Gravity (Alfonso Cuaron, 2013) a inspiré au Fossoyeur de films son après-séance la plus philosophique (voir ci-dessous). Pour résumer un commentaire qui mérite réflexion: le cinéma est un art de l’incarnation. Qu’est-ce qui va faire qu’on va continuer à s’émerveiller, quand son image sera aussi intimement fictionnalisée par la technologie numérique qu’elle l’est dans Gravity?
Question légitime. Mais je me demande si Gravity n’apporte pas déjà la réponse. Le film est grosso modo divisé en deux parties. La première est un pur bonheur visuel, renouant avec les plus anciennes interrogations qui ont fait lever les yeux vers le ciel, celles de la mécanique des corps célestes. D’Aristote à Huygens en passant par Galilée et Newton, la majeure partie de la physique s’est longtemps préoccupée de l’analyse des mouvements qui animent mystérieusement la danse régulière des étoiles. L’inertie, l’accélération ou l’effet centrifuge, notions mathématiques déjà magistralement illustrées par 2001, l’Odyssée de l’espace, sont les principaux acteurs de la première partie du film – au détail près que ces forces s’appliquent à des corps humains.
Dans la première partie, le corps des personnages est exposé au vide de l’espace, à peine protégés par la fragile enveloppe de leur scaphandre, pris dans un terrifiant scenic-railway de chocs et de culbutes vertigineuses. La seconde partie, où les corps réintègrent un véhicule (fut-il spatial), est considérablement moins émouvante, et n’est pas sans rappeler les mésaventures de Sandra Bullock dans Speed, où elle tentait déjà de maîtriser un mobile récalcitrant.
Or, c’est bien ce volet de pure mécanique céleste qui a fait l’objet du traitement d’images le plus poussé. Dans toute la première partie, ce que nous voyons à l’écran est fondamentalement un ballet d’équations mathématiques et de calculs d’ordinateur.
Cette scénographie purement virtuelle en perd-elle pour autant sa puissance évocatrice? La réponse est donnée par l’accueil enthousiaste fait à ces séquences. Le réalisme, c’est pour moitié l’exactitude du rendu, pour moitié le travail de l’imagination. Ce n’est pas seulement la performance capture qui anime les scaphandres de Sandra Bullock et de George Clooney, c’est notre imagination qui y place le corps des personnages, et y projette nos propres émotions. Tant qu’il y aura des spectateurs, il y aura de l’humain au cinéma.
18 réflexions au sujet de « Mécanique des corps cinématographiques »
Mais n’est-ce pas plus virtuose que vertigineux et plus « performant » que pascalien en définitive, comme aventure, une fois passés surprise et étonnement de cette immersion dans l’espace ? D’où la « retombée », la légère déception, l’impression d’une prouesse plus « physique » et « technique », même si elle est grandiose et sur fond de cosmos historiquement balisé par la conquête réelle et la SF, que narrative . . . et « humaine ».
Mon jugement sur le film est compliqué par la 2e partie que, comme de nombreux spectateurs, je trouve décevante… La première me paraît en revanche très réussie, dans un genre bien défini, dont la généalogie remonte aux films de montagne allemands des années 1930 – films épurés de la confrontation de la fragilité de l’homme face aux forces élémentaires de la nature… Quoique le fil dramatique soit mince, Gravity se nourrit de tout l’imaginaire de la conquête spatiale (voir les citations de 2001), on ne peut donc pas exactement parler d’un manque de densité, même si celle-ci est plutôt d’ordre symbolique que strictement narratif… Les effets produits sont conformes aux attentes du genre, y compris dans leur versant physique. La jouissance visuelle fait partie de l’histoire du cinéma depuis Lumière et Méliès…
Belle réponse à mes doutes (démesurément grossis) en sortant un peu sonné de tout ça. Et merci pour cette analyse assurément plus droite et équilibrée que la plupart des critiques déjà lues ailleurs. Peut-être un petit pas seulement dans le grand cosmos, mais en effet, énorme plaisir.
Merci beaucoup pour ces deux phrases conclusives !!
Si je comprends bien,vous écrivez que le phénomène d’incarnation ne dépend pas de la nature du médium et que c’est uniquement le spectateur qui donne vie aux images, ou du moins s’y projette. L’être humain, autant qu’il s’adapte partout, semble en effet pouvoir s’incarner dans tout(« l’animisme véhiculaire » de Gell me vient en tête)et dans toutes les images; et cela dépend plus d’une dimension biographique (l’histoire, la connaissance, les croyances d’un individu, de son attention porté à l’objet, des liens qui le lient à lui; mais aussi au-delà de la société et de l’époque dans laquelle il vit -imaginaire collectif, nouveauté et valeur du médium…) que technique. Belting écrit plus ou moins cela je crois (malgré la dimension anthropologique universaliste et une ambivalence sur la question de l’indicialité)lorsqu’il explique qu’on ne peut comprendre le médium qu’en fonction d’une histoire anthropologique du corps. Je crois pouvoir en tirer que « nos images sont faites pour correspondre à la conception de notre corps » (d’ailleurs on a inventé la voiture avant le cinéma)(on pourrait d’ailleurs analyser Gravity à partir de tout cela)… Un mélange entre histoire du corps et biographie du spectateur pour une science de l’incarnation ?
Bref, avant de dériver je voulais simplement savoir, selon vous, quelle différenciation nous pouvions faire entre incarnation et animation ?
« Incarnation » est le terme employé par François Theurel (le Fossoyeur de films), à la suite d’une tradition critique nourrie, qu’on pourrait caracteriser comme un nouveau paradoxe du comédien, qui oppose une vision « naturiste » du comédien à l’artificialité de la technique cinématographique, comme dans le célèbre article de Bazin « Montage interdit ». Je lui oppose une psychologie de la réception, tout aussi classique, mais que Gravity renouvelle par le motif du scaphandre, espace théorique du corps du personnage qui ne « marche » que parce que nous l’animons imaginairement. On pourrait donc dire que l’incarnation est le résultat de l’animation, plutôt que le contraire.
Gravity ne rencontre aucun succès, et c’est mérité :
http://www.google.fr/trends/explore?q=gravity#q=gravity&geo=FR&date=today%201-m&cmpt=q
C’est un film autiste, sans personnages, sans séduction. C’est la dérive solitaire et la néantisation du monde, sans sociologie, sans passions, sans interaction ! C’est une néantisation du monde un retour à l’amniotique, au psychotique. Que vous perdiez votre temps avec ce film qui anéanti toute humanité voilà le problème. C’est pas le spectateur le problème, c’est la critique.
@ André,
J’aime beaucoup l’image du scaphandre comme « espace théorique du corps du personnage de film » soit comme vecteur (plus que support) de projection-identification … le corps des acteurs-personnages est une enveloppe que le specateur enfile… le star système repose d’ailleurs, en partie, sur les suites de cette relation…
C’est effectivement la participation du spectateur qui fait l’efficacité du film, à charge pour ce dernier de renouveller le jeu avec de nouvelles « combinaisons »… ici, je crois que le film propose une expérience inédite qui est celle de l’apesanteur des personnages et de l’imaginaire de la Terre vue de l’espace considérée comme une nouvelle périphérie. La 3D me semble secondaire dans ce cas… un surplus…
L’expérience proposée à l’écran de conquête de la gravité au prix de l’abandon d’une apesanteur de spectateur fait écho à ce que vivent les spectateurs eux-mêmes… Ce qui est original, c’est que l’allégorie symbolique fait place à l’expérimentation physique du processus de projection-identification…
« Ils nous ont pris nos âmes et nos corps, les ont ajustés à leurs tailles et à leurs passions… C’est nous plutôt qui, dans la salle obscure sommes leurs propres fantômes, leurs ectoplasmes spectateurs. Morts provisoires, nous regardons les vivants. »
E. Morin , Le cinéma ou l’homme imaginaire, p. 153.
@ Lisztfr: Amusant de mobiliser Google Trends pour tenter de justifier un avis guère objectif: « Alfonso Cuarón’s sci-fi epic becomes October’s highest-grossing live action film of all time » (http://www.theguardian.com/film/2013/nov/04/gravity-box-office-record-400m-october )
Mon point de vue en matière de goûts cinématographiques est que chacun a bien le droit d’avoir un avis et de l’exprimer. Le vôtre est donc tout aussi respectable a priori que le mien. Ce qui est en revanche insupportable est d’interdire l’expression d’un avis. De manière générale, je perds mon temps avec les objets que j’ai choisi. Les prescripteurs de sujets n’ont rien à faire sur un blog.
Je suis plutôt d’accord avec l’idée de l’absence d’humanité de G. Ses tentatives en la matière sont franchement ratées, et je ne dis au fond pas autre chose en le décrivant comme un film mathématique. Mais il s’agit d’un thriller, comme les Dents de la mer, qui n’est pas non plus un sommet de psychologie. Faut-il accorder une signification générale aux caractéristiques d’un film-attraction? (La déshumanisation de G. est-elle un message de portée universelle?) C’est probablement là que nous différons.
@ Olivier Beuvelet: Depuis l’avènement de la 3D, il y a une tendance lourde à faire des films (ou des séquences) sur le modèle du scénic-railway. Je trouve particulièrement malin d’avoir choisi la scénographie spatiale pour exploiter ce filon. Le succès du film doit être replacé dans le contexte de l’imagerie spatiale, dont on a pu vérifier récemment avec le saut de Baumgartner à quel point elle était encore vivace.
J’ai exprimé un sentiment extrême sans doute, car je venais de voir « Grand Hôtel » avec G. Garbo et j’ai mesuré toute la distance entre les classiques et ce cinéma ectoplasmique. Me vient à l’esprit que si le spectateur devient le sujet du film, selon sa tendance à se projeter dans une modélisation de scaphandre, le film lui-même n’a plus rien à dire. Sinon ce film exprime une solitude absolue.
Encore une petite note, c’est « The Abyss » (1989) qui permet le mieux de mesurer le chemin parcouru. Jamais en 89 on aurait eu l’idée de se restreindre à 1 personnage, parce que la société faisait partie du jeu, ça aurait été un scandale. Maintenant, ces films pascaliens font flores, et je déteste le pessimisme qu’ils exhalent, la solitude, celle du dernier homme (dans « Alien », l’équipe est présente), et en plus à peu de frais. Comme si la société n’existait plus ; le monde n’est pas seulement mis à distance, mais la société est évacuée, ce qui est quasiment soit paranoïaque soit mélancolique en tout cas, psychotique. Bref, c’est le principe du Bernard l’Hermite. C’est symptomatique de notre société en décomposition ; un nihilisme mou qui s’exempte même de la révolte élémentaire, et qui s’ignore lui-même. La solitude, apothéose de l’individu.
Grata Garbo dans « Grand Hôtel » crée une nouvelle femme, il n’y a pas d’être sans incarnation, sans jubilation, sans amour.
D’ailleurs il existe un autre film avec une séquence de dérive dans l’espace (en scaphandre) et l’un des personnage se sacrifie également. Je n’arrive pas à me souvenir du titre… sans doute un navet SF…
La deuxième partie n’existe pas dans la réalité du film.
Elle est morte dans le Soyouz.
C’est d’ailleurs pour cela que le film est en 2 parties.
C’est dans « Mission to Mars » (2000) qu’il existe déjà une séquence de dérive dans l’espace, vers 53 mn, avec la perte d’un astronaute. Il n’y a donc pas grand-chose d’original et le cinéma n’est pas capable de procurer de la proprioception comme dirait Deleuze.
Arg! Non, pas Deleuze!
André Gunthert, je considère que Deleuze n’a pratiquement raconté que des âneries, mais il parle de proprioception à propos de Stromboli (1950). Proprioception par procuration, tout au plus, virtuelle.
Je viens de revoir « Mission to Mars », qui est assez réussi graphiquement, et porté par un optimisme qui désormais nous fait défaut.
Quant à Gravity je ne l’ai pas vu en 3D, ceci explique peut-être cela.
Mon film favori étant Sunset Boulevard. J’adore Swanson…
Deleuze ne devait pas être un grand fan de 3D ou d’Imax, donc pour ce qui est de la proprioception, mieux vaut en discuter avec André Gaudreault (Cinéma et attraction, CNRS, 2008)… Gravity est un film-attraction, que l’on va voir comme on prend un ticket pour le Star Flyer à la Foire du Trône. Bon, on peut aussi décider d’en juger à partir de la lecture du script, à chacun de voir… 😉
Encore vu un énorme film, Sunshine (2007) avec un côté mystique (cf. 2001 l’Odyssée de l’Espace), pour autant que Gravity est purement matérialiste… étonnante vivacité du cinéma SF finalement !
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