de bras pour avoir le’même point de vue aurait fait. C’est quand même ça qui fait l’intérêt de cette image me semble-t-il. 🙂

  12. Le hors champ existe évidemment en photo, puisque l’opération de prise de vue impose par définition un champ. Traditionnellement, cette délimitation exclut le dispositif, sauf cas particulier d’exercice réflexif, comme l’autoportrait ou la mise en scène de l’exposition médiatique (qui a déjà fait l’objet de plusieurs discussions sur ce blog, voir notamment: « Cannes ou la visibilité au carré« , « La photographie, monument de l’expérience privée »). La réflexivité du selfie, qui vise la manifestation du caractère autoproduit de l’image, fait partie des critères définissant le genre (voir « Viralité du selfie, déplacements du portrait« ).

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