J’ai reçu et validé hier les épreuves du catalogue Paris, 1914-1918. La Guerre au quotidien. Photographies de Charles Lansiaux, qui accompagnera l’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris à partir du 15 janvier 2014, première manifestation officielle du centenaire de la Première guerre mondiale.
Contacté en février dernier par Emmanuelle Toulet, directrice de la BHVP, j’y trouve un drôle de cadeau: un reportage inédit de Charles Lansiaux (1855-1939), instantanéiste remarqué des années 1890, contemporain d’Albert Londe (1858-1917), qui a enregistré en un millier d’images les « Aspects de Paris pendant la guerre » de 1914-1918.
Un historien à qui l’on propose un fonds inédit pour un projet d’exposition 1) commence par grimper aux rideaux en poussant des cris, 2) commande une caisse de Lexomil, 3) court acheter le dernier Carlo Ginzburg à tout hasard. Bref, j’étais bien content.
Mais pas encore moitié autant qu’après mon examen du fonds, superbe ensemble de tirages originaux 10 x 15 cm, montés sur carton, dûment datés et légendés par leur auteur, d’un intérêt historique extraordinaire.
Pour ce qui est de la guerre de 14-18, le spectacle de « l’arrière » m’intéresse au plus haut point. Historien de la culture et des représentations, je suis sceptique face aux catégories de l’histoire événementielle, où le fait guerrier occupe le rang le plus élevé, comme lieu décisif de l’action. Or, ce n’est pas l’image du combat qu’a enregistré Lansiaux, mais le quotidien d’une cité relativement épargnée. S’interroger sur une autre image de la guerre, à bas bruit, et derrière elle, sur la perception du conflit par les civils, est un projet qui satisfait mes interrogations historiographiques.
Au premier regard, le reportage de Lansiaux paraît « bon enfant » (c’est l’expression employée dans un mémoire bien documenté de l’Ecole Louis-Lumière consacré au photographe [1] Séverine Vasselin, Charles Lansiaux topographe à Paris, mémoire de recherche de l’École nationale supérieure Louis Lumière, 2001. ). Mais on s’aperçoit vite que la visibilité offerte par la photographie est problématique. L’espace public n’est pas un théâtre neutre, mais un lieu de négociation avec les apparences. La photographie capte une image déjà corrigée, qu’il faut apprendre à décoder.
Sur le plan de l’histoire de la photographie, on est d’emblée dans un contexte passionnant. Celui de l' »internationale documentaire », encouragée par la naissance du cinéma, racontée par Magdalena Mazaraki, Luce Lebart et Béatrice de Pastre, dans leur édition critique des Écrits cinématographiques de Boleslas Matuszewski [2] Boleslas Matuszewski, Écrits cinématographiques, édition critique dirigée par Magdalena Mazaraki, Paris, AFRHC/La Cinémathèque française, 2006.. Mais aussi à un stade de transition entre l’instantané des amateurs et le photoreportage naissant.
Entre les essais de prise de vue sur le vif d’Albert Londe à l’hippodrome de l’avenue de l’Alma en 1888 et les reportages de la guerre d’Espagne de Capa de 1936, le documentaire de Lansiaux dessine l’entre-deux d’une photographie qui a commencé à apprivoiser son sujet, sans se défaire complètement de ses réflexes de mise en scène. La préparation du catalogue a permis de le vérifier: dès qu’on zoome, qu’on entre dans l’image, on gagne 20 ans. «Si la photo n’est pas bonne, c’est que tu n’étais pas assez près», disait Capa. Lansiaux montre la progression vers le plan rapproché qui, en permettant de lire les détails de l’expression, donnera accès à une écriture de l’émotion.
La pratique très maîtrisée de la prise de vue sur le vif de Lansiaux lui permet de se rapprocher de son sujet. Au contraire d’Atget, Lansiaux va à la rencontre des gens, photographie la foule, s’immerge dans l’animation de la rue. Il ose des vues extraordinaires de groupes venant à sa rencontre, encore impossibles dix ans plus tôt. Puis les recadre, pour se rapprocher encore (voir ci-dessus).
Ces caractéristiques donnent un aspect particulièrement vivant à son reportage. Avec Lansiaux, nous parcourons les rues du Paris d’il y a un siècle, nous voyons les Parisiens rire et souffrir, s’embrasser et se dire adieu, vivre au présent une guerre qui n’est pas encore entrée dans les livres d’histoire.
La préparation de l’exposition s’est déroulée en plusieurs phases. La numérisation intégrale du corpus par la Parisienne de photographie a grandement facilité les opérations d’exploration et de tri. Le printemps a été consacré à la documentation du corpus. J’ai notamment dépouillé plusieurs dizaines de témoignages écrits, ouvrages, mémoires ou manuscrits, sur l’expérience de la guerre à Paris. Cette enquête essentielle a donné la mesure de la précision du reportage de Lansiaux, parfaitement cohérent avec ces données. Elle a également permis de vérifier que seule une connaissance approfondie du contexte permet de rendre lisible l’information photographique.
La sélection et l’organisation des images par thèmes, suivi de l’établissement du plan de l’exposition, a été l’affaire de l’été. Plusieurs autres recherches complémentaires sont effectuées, sur les affiches ou les journaux de l’époque.
Le travail avec les équipes de la BHVP et de Paris Bibliothèques, pour la préparation du catalogue, a été aussi intense qu’agréable. J’ai rencontré des professionnels de grand talent, à commencer par Emmanuelle Toulet, dont la perspicacité historique et l’ouverture d’esprit m’ont immédiatement conquis, Anne Gratadour, scénographe, et Antoine Robaglia, graphiste, dont les propositions inventives ont heureusement servi le projet, Marie-Brigitte Metteau, responsable éditoriale toujours attentive, ou encore l’atelier Boba, chargé de la réalisation des agrandissements, question cruciale à laquelle Ryan Boatright et Caroline Barcella ont répondu avec beaucoup de finesse et de subtilité.
La participation à un projet de la Mission centenaire m’a également permis de découvrir plus en détail le fonctionnement institutionnel des mécanismes de remobilisation, ainsi que le volet de la communication, ou encore les relations avec la mairie de Paris. Pleinement intégrés à la préparation de l’exposition, ces aspects interagissent constamment avec certains choix, comme celui du titre ou de l’affiche, modifiés au cours des échanges avec les responsables de la communication.
Toutes ces étapes de travail, ponctuées de nombreuses discussions sur la guerre et sa représentation, m’ont convaincu que le retour sur 1914-1918 a du sens. On a déjà vu s’esquisser une réception négative de l’anniversaire centennal. Pourtant, l’évocation de la Première guerre mondiale pourrait notamment conduire à réduire l’empreinte, aujourd’hui écrasante, du second conflit mondial. Or, si la guerre de 1939-1945 distribue de manière claire les rôles entre bons et méchants, celle de 1914-1918 dessine un autre affrontement, auquel nous sommes aujourd’hui plus sensibles: celui qui oppose le peuple et les élites. La remise en question du rôle d’un Etat menteur, comme l’écrit Freud, la perte de confiance des populations à l’égard d’une administration qui trahit ses responsabilités sont autant de thématiques qui trouvent de larges échos dans l’actualité, et peuvent faire de la confrontation historique un travail bienvenu.
J’attends avec impatience l’étape du montage de l’exposition, qui commence la semaine prochaine.
- Exposition « Paris 14-18, la guerre au quotidien. Photographies de Charles Lansiaux » (commissariat: Emmanuelle Toulet, André Gunthert), présentée à la Galerie des bibliothèques de la Ville de Paris, 22, rue Mahler, Paris 4e, du 15 janvier 2014 au 15 juin 2014 (communiqué de presse, affiche).
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