Notes sur la décontextualisation

1-3. Affichettes de recherche d'animaux perdus.

Les affichettes que l’on aperçoit chez les commerçants pour rechercher un chat ou un chien perdu posent un intéressant problème théorique. Au moment de la réalisation de l’annonce, l’animal étant par définition absent, il faut puiser dans l’archive familiale pour y trouver une photo, qui va changer d’usage. L’image privée devient publique, et son sens se modifie: alors que sa finalité reposait jusque-là dans la réflexivité du portrait, elle est mobilisée dans un but utilitaire d’identification (on peut évidemment appliquer le même raisonnement aux personnes disparues). En d’autres termes, la photo subit une opération de décontextualisation, puis de recontextualisation. Quoiqu’il s’agisse du même contenu, sa lecture est modifiée par le dispositif.

La décontextualisation est le principal ressort des mèmes visuels sur internet. Du Martine Cover Generator permettant d’associer des titres fantaisistes aux historiettes sages de Gilbert Delahaye et Marcel Marlier aux nombreux Tumblr de type « Quand je… », où des extraits de films, de séries ou d’émissions télévisées servent d’illustration à des situations types, en passant par les remixes de La Chute ou de Batman donnant une claque à Robin, tous ces jeux visuels reposent sur l’effet comique produit par la recontextualisation forcée, par le biais d’une légende ou d’une bande-son remaniée, de contenus supposés connus (voir ci-dessous, cliquer pour agrandir).

4-5. Deux exemples de fausses couvertures de Martine.
6-7. Extraits des Tumblr myfriendsaremarried et cielmondoctorat (copies d'écran).
8-9. Deux exemples de décontextualisation de "La Chute" (Hirschbiegel, 2004), copies d'écran. 10. Générateur de mèmes (copie d'écran).
11. Page de générateur du mème "Batman Slapping Robin" (2012).

La manipulation du contexte ne s’arrête pas aux usages satiriques. Elle concerne également une partie significative de l’illustration photojournalistique, lorsqu’une intention narrative préside au choix iconographique [1] Cf. André Gunthert, « L’illustration, ou comment faire de la photographie un signe« , L’Atelier des icônes, 12 octobre 2010.. Gisèle Freund décrit longuement ces opérations de requalification de l’image: «Avant-guerre, la vente et les achats de titres à la Bourse de Paris se passaient encore en plein air sous les arcades. Un jour, j’y faisais tout un ensemble de photos, prenant comme cible un agent de change. Tantôt souriant, tantôt la mine angoissée, épongeant son visage rond, il exhortait les gens à grand gestes. J’envoyais ces photos à divers illustrés européens sous le titre anodin: « Instantanés de la Bourse de Paris ». Quelques temps plus tard, je reçus des coupures d’un journal belge, et quel ne fut pas mon étonnement de découvrir mes photos sous une manchette qui portait: « Hausse de la Bourse de Paris, des actions atteignent un prix fabuleux ». Grâce aux sous-titres ingénieux, mon innocent petit reportage prenant le sens d’un évènement financier. Mon étonnement frisa la suffocation quand je trouvai quelques jours plus tard les mêmes photos dans un journal allemand sous le titre, cette fois, de « Panique à la Bourse de Paris, des fortunes s’effondrent, des milliers de personnes ruinées ». Mes images illustraient parfaitement le désespoir du vendeur et le désarroi du spéculateur en train de se ruiner. Il était évident que chaque publication avait donné à mes photos un sens diamétralement opposé, correspondant à ses intentions politiques. L’objectivité de l’image n’est qu’une illusion. Les légendes qui la commentent peuvent en changer la signification du tout au tout ». [2] Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Le Seuil, 1974, p. 154-155.»

Héritière de la tradition graphique, la pratique illustrative voudrait associer à chaque information une image expressive, qui en serait la traduction visuelle. Mais les événements qui se prêtent à ce schéma sont peu nombreux. Pour les autres, il faut fabriquer de toutes pièces des associations entre texte et image, qui reposent le plus souvent sur la décontextualisation.

12. LeMonde.fr: Silvio Berlusconi, 15/02/2011 (Paolo Cito/AFP). 13. L'Express: couverture du 03/11/2010, Nicolas Sarkozy (Eric Feferberg/AFP).

Pour illustrer la convocation devant la justice de Sylvio Berlusconi, accusé de relations sexuelles avec une prostituée mineure, LeMonde.fr choisit une photo prise quelques jours plus tôt d’un début de bâillement, sans rapport avec la situation. L’imposition d’un nouveau contexte, pure construction narrative, suggère de lire dans l’image l’expression d’une souffrance consécutive au coup porté. De manière similaire, L’Express, qui retient en 2011 une photographie de Nicolas Sarkozy assis dans un fauteuil de style Louis XVI pour sa couverture, omet d’informer son lectorat que cette évocation métaphorique de la « cour » du président français n’a pas été exécutée à l’Elysée, mais lors d’un voyage à Brazzaville, l’année précédente (voir ci-dessus).

Un autre cas de recontextualisation est fourni par les usages documentaires de l’image. Lorsque Mediapart publie en 2011 une collection privée de photos de vacances, datées de l’été 2003, celles-ci deviennent autant d’accusations à l’encontre des relations du sulfureux Ziad Takieddine. Les usages scientifiques ou analytiques extraient couramment des éléments de leur contexte d’origine, et les transforment en preuves d’un raisonnement ou d’une démonstration – comme cette publicité pour une camera Eumig, mobilisée par L’Internationale situationniste en 1969 comme document de la « domination du spectacle sur la vie » (voir ci-dessous).

14. Jean-François Copé dans la piscine de la villa de Ziad Takieddine, photographie privée d'août 2003, publiée par Mediapart le 23/09/2011. 15. "La domination du spectacle sur la vie", publicité Eumig commentée dans l'Internationale situationniste, 1969.

L’opération de recontextualisation peut être apparente ou non. Dans la recontextualisation documentaire, l’écart entre contexte d’origine et contexte d’arrivée est manifeste. Dans la recontextualisation forcée de l’illustration de presse, il est au contraire dissimulé. Dans la recontextualisation satirique, l’écart est volontairement accentué.

L’absence d’indications relatives au contexte d’origine dans l’image facilite sa décontextualisation. C’est la raison pour laquelle la photographie d’illustration, qui produit des images censées s’adapter à des usages variés, réduit l’information présente dans le cadre, en employant par exemple des fonds blancs. Le photojournalisme peut recourir à un effet similaire en utilisant des images peu situées, comme la fameuse photographie générique de gendarmes, réalisée en 2005, et qui a été repérée pour ses multiples recontextualisations [3] Cf. Alain Korkos, « Les gendarmes et la presse en galère« , Arrêt sur images, 11/02/2013..

16-18. Photographies d'illustration sur fond blanc, 2010 (source: Stockfresh).
19-21. Divers usages, dans L'Express (2010), MSN Actualités (2011) ou L'Alsace (2013) de la photo de gendarmes (Mychele Daniau, AFP, 2005).

L’importance du contexte dans l’interprétation d’une image ne fait pas partie des problèmes habituellement discutés dans le cadre des théories photographiques. La particularité des pronoms (« je », « tu ») ou de certains adverbes (« ici », « hier ») de désigner, non pas des choses, mais des relations, et dont le sens ne s’établit qu’en contexte, a de longue date intrigué linguistes et philosophes. Un célèbre article de Roman Jakobson popularise en 1957 le terme de « shifter« , ou embrayeur, pour nommer cette catégorie [4]Cf. Roman Jakobson, « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe » (1957), Essais de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, 1963, p. 176-196. Cette catégorie … Continue reading. En 1977, Rosalind Krauss s’appuie sur cette notion, associée à celle d' »index », empruntée à Peirce, pour souligner le caractère référentiel de l’enregistrement photographique [5] Cf. Rosalind Krauss, “Notes sur l’index” [1977] (trad. de l’anglais par J.-P. Criqui), L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69..

Mais la notion d’index, qui postule une relation impérative du signe à son référent (comme celle qui unit l’empreinte à l’animal, ou la fumée au feu), enferme la réflexion dans le déterminisme sémiotique, qui ne décrit qu’une partie du processus d’interprétation. La perception culturelle de l’opération photographique comme empreinte est une composante importante de sa lecture, mais de nombreux autres éléments participent à l’élaboration du sens. Au-delà des liaisons phénoménales ou sémiotiques, strictement déterminées, la relation de l’image à son contexte est un lien sémantique construit, contingent et variable, qui détermine de manière beaucoup plus forte la compréhension d’une photographie (ou de toute représentation à caractère descriptif).

22. Cahier icono d'Un Art moyen, 1965 (sélection d'après "The Family of Man").

Si la variabilité du contexte n’intéresse pas les théoriciens de la photo, elle apparaît en revanche dans les travaux qui prennent en compte la réception des images. Dans Un art moyen, Pierre Bourdieu enregistre les tentatives interprétatives de sujets confrontés à un lot d’images non contextualisées: «Une mèche de cheveux, une chevelure, elle est jolie, celle-là aussi; elle est loupée, c’est fait exprès; il a joué sur les défauts pour ne laisser voir que les cheveux. Un tour de force, ça! C’est un artiste qui a fait ça?» «Une chose qui manque, c’est d’avoir fait de la photo. On ne peut pas savoir ce qui est loupé» [6] Pierre Bourdieu, Un art moyen, Minuit, 1965, p. 131.

Selon Bourdieu, «la lisibilité de l’image elle-même est fonction de la lisibilité de son intention (ou de sa fonction)». En observant que «l’attente du titre ou de légende qui déclare l’intention signifiante» est le seul critère permettant «de juger si la réalisation est conforme à l’ambition explicite», le sociologue porte un regard sévère sur cette esthétique populaire, incapable de s’élever vers une perception non strictement fonctionnelle.

Mais ces réactions de spectateurs montrent clairement que la signification d’une image n’est pas  toute entière livrée par l’examen de son contenu. D’autres éléments d’information sont nécessaires pour comprendre l’objet soumis au regard. L’identification de l’intention de l’auteur est une manière de tenter de reconstituer le contexte natif de l’image, et de produire une évaluation adaptée à la proposition. «En résumé, le contexte donne sens aux images. Et si l’œuvre ne livre pas son contexte (…), le spectateur le fournira lui-même [7] Howard Becker, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme », Communications, N° 71, 2001, p. 333-351.

Alors que le lien sémiotique de l’index est fermement déterminé par la réalité phénoménologique de l’enregistrement, on ne peut qu’être frappé de la fragilité et de l’arbitraire de la référence contextuelle, qui n’a aucun fondement dans l’image, et qui relève de la construction narrative. Or, c’est ce second lien qui contribue à l’établissement du sens. Comme la fumée qui désigne le feu, la relation indicielle ne livre qu’une information: ça a été. Mais cette information n’est interprétable qu’a partir d’une connaissance du contexte [8]Voir la méprise de Walter Benjamin dans son commentaire du portrait des Dauthendey, cf. André Gunthert, « Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection« , Études … Continue reading. En photographie, tout l’art consiste a renverser cette corrélation, et à faire passer la détermination sémantique (contingente) pour une détermination sémiotique (impérative).

Version revue de mon intervention dans le séminaire « Culture Visuelle » du 11/04/2013 (iconographie sur Flickr).

Notes

Notes
1 Cf. André Gunthert, « L’illustration, ou comment faire de la photographie un signe« , L’Atelier des icônes, 12 octobre 2010.
2 Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Le Seuil, 1974, p. 154-155.
3 Cf. Alain Korkos, « Les gendarmes et la presse en galère« , Arrêt sur images, 11/02/2013.
4 Cf. Roman Jakobson, « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe » (1957), Essais de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, 1963, p. 176-196. Cette catégorie linguistique est désormais décrite sous le nom de « déictiques », cf. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Enonciation (1999), Paris, Armand Colin, 2009.
5 Cf. Rosalind Krauss, “Notes sur l’index” [1977] (trad. de l’anglais par J.-P. Criqui), L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69.
6 Pierre Bourdieu, Un art moyen, Minuit, 1965, p. 131
7 Howard Becker, « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme », Communications, N° 71, 2001, p. 333-351.
8 Voir la méprise de Walter Benjamin dans son commentaire du portrait des Dauthendey, cf. André Gunthert, « Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection« , Études photographiques, n° 2, mai 1997, p. 115-128.

19 réflexions au sujet de « Notes sur la décontextualisation »

  1. Est-ce que dans ces procédés de décontextualisation / recontextualisation, il ne faudrait pas distinguer différents processus? S’il y a toujours recontextualisation, il n’y a pas nécessairement décontextualisation.

    Le détournement façon « La chute », le film « La dialectique peut-elle casser des briques » http://www.ubu.com/film/vienet_dialectics.html , ou la série des « Martine » est drôle parce que l’on perçoit, malgré la recontextualisation, le sens initial que l’on connait ou que l’on peut deviner. C’est un peu comme les memes. C’est drôle parce qu’en fait la décontextualisation n’en est pas vraiment une. La recontextualisation suppose que le spectateur soit conscient qu’il est en présence d’un détournement du sens original. L’ancien contexte est partie prenante du nouveau contexte.

    Dans les décontextualisations façon portraits d’hommes politiques ou gendarme devant son véhicule, la décontextualisation est transparente. Pour que la recontextualisation fonctionne il faut qu’à l’inverse du cas précédent le nouveau contexte efface le contexte initial. Pour que l’illustration fonctionne, il faut qu’il y ait eu décontextualisation.

    Dans le cas du portrait de Copé dans la piscine de Ziad Takieddine, il n’y a pas, me semble-t-il à proprement parler de décontextualisation. Ou alors c’est que ça devient un meme et on est dans le premier exemple. C’est plutôt comparable au travail des historiens qui vont étudier des documents qui n’ont pas été produits à leur intention et en tirer de nouvelles informations, en étudiant par exemple les registres des naissances ou l’évolution du plan cadastral d’une commune. La contextualisation initiale est toujours présente. Copé en vacance. Mais de nouvelles informations sont associées à l’image. Ce que l’on sait ou croit savoir de Ziad Takieddine, le propriétaire de la piscine.

    Le chat me semble relevé de ce dernier cas. Les commentaires destinés à présenter le chat (affectueux, peureux etc.) ne relèvent pas de la décontextualisation. La nouvelle information, c’est que le chat est perdu.

  2. Est-ce que la decontextualisation des images relève parfois du détournement d’images donc de la manipulation?

  3. @Thierry Dehesdin: Il ne peut y avoir de nouvel usage d’une image, qui correspond à une recontextualisation, sans décontextualisation préalable, les deux opérations sont nécessairement liées.

    Comme le montre la décontextualisation satirique (p. ex. le mème Batman et Robin), qui joue de l’écart des contextes d’origine et d’arrivée, la recontextualisation ne suppose pas l’effacement du contexte source. Comme je le mentionne ci-dessus, toutes les décontextualisations ne sont pas identiques: la décontextualisation documentaire comme la decontextualisation satirique sont manifestes, quand la décontextualisation illustrative/narrative est le plus souvent masquée (par exemple, la date ou le contexte d’origine ne sont pas mentionnés: cas de Sarkozy à Brazzaville ou des gendarmes).
    (@Emmanuelle Fabre: la décontextualisation masquée relève effectivement de la manipulation intentionnelle.)

    La décontextualisation documentaire ou satirique fonctionne sur le mode de la citation, qui est une décontextualisation/recontextualisation apparente (les guillemets et la mention de source sont simultanément l’indication de l’origine du contenu et du fait que celui-ci a été importé dans un autre contexte).

  4. La décontextualisation ne contribue-t-elle pas à une perte de sens et de véracité dans certains cas? ( journalisme et histoire par exemple)

  5. Ça dépend des cas. Lorsqu’elle est masquée, il y a par définition une perte par rapport au contexte initial. Mais lorsqu’elle est apparente, la décontextualisation peut constituer au contraire un enrichissement: parmi les exemples ci-dessus, la mobilisation de la publicité Eumig par l’Internationnale situationniste ajoute du sens sans en enlever…

  6. La question de la décontextualisation suivie d’une recontextualisation peut être analyser sous la forme d’un dispositif (de citation) tel que le définit Giorgio Agamben (à la suite de Michel Foucault…bien que ce dernier n’ai jamais utiliser le terme de dispositif…): un mécanisme qui transforme notre rapport au monde en modifiant notre propre subjectivité.

    Cela ne fonctionnera que si, à la fois, nous avons conscience au préalable du détournement, et que nous l’oublions pour lire le nouveau message ainsi produit.

  7. Point de vue d’un non-spécialiste qui suit vos débats épisodiquement mais avec grand intérêt :

    La décontextualisation, c’est la perte des informations associées au document, qu’il s’agisse de la date, du lieu, de nom de l’auteur, de la fonction initiale (commanditaire éventuel), du format, etc.

    Dans le cas de la publicité exploitée par l’IS, il s’agit plutôt d’un détournement, explicite : l’origine du document n’est pas oubliée, sinon le détournement n’aurait plus de sens (ou deviendrait une « private joke », un acte ésotérique compréhensible par les seuls initiés). Comme le souligne J-Baptiste c’est une forme de citation, au même titre que les autres pastiches, parodies, etc.

    En revanche, la décontextualisation permet la constitution de l’image en icône : la seule « information » attachée à l’image est ce qu’elle désigne : « c’est Marilyn Monroe ». Ce n’est pas une photo représentant Norma Jeane Mortenson par Untel, à telle date, lors du tournage de tel film, etc. L’image décontextualisée DEVIENT ce qu’elle représente : ce n’est plus un portrait de Marilyn, C’EST Marylin.

    La « nouvelle culture » est une machine à fabriquer de l’image décontextualisée – de l’image abrutie -, comme les totalitarismes étaient des machines à fabriquer de l’image de propagande. Dans l’ancienne, « la vieille », l’usage et la règle de base de la déontologie et de la politesse (de polis, cité…) étaient de contextualiser l’image diffusée : de la créditer (auteur, date, événement…).

    La position d’AG paraît à cet égard paradoxale : comment peut-on militer pour la liberté générale de piller (de fait) et décontextualiser (pas de pillage qui ne s’accompagne de perte de l’histoire), tout en pointant le doigt sur les effets de la décontextualisation ?

  8. « La décontextualisation, c’est la perte des informations associées au document, qu’il s’agisse de la date, du lieu, de nom de l’auteur, de la fonction initiale (commanditaire éventuel), du format, etc. »

    Il s’agit en effet d’un cas particulier de décontextualisation (sans recontextualisation), mais qui ne recouvre pas toutes les acceptions décrites ci-dessus (par exemple les décontextualisations satiriques, qui maintiennent la référence au contexte d’origine). Le principe de décontextualisation de la plupart des mèmes est que la référence est connue, l’opposition avec la déontologie tape par conséquent à côté de la plaque.

  9. Je ne voulais pas vous agresser, seulement pointer ce qui m’apparaît comme une contradiction intéressante.

    Si je comprends bien nous avons affaire à deux types de décontextualisation : l’une avec recontextualisation volontairement « décalée » (parodie, pastiche, clin d’oeil…), l’autre « sans » recontextualisation (mais, comme vous l’avez montré, toute publication est une recontextualisation : lieu de publication, présentation de l’image, légende éventuelle, etc. – exemple de la photo de gendarmes).

    Lorsqu’une image est présentée hors de son contexte, coupée de ses « racines », sans que le public qui la voit puisse identifier son origine ou son sens initial, elle est bien décontextualisée ? Elle est alors transformée en une SORTE de « signifiant flottant », bon à tous les usages, y compris les plus malsains.

    Ce phénomène a toujours existé (même dans les manuels scolaires par exemple), avec Internet il est devenu énorme. Cela pose et repose de bonnes veilles questions de déontologie, de droit, et de rapport à l’image (propagande, idolâtrie, etc.). Ce que vos recherches et débats exemplifient -brillamment-, me semble-t-il.

  10. En fait, ce qui me frappe dans les observations résumées ci-dessus, c’est le caractère flottant de la contextualisation. Le constat, c’est à la fois que nous avons impérativement besoin de l’indication d’un contexte pour lire une image, et la fragilité du lien qui unit une image à sa signification. Je ne pense pas que chaque image possède une « source » légitime, attestée par des indications ou des métadonnées, et qu’il suffit de remonter à cette source pour retrouver le « bon » contexte. Le portrait de chat réutilisé pour rechercher le compagnon perdu n’est pas un usage illégitime d’une image, mais le témoignage de la plasticité des usages, dont la collection forme la véritable « vie » d’une image, beaucoup plus que son archéologie.

  11. Pour rester sur cette idée de la « vie » d’une image, on pourrait se demander si les images privées ne sont pas destinées à mourir lorsque nous ne sommes plus capables de les recontextualiser dans le groupe familial.
    Elles finissent alors à la poubelle à moins que leur prosécogénie soit telle que leurs qualités esthétiques leur permettent d’échapper à ce funeste destin.

  12. Ça me parait tout à fait juste. Elles peuvent aussi trouver une autre utilité sous forme d’archives, où elles seront lues comme portant un témoignage historique.

  13. L’exemple des photographies privées est en effet assez passionnant. Il s’est développé ces dernières années un marché important de tirages photographiques privés vendus en vrac, achetés par des collectionneurs pour leur intérêt artistique, leur thème, et surtout leur aspect kitsch. Sur ce dernier point elles rejoignent le « Non mais allo quoi » et autres cavalcades coréennes : on adore leur ridicule (supposé).

    Ces images n’accèdent pas au statut d’archive, au contraire leur histoire est niée (ce qui permet éventuellement d’en inventer d’autres, fantasmatiques), les albums et ensembles sont toujours dispersés, mélangés à d’autres clichés, les informations accompagnant les photos ne sont jamais transmises (nom, lieu, date…). On peut d’ailleurs ressentir une certaine gêne devant ces étals d’histoires effacées, de visages exposés, d’intimités révélées. Contextualisés, ces clichés étaient des moment de vie, des souvenirs d’amours, de douleurs, parfois la chose la plus précieuse au monde, souvent la plus secrète, pour celui ou celle, qui, il y a quelques années à peine, les détenait (parmi les photographies privées anciennes, les plus recherchées sont les portraits de morts, et les scènes sexuelles). Décontextualisés, ils ne sont plus que des images.

    Ce cannibalisme s’est développé avec l’avènement du numérique, qui a fait de l’épreuve photographique privée un objet en voie de disparition, et donc digne d’intérêt pour les collectionneurs. Est-il si différent de celui qui règne sur Internet (Tumblr par exemple) ?

  14. Le terme de « vie » des images utilisé par Thierry Dehesdin est intéressant. En effet, une image décontextualisée finira part « mourir » (comme une image non référencée qui ne pourra pas être recherchée et tombera dans l’oubli).

    Plus grave, à mon sens, c’est la chaine généalogique sur laquelle s’appuient d’ordinaire les pastiches / parodies / caricatures, qui est rompue lorsque la décontextualisation est tellement violente qu’elle ne laisse plus apparaitre ses origines.

    Dès lors, on se demande même qu’elle est le but recherché en terme de construction de discours.

  15. @JD: On peut comparer ce que tu décris de la récupération par le marché des photographies privées avec la découverte de l' »art nègre » au début du XXe siècle (lire notamment à ce propos: Ernst Gombrich, La Préférence pour le primitif, Phaidon, 2004), ou encore avec le pillage des sites archéologiques antiques au cours du XIXe siècle… Les circulations culturelles s’effectuent rarement pour des raisons légitimes, et il ne me paraît guère étonnant qu’une augmentation de la fluidité, comme celle produite par internet, occasionne une augmentation des mésusages…

    @J-Baptiste: Les métaphores biologiques doivent toujours être utilisées avec prudence, mais il est exact qu’une source qui n’est plus sollicitée sombre dans l’oubli… A cet égard, il faut aussi considérer l’espace du web comme une chance offerte à de nombreux documents d’être à nouveau mobilisés.

    A lire pour poursuivre la réflexion sur ces questions: « La culture du partage ou la revanche des foules » http://culturevisuelle.org/icones/2731

Les commentaires sont fermés.