Viralité du selfie, déplacements du portrait

Le selfie, c’est entendu, est un sujet oiseux. Ne s’agit-il pas d’un mot anglais? Et « self » ne veut-il pas dire: « soi-même »? Traduction express: photo de soi, célébration du narcissisme, pouah! Sans compter que les selfies sont produits avec ces maudits smartphones qui nous empoisonnent la vie, et diffusés par ces réseaux sociaux qui sont le repaire des adorateurs du vaudou numérique. En un mot, un comble de technologie futile et niaise, un symbole de tout ce qui peut exciter un réactionnaire bon teint.

Ces jugements agacés en disent plus sur leurs auteurs que sur les images elles-mêmes. Plusieurs articles critiques du phénomène « selfie » ne comportent pas une photographie, encore moins une analyse de contexte [1] Sherry Turkle, « The Documented Life« , The New York Times, 15 décembre 2013.. A quoi bon, puisque les fantasmes suffisent?

1. Infographie "The Selfie Syndrome. How social media is making us narcissistic" (détail), 2013.


La photographie « amateur », outil de l’autoreprésentation

Cela fait 175 ans qu’on porte sur la photographie un regard distrait. Pas celle de la cimaise ou de la page imprimée, faite par des acteurs légitimes et scrutée par la critique, mais celle de tous les jours, qu’on fait sans y penser. La photo telle qu’elle a été inventée, non pour ajouter un art subsidiaire à la liste des Muses, mais pour donner à chacun la capacité de produire ses propres images. Ne sait-on pas d’avance tout ce qu’il y a à savoir à son propos?

Pourtant, faute de la considérer, nous ne connaissons pas grand chose de cette photo ordinaire, réduite à quelques schémas expéditifs [2]Parmi les rares approches plus attentives à la complexité de la photographie ordinaire, on peut notamment citer: Richard Chalfen, Snapshot. Versions of Life, Bowling Green, Bowling Green State … Continue reading. « Selfie » n’est qu’un mot. Mais la pratique à laquelle il renvoie dessine pour la première fois un territoire distinct dans l’aire confuse de la photo dite « amateur », privée, familiale ou vernaculaire (autant de termes peu satisfaisants, auxquels je préfère substituer l’expression de photographie autoproduite).

Et pas n’importe quel territoire. S’appuyant sur une histoire des progrès techniques du portrait, Gisèle Freund proposait dès 1936 de penser la signification historique de la photographie comme l’accession de larges couches de la société à une plus grande visibilité sociale [3] Gisèle Freund, « Les précurseurs », La photographie en France au XIXe siècle (1936), Paris, Christian Bourgois, 2011..

L’analyse de Freund décrit la photo essentiellement comme un outil de représentation de soi. Baudelaire l’avait perçu de la même manière, et entonnait dès l’époque daguerrienne le même air que nos modernes détracteurs de selfies: «La société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent [4] Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie » (Salon de 1859), Etudes photographiques, n° 6, mai 1999.

L’un et l’autre avaient raison. A l’opposé de l’imagerie descriptive que l’on demande aux professionnels de produire, en se mettant eux-mêmes en retrait, à quoi pourrait bien servir la photo autoproduite si ce n’est à enregistrer nos bribes d’histoire, c’est à dire à produire des images de nous?

2. Jacques Henri Lartigue, page d'album, Royan, 1924 (Donation Jacques Henri Lartigue).

Si la photo est, comme l’explique Freund, cet outil qui donne accès à une visibilité jusque là refusée, de quoi la photographie dite « amateur » pourrait-elle être le miroir, si ce n’est de nous? Et à quoi servirait la technique photographique, qui nous confère la capacité de produire nos propres images, si ce n’est à exécuter nous-mêmes notre propre portrait?

On peut qualifier de narcissique cette pratique, mais alors il faut dire clairement, dans la tradition baudelairienne, que la représentation doit être réservée aux héros, à l’élite de la société, qui seule mérite ce privilège: hommes d’Etat, généraux, chefs d’entreprises, notables, artistes… Comme autrefois le catéchisme enjoignait la modestie aux petites gens, ceux qui qualifient d’amour exagéré de soi l’auto-représentation ne font que camoufler sous une psychologie de comptoir leur vision de classe d’une hiérarchie sociale immuable.

Tout le monde a le droit à son image. Et l’histoire privée est toujours plurielle. Il est en réalité burlesque d’associer Narcisse, qui n’avait d’yeux que pour son miroir, à la pratique de l’image autoproduite, qui est fondamentalement un acte social. Pourquoi commence-t-on à utiliser l’outil photographique lors de la formation d’un couple ou d’une famille, si ce n’est parce que l’image sert de support à l’écriture d’une histoire partagée? Pourquoi produit-on si peu de photos lorsqu’on vit seul, si ce n’est parce qu’on n’a personne à qui les montrer? La pratique photo dite « amateur » est proportionnelle à l’activité sociale, familiale ou amicale, et participe activement à renforcer les liens entre membres d’un réseau.

3-5. Autophotographie multiple (Londres, Rio de Janeiro, Rome, 2009-2012, photos AG).

Comme l’ont bien noté Joëlle Menrath et Raphaël Lellouche, le selfie s’exécute souvent à plusieurs [5] Joëlle Menrath, Raphaël Lellouche, « Le Selfie, portrait de soi narcissique ou nouvel outil de construction identitaire?« , Observatoire de la Vie Numérique des Adolescents, 27 novembre 2013.. Narcisse aurait-il admis quelqu’un d’autre que lui dans l’image? La définition de l’autoportrait repose sur la coïncidence de l’auteur et du sujet du portrait. Peut-on parler d’autoportrait si l’un seulement des modèles appuie sur le bouton?

Le selfie, portrait d’occasion

La bonne question serait plutôt: le selfie est-il un autoportrait? Il faudrait, pour y répondre précisément, se lancer dans une vaste discussion sur l’histoire et la nature du portrait [6]On se reportera notamment aux synthèses proposées par Edouard Pommier, Théories du portrait. de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998; Adeline Wrona, Face au portrait. De … Continue reading. En résumé, le portrait est un genre qui a plusieurs usages. Mais celui auquel on pense prioritairement lorsqu’on utilise ce terme est sa visée de « présentation de soi », sa fonction identitaire.

6-29. Sélection d'images de profil parmi mes contacts Facebook, décembre 2013.

Les avatars des réseaux sociaux nous montrent abondamment que l’image que nous choisissons pour nous représenter n’est pas nécessairement celle à laquelle nous réduit l’identification policière – notre physionomie. Portrait d’acteur ou d’actrice, animal totémique, tableau, masque, affiche, détail corporel, etc.: comme un blason, comme un jeu, on peut retenir à peu près n’importe quelle image pour lui faire dire qui nous sommes (voir ci-dessus). Un portrait n’est pas seulement un buste, qui n’est que la forme la plus traditionnelle de la présentation de soi: il est une déclaration publique qui porte le message de notre revendication identitaire.

Le selfie comporte au contraire toujours la manifestation de la présence de l’auteur de l’image. Il peut servir d’avatar, mais il est globalement peu utilisé comme support identitaire. Il faut dire qu’il produit souvent une présentation de soi peu flatteuse. Lorsqu’il est réalisé dans les règles, avec un smartphone tenu à bout de bras, l’objectif grand angle déforme le visage. A défaut d’un contrôle efficace du cadrage, la composition comporte le plus souvent une dimension aléatoire. En situation, cette figuration peut avoir un effet comique qui donne de l’intérêt à l’image, mais qui ne peut pas forcément être partagée avec le plus grand nombre ni assumée comme représentation publique.

30. Alain François, "Autoportrait du jour: Le selfie type", novembre 2013 (courtesy Alain François). 31-32. André Gunthert, selfies, 2013.

Mon ami Alain François m’a aidé à mieux distinguer entre autoportrait et selfie. Praticien de l’autorepresentation, sous ses formes écrites ou visuelles, Alain s’est essayé à l’image de soi avec smartphone (voir ci-dessus, fig. 30). Mais dans son cas, la dimension intemporelle, la neutralité de l’autoreprésentation, le soin du cadrage et l’éloignement du sujet évoquent immédiatement la tradition de l’autoportrait pictural.

Ce qui caractérise le selfie, c’est au contraire la forte composante occasionnelle, l’inscription dans un contexte ou une situation, ainsi que la relative impréparation, manifestée par les défauts formels, comme un cadrage incertain ou la déformation des perspectives.

La tradition à laquelle il se rattache le plus directement est celle de l’autophotographie touristique, où il s’agit d’inclure la présence des acteurs du voyage dans le contexte d’un site connu (voir ci-dessous). On peut noter à ce propos la fluidité des pratiques, qui place sur un même plan autophoto simple ou automatisée (par l’intermédiaire d’un retardateur), photographie d’un groupe par un de ses membres, voire prise de vue par un tiers, du moment que la camera utilisée est celle d’un des membres du groupe.

33-35. Venise, autophoto touristique: un jeune homme photographie son amie devant le pont des soupirs, puis demande à un passant de les photographier tous les deux; un autre groupe s'autophotographie au smartphone (2013, photos AG).

Une variante du genre consiste à profiter de la présence d’une célébrité pour se photographier ou se faire photographier à son côté. Les versions parodiques de cette pratique, comme celle du Tourist Guy, l’un des plus anciens mèmes du web, suggèrent de la décrire comme une opération d’inclusion, qui utilise l’apparence visuelle comme une attestation de présence (« J’y étais »). Le selfie typique requiert donc trois éléments: la présence au moins partielle de l’auteur, une situation identifiable pour le(s) destinataire(s), et la manifestation du caractère autoproduit de l’image, par le biais de défauts devenus traits stylistiques.

36. Fabio M. Ragona, autophoto aux côtés du pape François, 29 aout 2013 (Twitter). 37. Roberto Schmidt, prise de vue d'une autophoto au smartphone par la première ministre danoise Helle Thorning-Schmidt aux côtés de Barack Obama et David Cameron lors de la cérémonie d'hommages à Nelson Mandela, 11 décembre 2013 (AFP).
38-39. Anon., "The Tourist Guy" (photomontages), 2001.

Ces traits inscrivent le selfie dans la lignée de l’instantané sur le vif, un genre né à la fin du XIXe siècle, encouragé par les progrès techniques de la photographie, et reconnaissable par un choix de sujets qui manifeste leur rapidité et leur caractère occasionnel [7] André Gunthert, « Esthétique de l’occasion. Naissance de la photographie instantanée comme genre« , Études photographiques, n° 9, mai 2001.. Le selfie partage avec l’instantané l’héritage d’une esthétique du moment quelconque, mais aussi la caractéristique d’exhiber ses codes visuels de manière apparente dans l’image, créant ainsi une culture identifiable et reproductible.

Si le selfie peut être utilisé à des fins d’autodépiction, il déplace et renouvelle profondément le genre, en y introduisant de nouvelles composantes. Alors que la tradition du portrait pictural imposait des principes d’idéalisation nécessitant une préparation soigneuse, fidèlement transmis aux pratiques d’atelier, la photographie familiale fait évoluer la représentation des individus, et notamment des enfants, au cours du XXe siècle, en favorisant la prise de vue sur le vif [8] Irène Jonas, « Portrait de famille au naturel. Les mutations de la photographie familiale« , Études photographiques, n° 22, septembre 2008.. Mais il restait difficile de transposer sur le terrain de l’autoreprésentation ce désir d’authenticité. Le selfie résoud la contradiction qui opposait image de soi et instant accidentel, et accomplit la rencontre paradoxale du portrait d’occasion.

40. Studio Harcourt, portrait de Mélanie Laurent, 2008. 41. Anon., photographie familiale, 1986.

Au-delà du portrait: les usages connectés

Interrompre ici l’analyse serait pourtant une erreur. La photographie autoproduite comprend une part d’usages contextuels nettement plus ouverte que les formes institutionnelles. Ces usages, qui modifient la signification des images, ont connu une extension sans précédent depuis la révolution numérique, et plus particulièrement avec la photographie connectée. Pour en tenir compte, l’approche habituelle de la sémiologie déductive ne suffit pas. Il est nécessaire de se tourner vers une ethnographie des usages, qui nécessite une connaissance approfondie des contextes.

Dans ma propre collection d’autophotos, j’identifie par exemple des images qui pourraient passer pour des portraits, mais qui ont été réalisées dans un but utilitaire, sans aucune intention identitaire, comme un selfie envoyé à ma femme en sortant de chez le coiffeur, pour l’informer de la fin de la séance et lui permettre de juger de ma coupe (voir ci-dessus, fig. 31), ou un autre effectué pour vérifier l’effet d’une nouvelle paire de lunettes. La disponibilité du smartphone permet de l’employer ici à la manière d’un miroir augmenté.

A noter que l’intention première ne referme pas le domaine d’usage d’une image. Au contraire, dans la photographie autoproduite, son destin reste ouvert à un éventail de possibles qui pourront faire l’objet de décisions a posteriori. Ainsi le selfie du coiffeur se verra-t-il choisi dans un second temps comme image de profil sur Facebook, à la fois pour son aspect comique et pour le caractère déclaratif – cette fois pleinement identitaire –, d’une telle photo au titre de mon avatar public (en combinaison avec un détournement de Caspar David Fredrich par Kim Dong-Kyu).

42-43. André Gunthert, selfies conversationnels, juillet-septembre 2013.

De manière plus caractéristique, je trouve parmi mes selfies des photos exclusivement destinées à alimenter le dialogue avec mon réseau amical sur Facebook. Là encore, l’image d’un coup de soleil (fig. 42) ou d’une chemise non repassée (fig. 43, prétexte pour informer mes contacts de ma participation à un colloque) constituent des embrayeurs pour le jeu conversationnel plutôt que des autoportraits au sens classique du terme. Ces images peu académiques résistent à l’interprétation d’un regard non averti.

Il convient également de rappeler l’usage signalé du selfie dans le registre de la communication amoureuse et érotique. Cette forme ancienne – et particulièrement mal documentée – des applications privées de la photographie a connu elle aussi une progression explosive avec les outils numériques [9] Fred Pailler, « Pornographie, appareillage numérique et internet. Vers une culture sexuelle augmentée?« , Politiques des affects, 22 octobre 2013.. Plusieurs sites spécialisés attestent que le genre est identifié de longue date. Notons toutefois que la partie visible par l’intermédiaire des réseaux sociaux n’est probablement que peu de chose par rapport aux échanges protégés sur les messageries instantanées.

Pris comme une pratique indifférenciée, le selfie nous confronte à la présence insistante des visages. Pourtant, ces quelques remarques suggèrent qu’identifier portrait et physionomie, lorsqu’on ignore l’intention qui a présidé à la réalisation de la photo, relève d’un a priori culturel plutôt que d’une approche fondée. La recherche visuelle nous a habitué à déduire les usages de situations fermées. Mais les pratiques ordinaires sont à la fois moins connues et moins prédictibles. Leur analyse impose de poursuivre l’investigation au-delà des apparences.

Le selfie paraît un terrain propice pour tester les dynamiques de la culture populaire. Il permet notamment de compléter l’hypothèse de Gisèle Freund sur la démocratisation du portrait. Au-delà de la seule prise en compte de l’outil de production des images, c’est sa visibilité et sa valorisation culturelle qui confèrent à une pratique la reconnaissance nécessaire à sa diffusion.

44-46. Selfies de célébrités: Rihanna, Lindsay Lohan, Justin Bieber, 2013.

Si les réseaux sociaux ont contribué à ce travail, l’apport essentiel à l’identification du selfie comme genre a été son usage sur Twitter ou Facebook par quelques vedettes de la chanson et du cinéma. Mobilisée pour ses valeurs d’authenticité et d’intimité, la photo autoproduite offre aux fans un degré supplémentaire de proximité avec leur idole. Ces jeunes stars ont donc à la fois réutilisé un modèle issu des pratiques vernaculaires, et favorisé à leur tour sa dissémination, par l’intermédiaire des gazettes people en ligne. Attestant que cette visibilité a atteint un seuil critique, les réactions courroucées des vieilles barbes ne fait qu’inciter le plus grand nombre à participer au jeu.

Lire également sur ce blog:

Notes

Notes
1 Sherry Turkle, « The Documented Life« , The New York Times, 15 décembre 2013.
2 Parmi les rares approches plus attentives à la complexité de la photographie ordinaire, on peut notamment citer: Richard Chalfen, Snapshot. Versions of Life, Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 1987; et en français: Marin Dacos, « Le regard oblique. Diffusion et appropriation de la photographie amateur dans les campagnes (1900-1950)« , Études photographiques, n° 11, mai 2002.
3 Gisèle Freund, « Les précurseurs », La photographie en France au XIXe siècle (1936), Paris, Christian Bourgois, 2011.
4  Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie » (Salon de 1859), Etudes photographiques, n° 6, mai 1999.
5  Joëlle Menrath, Raphaël Lellouche, « Le Selfie, portrait de soi narcissique ou nouvel outil de construction identitaire?« , Observatoire de la Vie Numérique des Adolescents, 27 novembre 2013.
6 On se reportera notamment aux synthèses proposées par Edouard Pommier, Théories du portrait. de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998; Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Herrmann, 2012.
7 André Gunthert, « Esthétique de l’occasion. Naissance de la photographie instantanée comme genre« , Études photographiques, n° 9, mai 2001.
8  Irène Jonas, « Portrait de famille au naturel. Les mutations de la photographie familiale« , Études photographiques, n° 22, septembre 2008.
9 Fred Pailler, « Pornographie, appareillage numérique et internet. Vers une culture sexuelle augmentée?« , Politiques des affects, 22 octobre 2013.

22 réflexions au sujet de « Viralité du selfie, déplacements du portrait »

  1. Curieux…

    La photo à portée de tout un chacun date de longtemps (appuyez sur le bouton, nous faisons le reste…)
    La photo entièrement autoproduite pour (presque) quiconque, grâce au numérique, date en gros de 15 à 20 ans.

    « l’apport essentiel à l’identification du selfie comme genre a été son usage sur Twitter ou Facebook par quelques vedettes de la chanson et du cinéma »… on ne saurait mieux dire!

    « Selfie: phénomène de mode ayant donné lieu à l’agitation de milliards d’électrons et à maintes analyses savantes entre septembre et décembre 2013 » (La petite Vieille Barbe Illustrée, éd. 2014)

    Tout ceci ne nie pas l’intérêt qu’il y a à l’analyse de ce qui se passe sur les « réseaux sociaux » (tiens, qui a inventé ce vocable, comment et par qui a-t-il été imposé sur les réseaux plus ou moins sociaux etc…)

    Bonne année 2014!

  2. @ Simon Tripnaux: J’essaie de montrer dans mon billet que, si autoportrait et selfie ont un sous-ensemble commun, l’un n’est pas synonyme de l’autre. Pour l’historique des autoportraits photographiques, voir notamment mon billet: « Les autoportraits d’Hippolyte Bayard« .

    @ Frank Einstein: La « photo à la portée de tous » est un programme revendiqué par Arago dès 1839, et de manière régulière tout au long de l’histoire de la photographie. Nous avons pu constater ce que cette revendication avait d’exagéré: c’est avec le smartphone, premier outil déspecialisé, que la diffusion de la pratique photographique franchit une étape cruciale de son histoire, il s’agit donc d’un événement très récent (voir mon billet: « La révolution de la photographie vient de la conversation« ).

    La pratique de l’autophotographie connectée existe depuis 13 ans. Elle n’a fait que croître depuis, et s’est désormais imposée comme genre et comme esthétique. Ceux qui viennent de s’apercevoir de son existence ne me paraissent pas les mieux armés pour juger de son succès. Le selfie est visiblement doté d’une forte capacité virale, et n’est pas prêt de s’éteindre – désolé pour les vieilles barbes…

    Même si Facebook et Twitter ont beaucoup fait pour donner une visibilité à la photographie connectée, sa pratique est loin de se réduire aux réseaux sociaux. Le MMS et les outils de communication privée sont probablement des vecteurs plus importants d’une conversation qui reste invisible, mais dont les indicateurs de flux nous montrent qu’elle croît à grande vitesse.

  3. Merci.

    Je voyais un « dé » comme défaire par rapport à faire, et « piction » en rapport avec image, donc je ne comprenais pas l’idée
    de défaire l’image…

    J’élève cependant une contestation

    « dépeindre » est une action (une représentation) avec les mots, pas les images
    c’est pas moi, c’est la Bible qui le dit:
    http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/dépeindre

    Donc dépiction n’est pas pertinent pour les « selfies ».

    juste une remarque pour faire mon intéressant, et parce que votre blogue est vraiment bien.

  4. Certes, André, « autoportrait » et « selfie » (tel que tu le définis, j’avoue avoir entendu ce terme pour la première fois seulement très récemment) ne sont pas synonymes. En revanche, à mon sens, un selfie est un autoportrait (même si les autoportraits, en tout cas ceux que l’on considère en général en histoire de l’art) ne sont pas des selfies, la plupart du temps…

  5. @ Frank Einstein: Un complément de réponse à propos de “l’apport essentiel à l’identification du selfie comme genre a été son usage sur Twitter ou Facebook par quelques vedettes de la chanson et du cinéma”. Je pense avoir été un des rares à signaler ce trait. Il m’intéresse particulièrement en tant qu’historien de la culture. A la différence de ceux qui ont attendu de découvrir le mot « selfie » dans la presse pour s’apercevoir de l’existence de l’autophotographie connectée, mon domaine de spécialité m’avait rendu attentif à cette pratique depuis 2004 (c’était un des aspects les plus frappants lorsqu’on découvrait la plate-forme Flickr). Je n’ai donc pas confondu la mise à la mode récente du terme avec la croissance régulière de la pratique. En revanche, sa brusque mise en exergue posait question. Pourquoi les médias se sont-ils aperçus de l’existence du selfie fin 2013? Au-delà de la sélection de l’Oxford Dictionnary, parfaitement anecdotique (qui a parlé du mot retenu en 2011 ou en 2012 par le dictionnaire?), il y eu le rôle joué par deux tumblr (Selfies at serious places et Selfies at Funerals) et les articles qu’ils ont suscité à l’été 2013. Mais on peut également se rendre compte en dépouillant les premiers articles consacrés au phénomène (voir ma revue de presse dans mon précédent billet) que les selfies des people reviennent de manière obsessionnelle (et permettent accessoirement d’illustrer les articles).

    Je ne confonds pas la pratique et sa visibilité. C’est précisément pour cette raison que je peux isoler la seconde et m’y intéresser, sachant que la visibilité des pratiques vernaculaires est toujours problématique par définition, sachant aussi que nous sommes ici dans une inversion du schéma traditionnel. Depuis qu’il existe des médias, ce sont les comportements des rois puis des vedettes qui sont repris par les couches sociales inférieures. Ici, ce sont des stars qui ont commencé à imiter une pratique vernaculaire, c’est assez rare pour être noté.

    @ moiSuperMoimoi: Le portrait n’est pas qu’un genre visuel, c’est aussi un genre littéraire, présent dans le roman, l’épopée, la poésie… On peut donc à bon droit employer les mêmes termes pour décrire cet exercice.

    @ Didier Rykner: « A mon sens »… Mais lequel? Les éléments ci-dessus sont bien sûr des interrogations plutôt que des conclusions. Je ne me hâterai pas de prendre une position définitive. Toutefois, si l’on peut discuter la dimension identitaire d’un portrait, l' »auto- » de l’autoportrait me paraît impliquer nécessairement une intention d’autoprésentation. Or, tel n’est pas le cas du selfie du coiffeur, du coup de soleil ou de la chemise non repassée (j’ai utilisé ci-dessus essentiellement des selfies personnels parce que je peux m’appuyer sur ma propre connaissance de leur contexte d’usage), dont la réalisation et la diffusion relèvent de logiques conversationnelles, sans intention d’autodépiction (je serai presque tenté de dire: au contraire, car du point de vue de la dépiction, ces images sont, sinon négatives, en tout cas comiques, et ne me présentent pas sous mon meilleur jour…).

    On peut dire que n’importe quelle image de nous, ou qui nous est associée, « parle » de notre identité, mais si c’est c’est de façon involontaire, il me semble incorrect de la qualifier d’autoportrait. (Autre façon de formuler le problème: peut-on parler d’un autoportrait involontaire?)

  6. Je trouve ce blog vraiment très intéressant mais je me heurte presque à chaque fois à des questions de terminologie ;o). Un autoportrait qui ne serait donc pas un autoportrait …

    L’autoportrait se définit-il par l’intention d’autodépiction du portraituré ou bien par le fait que le portraituré et le photographe sont une seule et même personne ? La seconde définition a l’avantage de permettre de faire une nette différence entre le selfie, autoportrait dont la seule finalité est de se donner à voir, jusques et y compris à soi-même et sans autre propos que celui-là, et l’autoportrait qui peut avoir bien d’autres finalités (illustration d’une coupe de cheveux, pour reprendre un des exemples mentionnés).

    Le selfie en tant qu’autoportrait dont la seule finalité est de se donner à voir pourra s’adresser (ou plus exactement être adressé via les réseaux dits sociaux) à un groupe restreint de proches, à un groupe plus large de « suiveurs » pas nécessairement connus par l’auteur du selfie voire un nombre illimité de personnes. Il serait intéressant, soit dit en passant, de savoir combien de fois l’auteur d’un selfie consulte son propre portrait via les réseaux car ce serait à n’en pas douter une confirmation que le selfie comporte bien une composante narcissique. Je reste pour ma part convaincue qu’avec le selfie tel que défini plus haut, on est bien dans une logique narcissique, les réseaux sociaux jouant alors le rôle du miroir (les « like » tenant lieu de l’image valorisante renvoyée par le miroir traditionnel).

    Et, pour poursuivre dans la veine terminologique, le terme conversation mériterait peut-être également d’être mieux cerné. L’envoi d’un selfie via les réseaux sociaux, surtout lorsqu’il s’adresse à un ensemble à priorité illimité de récepteurs du fait de la viralité propre aux réseaux sociaux me fait davantage penser à ces publicités papier dont on bourrait et bourre encore les boîtes aux lettres traditionnelles et qui ont vocation à finir à la poubelle avant même d’être consultées. C’est, au mieux, de la transmission d’information à sens unique. La conversation, c’est lorsque l’information circule dans les deux sens, les interlocuteurs étant à tour de rôle émetteurs et récepteurs.

    Enfin, concernant la viralité des selfies, puisque c’est le titre de votre contribution, elle me semble être une conséquence « mécanique » de la communication via les réseaux sociaux plutôt qu’un caractère propre au selfie. Pour le dire autrement : tant qu’à balancer tout et n’importe quoi sans aucun discernement dans les réseaux dits sociaux, pourquoi ne pas y balancer aussi des autoportraits n’ayant aucune autre finalité que de se donner à voir. Au point où on en est ! :o)

  7. @ Antiselfie: Le fait de se poser des questions de définition est plutôt une bonne chose. Au passage, on peut noter que « narcissisme » n’est pas un terme qui a la même signification des deux côtés de l’Atlantique. Aux USA, où la description de la « génération Y » sous l’angle du narcissisme est un sport prisé des sciences humaines non-sociales, il s’agit d’un trouble de la personnalité répertorié dans les manuels de psychiatrie. En France, on ne se souvient plus très bien de sa définition psychanalytique comme stade (infantile) de la formation de la personnalité, et les journalistes (qui puisent leurs idées d’articles dans la presse américaine) appliquent une notion floue d’un « excès » d’amour de soi qui veut dire …ce qu’on veut bien lui faire dire. Je renvoie ci-dessus à un article détaillé de Joëlle Menrath et Raphaël Lellouche qui répond plus précisément à la question des usages narcissiques des adolescents, et conclut plutôt à une quête identitaire.

    Si l’on définit habituellement, par exemple en peinture, l’autoportrait par la coïncidence du sujet et de l’auteur, des pratiques plus récentes, comme celles de l’avatar sur internet, montrent que cette définition n’est pas suffisante (voir fig. 6-29). Je propose donc l’idée d’une « déclaration publique qui porte le message de notre revendication identitaire ». Dans cette acception, mon selfie « constatif » du coiffeur n’est pas un autoportrait, car il ne comporte aucune intention d’autorepresentation identitaire (du moins dans son usage initial). Cette prise en compte des usages montre par ailleurs qu’il faut faire évoluer notre approche du portrait. Le selfie pâtit d’une illusion d’optique qui nous fait couramment associer toute physionomie à la revendication identitaire. Pourtant, la photo d’un visage n’est pas nécessairement un (auto)portrait. Seule la prise en compte des usages peut répondre à la question de la signification des images.

    En matière de conversation connectée, il convient de distinguer entre conversation privée et conversation publique. Mon compte Facebook est fermé, de sorte que tous les exemples de selfies personnels que je reproduis ci-dessus, à des fins de démonstration, n’ont été diffusés initialement que dans un contexte protégé (Facebook ou MMS) et non « à un ensemble illimité de récepteurs ». Si j’en juge par mon propre usage, il me semble que les selfies prospèrent dans les conversations privées beaucoup plus que dans les conversations publiques. Vos comparaisons publicitaires sont donc plutôt à réserver à d’autres types de contenus.

  8. Tout cela est bel et bon, mais finalement, finalement il n’y a paut-être là-dedans qu’un geste

    Je clique sur moi

    un geste ouvrant la possibilité d’une nouvelle manifestation de cette revendication permanente et universelle, dans le Deuxième Monde:

    Clique sur moi ! Je t’en prie, je t’en supplie, clique sur moi !

    ce cri retentit à chaque instant : c’est ce que André Gunthert appelle une « revendication identitaire ».
    Il me semble que chercher une comparaison avec des modes d’expression artistiques purement terrestre (peinture…) est une fausse route. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit d’autre chose car nous sommes dans un autre monde, là, derrière l’écran.
    Il y a des réactions qui sont dues au fait que nous sommes plongés dans un autre environnement, des réactions par rapport aux propriétés naturelles de cet environnement.

    Il y a donc des raisonnements explicatifs de notre vie sur Terre que l’on ne peut pas appliquer à des fonctionnements vitaux dans le Nouveau Monde.

    essai de théorisation:
    http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/societe/autres/221168649/clique-moi-ten-prie-ten-supplie-clique-moi

    pour en revenir au selfie : je clique sur moi… pour ensuite t’encourager à faire de même

  9. Ping : Proxem
  10. « Je clique sur moi »
    Nan, mais allo quoi…

    A propos, un sujet d’étude: l’origine et le lancement médiatique de l’expression « réseaux sociaux »…
    Il doit y avoir du lourd là-derrière!

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  12. Merci André Gunthert pour ce billet stimulant. A ton invitation, je me permets de signaler un article que j’ai rédigé récemment : « Le selfie, un genre en soi. Ou pourquoi il ne faut pas prendre pour des Profile Pictures » disponible à cette adresse : http://www.mobactu.fr/?p=904

    L’article émet l’hypothèque que le Selfie comme genre anoblissant les pratiques photographiques mobiles ordinaires à la créativité foisonnante vient produire une réordonnancement esthétique avec des codes stabilisés (cadrage indiciel,…) et une réinscription dynamique dans la culture visuelle et la tradition séculaire de l’autoportrait.

    « L’effet genre » du Selfie vient ainsi désormais inspirer un répertoire d’actions photographiques – prendre une photo « en mode Selfie » – là où jusqu’à présent les pratiques du caméraphone étaient souvent placées sous le hack d’usages et le détournement créatif du matériel (« périscope humain », photocopieuse de poche…)

    Un art mobile peut être ainsi plus sûrement délimité avec des artistes qui oeuvrent en ce sens comme Eloïse Capet, que j’ai interrogé dans cet article.

    Cette consécration culturelle de la photo mobile devrait supposer également de ne plus seulement étudier le Selfie sous les problématiques expressivistes des Profil Pictures comme certaines études le proposent parfois encore.

    Bonne lecture à vous tous

  13. En complément de ce fil de commentaires, nous pouvons également souligner l’usage du Selfie dans la médiation numérique et mobile réunis autour du réseau Muzeonum (http://www.muzeonum.org/wiki/doku.php) avec notamment Omer Pesquer, Sébastien Magro, Gonzague Gauthier, Yannick Vernet et bien d’autres praticiens talentueux. Le Selfie apparait comme un support précieux de connexion de l’espace muséal à d’autres scènes et des publics et des non-publics. Un #museumSelfie day est ainsi organisé le 22 janvier : http://culturethemes.blogspot.fr/2013/12/new-theme-museumselfie-january-22nd.html

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