L'oeil-fragment, miroir du journalisme visuel

Le journalisme visuel continue d’innover. Après les facepalm et autres grimaces, on peut noter l’émergence de la figure de l’oeil-fragment. Sa première occurrence remarquée fut l’oeil noir de Mélenchon dans Libération du 8 avril 2013, sous un titre volontairement manipulateur.

La Une de Libé d’aujourd’hui reprend ce principe du regard isolé par un avant-plan faisant écran, avec un joli instantané de Laurent Troude (probablement exécuté le 29 septembre dernier lors de la visite de François Hollande à l’usine Crown Bevcan de Pompey).

Le coup d’oeil est plus vif, l’écharpe tricolore floue au premier plan fait écho au bleu-blanc-rouge de la titraille, et compose une image aussi intrigante qu’attrayante. Malgré la mise en question de l’autorité du président, on sent que rien n’est perdu.

Les yeux sont, dit-on, le miroir de l’âme. Plus souple que la forme caricaturale du facepalm, l’oeil-fragment est donc une figure à l’expressivité plus ouverte, très adaptable au contexte, ce qui lui promet un bel avenir.

14 réflexions au sujet de « L'oeil-fragment, miroir du journalisme visuel »

  1. La une d’aujourd’hui semble presque répondre à celle du 19 septembre dernier figurant Merkel, gagnante des élections, en gros plan, les rides et pores de la peau bien visibles.

    On peut remarquer aussi que Libé aime particulièrement ne représenter qu’un fragment du visage de Hollande:
    http://www.flickr.com/photos/patrickpeccatte/8492475970/
    http://www.flickr.com/photos/patrickpeccatte/8521523662/
    http://www.flickr.com/photos/patrickpeccatte/8631059486/
    http://www.flickr.com/photos/patrickpeccatte/9598549325/

  2. @Patrick Peccatte : Très efficace, ta base! Merci pour ces indications!

    Pour être juste, il faut ajouter que 2 autres photos de Laurent Troude illustrent la 1e double page, également sur un principe de fragmentation du personnage. Il n’en reste pas moins significatif d’avoir choisi cette image en Une…

  3. L’oeil-fragment est ici présenté dans une image-fente, créée par interposition d’un objet entraînant une perte d’une partie du champ mais une intensification corollaire de l’effet de présence de l’objet photographié, rendu plus proche, psychiquement, par son isolement dans un espace où il est seul, vu sans le savoir par un spectateur caché derrière cet objet interposé. Il s’agit manifestement de percer un voile et d’aller dans l’intimité saisir quelque chose qui n’était pas destiné à être vu… L’oeil, ici, est ce « ciel livide où germe l’ouragan » dont parle Baudelaire dans « A une passante ». Nous saisissons une pensée intime (celle, peu importe laquelle, que le titre mobile peut suggérer), la rage purificatrice prêtée à Mélenchon ou le manque d’autorité supposé d’un homme de pouvoir, et touchons de l’oeil une faille intime, présentée comme intime par le dispositif de l’image-fente, qui peut vite se transformer en violence (ouragan) à notre endroit… si l’oeil se retourne vers nous…

    Processus ayant deux avantages :
    – psychologiser le rapport à la politique, c’est le thème du second article (un président supposé faible) et dans le cas du premier une façon de discréditer Mélenchon en en faisant une sorte de personnalité totalitaire, radicale, extrême… un Milosevic… –> sa réaction est pathologique !
    – Redonner du crédit à la photographie de presse en l’arrimant à des émotions fortes dues à la rencontre fortuite de l’intimité d’un puissant qui ne se voit, généralement, qu’à distance… (principe de la photo volée qui tient son authenticité de son côté fortuit)

  4. @Olivier Beuvelet: Non, je ne crois pas qu’il s’agisse d’image-fente, tout au plus d’une image qui mime ce dispositif, en vue de s’approprier sa prosécogénie. L’interposition d’un avant-plan est ici un artifice qui vise à dissimuler, non la révélation d’un secret caché – un écran plutôt qu’une fente. Il n’y a aucun secret dans l’oeil du politique. Juste une signification explicite, imposée par la légende.

  5. C’est en tout cas, me semble-t-il, (et selon la typologie que j’ai développée) une image-fente comme dispositif – il est difficile pour moi de distinguer formellement une image qui mime ce dispositif d’une image qui l’emprunte, le résultat étant strictement le même, et au-delà, dans l’interprétation que tu en fais comme « miroir du journalisme », c’est une image-fente comme figure métadiscursive (pardon pour le jargon) qui serait ici involontairement réflexive, certes, mais qui propose à la fois un rapport présenté comme plus authentique (ouverture du faux voile de l’avant plan) à l’objet représenté en jouant sur la rencontre fortuite avec le réel (image peu préparée / déchirure apparente) et sur la dimension réflexive du dispositif qui met en scène, ouvertement, l’apparition de l’homme politique dans le champ médiatique. On est dans une rhétorique de l’intériorité, fût-elle artificielle, c’est-à-dire pure rhétorique… C’est ce que j’entends dans ton expression « miroir du journalisme »… Dans ce registre cette image visualiserait le désir d’intimité ou plutôt la recherche de la prosécogénie de l’intime dans le récit journalistique… refuge d’un journalisme visuel en deuil d’un contact avec le réel…

  6. Hum, merci de prendre aussi au sérieux ce relevé, mais n’exagérons rien, c’est encore à peine une figure, dont je prends note pour plus tard. Quant au titre, il s’agit plutôt d’une reprise parodique de la formule consacrée des yeux, miroir de l’âme, donc pas non plus a prendre au pied de la lettre… 😉

    C’est objectivement un portrait intéressant et original (et comme le note PCH, qui flatte un modèle un peu ingrat). Ça me paraît utile de relever qu’il y a encore une dimension de recherche formelle, à un moment où le journalisme (et Libé) n’est pas au mieux de sa forme.

    L’un des facteurs qui m’intéresse plus particulièrement ici, c’est que nous ne sommes pas devant une image, mais devant une composition, et que l’effet d’écran fournit une surface bien adaptée à la disposition d’un titre de Une (ça fonctionnerait aussi pour Mélenchon).

    Dans cette optique, ce qui me frappe, c’est plutôt la plasticité expressive de la figure, dans la mesure où elle se prête à l’insertion d’énoncés qui peuvent, comme ici, n’avoir aucun rapport avec l’occasion de prise de vue.

  7. Dans un reportage, quelque soit la personne que l’on photographie, il est toujours facile sinon inévitable de réaliser des images qui, en raison de nos stéréotypes culturels, ridiculiseront ou donneront une dimension inquiétante à la personne que l’on photographie. André a montré à de nombreuses reprises que l’intérêt de ces images ce n’était pas ce qu’elles étaient supposées nous dire de la personne photographiée, mais ce qu’elles nous disaient de ceux qui les utilisaient.

    Avec Hollande, on est dans la situation inverse. Il a un physique « difficile », en tout cas pour faire de la politique, parce que culturellement on l’associe au bon gros un peu benêt. C’est la corde dont jouent, sans craindre l’usure, les guignols de l’info par exemple. Et toutes ses photographies ou presque nous renvoient cette représentation quelque soit le mal que se donnent les photographes.
    Comme s’il fallait n’en présenter qu’un détail comme ici pour échapper au poids du stéréotype.

    Je suis incapable d’expliquer ce qui dans son physique participe de cet effet. Ce n’est pas qu’un problème de rondeur. Pompidou était également en surpoids, mais à ma connaissance aucune marionnette, aucun dessinateur de presse ne l’a caricaturé en benêt.

  8. C’est un mode de repésentation classique de personnage de cinéma (et de BD) qui plonge le spectateur dans une incertitude contrôlée par le dispositif de mise en scène. Si les deux yeux sont le miroir de l’âme, un seul œil ne permet pas tout à fait de sonder la personnalité, et par conséquent d’instiller le doute au regard de la représentation officielle de ces personnages publics. C’est un procédé très pop, lisible par tous, d’où sont efficacité …

  9. Les yeux ne sont le miroir de rien du tout! Je ne connais rien de plus inexpressif qu’un iris. L’expression passe beaucoup plus par les mimiques, mouvements de sourcils, etc… Et surtout par les légendes, qui indiquent quel sens donner à ce qu’on voit! 😉

    La référence à la BD est effectivement un point de repère intéressant…

  10. 🙂 « Les yeux miroir de l’âme » sont évidemment utilisés ici comme le lieu commun sur lequel sont bâtit ces constructions… bien.
    Par ailleurs les figures sur lesquelles se dirigent l’œil de Mélenchon et celui de Hollande participent activement du dispositif : Hollande fait face à un maire (figure de l’Etat), dont l’écharpe lui barre le visage, Mélenchon regarde un personnage anonyme. Mélenchon devant un maire cela ne fonctionnait plus de la même façon.
    Il faut aussi préciser que les bouches sont cachées, au moins aussi actives dans l’expression que les yeux …
    Bonne journée.

  11. « Les yeux ne sont le miroir de rien du tout! Je ne connais rien de plus inexpressif qu’un iris. »

    Il y a pourtant surement une raison à l’injonction fréquente de faire la mise au point sur l’oeil de la personne photographiée (le même conseil s’appliquant aussi à la photo d’un animal.)

    Quand on rencontre une personne c’est sur ses yeux qu’on fixe d’abord son regard. Avant qu’il soit facile de flouter les visages on y plaçait un rectangle noir ne cachant que les yeux. Je serais surpris qu’une photo ne montrant que le nez, la bouche ou l’oreille d’une personne puisse être utilisée dans le même but que celles dont il est question (mais il y a par contre quelques exemples célèbres de gros plan sur les mains.)

  12. « Les yeux sont le miroir de l’âme ».

    Peut-être que cette formule prend sa source dans une intuition relative à une particularité de l’œil humain, le blanc qui le caractérise et de sa « fonction » éventuelle dans l’interfacialité. Les neurosciences récentes ont mis en évidence la corrélation entre la taille de la sclère (le blanc de l’œil) et la traduction émotionnelle chez celui qui la perçoit de façon consciente ou non(activation importante des amygdales dans le cas d’un visage effrayé.)

    Donc si la construction issue d’un habitus (le mauvais œil, l’œil du tigre, avoir à l’œil, d’un œil noir …) et le langage symbolique du corps sont présent dans la communication d’une intentionnalité, des phénomènes physiologiques inconscients participent aussi probablement à notre interprétation subjective.
    La double influence de ces deux modes d’interprétation détermine surement l’efficacité de telles images.

    @ André Gunther : il est amusant que vous ayez choisi dans votre boutade l’iris comme caractéristique de l’œil puisque l’autre partie qui n’est pas la sclère et qui participe à ce type de phénomène, est semble-t-il la taille de la pupille (le regard de biche de la belle dame, cf. la belladone)?

    Sur le jeu du « qui est qui » de la presse people il me semble avoir vu des variantes avec d’autres parties du visage. Peut-être qu’il y a une motivation qui, dans le choix des bouches ou bien des yeux, dépendrait du contenu rédactionnel associé au jeu dans le numéro(un dossier ou un publi-rédactionnel sur du rouge à lèvre ou sur du mascara par exemple)?

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