A l’occasion de la parution du n° 8 de Notes, Boulet a publié hier sur son site une bande composée de gif animés, « Notre Toyota était fantastique« , qui permet d’intégrer des éléments d’animation cohérents avec la narration. Conquis par la pertinence autant que par la poésie de cette heureuse proposition, je signale cette œuvre à mes contacts avec la mention: « Merveilleux mariage du graphisme et du web. Boulet réinvente la BD ».
Il n’en fallait pas plus pour que quelques généalogistes sourcilleux, sur Twitter, réfutent une attribution infondée, en faisant mine de croire que j’avais écrit: « Boulet est l’inventeur de la BD en gif animé ».
Comme tous les usagers d’internet, j’ai eu de nombreuses occasions d’être confronté à ce format typique du web, qui a d’abord été utilisé pour faire clignoter d’insupportables bannières et animations publicitaires. Et comme tous les observateurs des pratiques visuelles, j’ai constaté l’explosion des expérimentations en tous genres et des tentatives d’hybridation qui ont accompagné le passage à l’image numérique.
Entre image fixe et image animée, on a assisté au déploiement de nombreuses formes intermédiaires. Le succès rencontré par les séquences d’images, diaporama ou gif animé, était inattendu, tant le format vidéo, désormais si accessible, semblait pouvoir remplir toutes les fonctions de l’image-mouvement.
C’est la simplicité, la robustesse et la légèreté du gif animé qui ont imposé ce format à partir de 2004 (année de son entrée dans le domaine public), permettant le montage de groupes d’images sous la forme d’un fichier compressé. Présent dans de nombreux environnements et outils numériques (à commencer par Photoshop), il est devenu un standard de fait pour les séquences brèves. Alice Antheaume a relevé quelques emplois journalistiques du format, mais la clé de son succès tient à ses usages satiriques, notamment aux citations décontextualisées dont la plate-forme de reblogage Tumblr s’est fait une spécialité (voir ci-dessous).
Cet usage particulier s’avère particulièrement adapté aux caractéristiques du gif animé. S’agissant d’une séquence présentée automatiquement en boucle, réalisée à partir d’un petit nombre d’images, son aspect saccadé prend facilement un tour comique. On peut rapprocher cet effet de la généalogie des nombreux jouets optiques pré-cinématographiques – lanterne magique, thaumatrope, phénakistiscope, praxinoscope, etc. – qui présentent un aspect analogue et qui ont connu des usages récréatifs similaires (voir ci-dessous). Notons également que ce format est visiblement admis comme outil de citation visuelle, et n’a fait à ma connaissance l’objet d’aucune réclamation de la part des détenteurs de droits, ce qui favorise évidemment sa diffusion.
Si elle confirme la tendance globale à la diversification des formes visuelles, la spécialisation du gif animé témoigne aussi de l’invariabilité de certaines frontières. En réalité, le paysage est complexe, car la multiplication des expérimentations n’abolit pas la pérennité des genres installés. La bande animée de Boulet permet de mieux comprendre pourquoi. En effet, il ne suffit pas de plaquer une technologie d’animation sur le système séquentiel de la bande dessinée pour en renouveler le principe.
Si l’on prend l’exemple d’un spécialiste de l’illustration sous gif comme Stephen Vuillemin, on constate que la répétition en boucle de l’animation produit un effet gênant à la lecture, du fait de la présence simultanée des vignettes. Au lieu de respecter la succession narrative, les images s’animent chacune en permanence d’un mouvement propre, comme une page de vidéos ouvertes simultanément. En d’autres termes, le couplage de l’image animée et du système narratif de la BD ne va nullement de soi.
C’est avec beaucoup de discernement et de maîtrise que Boulet recourt au gif. En premier lieu, cette technique est mobilisée pour illustrer un sujet qui comporte lui-même un caractère itératif: le voyage en voiture, de nuit, pour les enfants qui somnolent, se présente comme une continuité indéfinie brisée d’à-coups répétitifs. C’est à cause de son sujet que l’on peut considérer la page dans son ensemble, et que les mouvements qui animent séparément les vignettes, au lieu de contrarier la lecture séquentielle, constituent une sorte de bruit de fond harmonieux, comme la voiture qui emporte les petits dormeurs.
L’autre facteur qui assure la réussite de l’effet consiste à limiter strictement l’animation aux reflets et aux projections lumineuses (et accessoirement aux textes). Les contours des personnages ou des principaux éléments du décor restent stables, assurant la reconnaissance des repères familiers de l’environnement BD. C’est en recourant aux mêmes principes d’économie que le dessinateur Zac Gorman utilise le gif dans ses bandes, l’appliquant à des effets de pluie, de flammes ou d’animation des textes (voir le blog Magical Game Time, merci à Thomas Cadène pour son signalement).
Que ce soit sur Chicou-Chicou ou sur Bouletcorp, les expérimentations graphiques de Boulet (on se souvient du vertigineux effet-tunnel du « Long voyage« ) ne sont jamais gratuites, mais toujours fondées sur des choix narratifs. L’usage inventif des nouveaux outils visuels, mobilisés comme des ressources stylistiques, dessinent les contours d’une véritable BD augmentée, dont la limite reste pour l’instant l’impossibilité de quitter l’espace du web.
- A lire également sur ce blog: « Boulet et la culture distinguée« , 15/06/2012.
6 réflexions au sujet de « Boulet, la Toyota et le gif animé »
Hors .gif, le blog xkcd experimente pas mal egalement dans ce sens-la. Il me semble que le « long voyage » etait un clin d’oeil a xkcd.
cadeau: http://thunderpaw.co/
Dans un genre un peu voisin, il y a aussi toute la mode du turbomédia, illustrée par Malek et Balak notamment :
http://leblogamalec.blogspot.fr/
http://boubize.blogspot.fr/
Merci pour ces indications!
A propos de Thunderpaw (2012), de Jen Lee, mentionné ci-dessus par Alan Smithee, on peut noter que le blog spécialisé Cartoon Brew le décrit d’une façon proche de la mienne (« The comic (…) makes extensive use of animated GIFs, which in itself is not a new idea. However, the way that Lee incorporates animation into her narrative is as original as I’ve seen« ).
Un autre billet de 2013 suggère que le format gif a connu une sérieuse éclipse (« Opinions on animated GIFs range from pure hatred to unabashed overuse« ). Son revival récent correspondrait donc à une évolution de la réception, alimentée par une série d’œuvres plus convaincantes. Comme toujours, la vision exclusivement technicienne des généalogistes s’avère trop étroite.
(À la demande de Mr. Gunthert, je remets ici ma réponse à cet article sur Facebook)
Merci pour l’article!
Vos analyses me font toujours paraître beaucoup plus intelligent que je ne le suis, ça me plait bien!
Concernant la genèse des BD animées et le mariage BD/anim, je suis assez d’accord avec votre point de vue, c’est pour ça que j’ai utilisé uniquement des cycles de lumière. J’y ai pas mal réfléchi à ce problème après le festiblog où le dessinateur Balak l’avait abordé, en faisant justement cette distinction concernant le Turbomédia, insistant sur le fait que ça ne devait pas tomber dans de l’anim ou du jeu vidéo mais vraiment tenir compte des codes de lectures de la BD.
Après sur qui a été le premier, etc… On trouve toujours un exemple antérieur à soi. Quand on parle des « inventeurs » de la BD il y a toujours quelqu’un pour citer la colonne Trajane. Ou les peintures pariétales!
J’avais abordé les gifs animés aux alentours de 2007 dans chicou-chicou, d’autres l’avaient fait avant moi! Personnellement j’avais été inspiré par « Orneryboy« , le webcomic de Michael Lalonde, qui parfois utilisait de courtes anims pour ajouter des détails cachés ou rendre vivant des éléments comme le feu, la fumée… En en faisant de courtes boucles animées.
Et pour y aller de mon grincement de dents, quand les nouvelles revues en ligne comme Professeur Cyclope ou La Revue Dessinée sont sorties, j’ai vu des articles titrer « Les auteurs de BD se mettent ENFIN au numérique ». Plus de 10 ans après les premiers blogs BD!
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