Quelle place occupe l’architecture dans l’imaginaire des sociétés post-industrielles? Pour répondre à cette question, on peut considérer l’apparence avantageuse déployée par quelques monuments de par le monde, qui continuent de défier le ciel comme à l’époque des cathédrales. Ou observer les courbes de quelques grands groupes côtés en bourse, qui semblent de même prodiguer les signes d’une santé insolente.
Mais d’autres messages hantent des territoires moins exposés, de ceux où se tisse la trame de nos rêves. Inception est dans la période récente le film qui fait la place la plus emblématique au personnage de l’architecte. Dans le cinéma de Christopher Nolan, ce rôle n’est plus celui d’un créateur tout-puissant, mais celui d’un concepteur de fictions, ou pire, d’un destructeur de mondes.
Croisement entre Mission impossible et La Clé des songes, Inception offre le récit d’une effraction de l’esprit par la création de mises en scène enchâssées. Sans entrer dans le détail d’une intrigue construite en forme de labyrinthe, on retiendra que l’élaboration de ces espaces oniriques revient à un personnage central, désigné comme « architecte » (mais qui panache aussi bien des fonctions d’urbaniste que de décorateur). Le héros joué par Leonardo DiCaprio est lui-même l’un de ces concepteurs, dont le talent ne peut être exploité en raison d’obscurs troubles de la personnalité. Ce dernier part à la recherche d’un remplaçant, qu’il rencontrera à Paris avec le personnage d’Ariane (Ellen Page).
Clin d’œil à la mythologie (Ariane est celle qui guide Thésée dans le labyrinthe), l’étudiante en architecture découvre les potentialités de l’élaboration onirique contrôlée dans une scène mémorable où l’on voit notamment les rues de la capitale se plier à angle droit ou un passage surgir d’un jeu de reflets croisés.
La manipulation ludique de l’espace urbain par les effets spéciaux du cinéma résume les règles du rêve programmé selon Christopher Nolan: un espace paradoxal qui peut réserver les plus grandes surprises, mais doit néanmoins se conformer à des lois supérieures, psychologiques mais aussi architectoniques ou optiques.
Le souvenir le plus puissant du fonctionnalisme dans Inception est peut-être la figure du labyrinthe. Dans le rêve, impossible de borner les déplacements de ceux qui le peuplent. C’est pourquoi le rêve contrôlé doit fournir à leurs déambulations un espace truqué, un escalier de Penrose qu’ils pourront parcourir plusieurs fois sans s’en apercevoir. Le labyrinthe est donc l’expression d’un déterminisme caché, qui n’est pas sans rappeler l’urbanisme intransigeant de Le Corbusier.
Les autres moments du film qui exploitent l’imagerie architecturale sont ceux qui décrivent l’univers conçu par les deux principaux protagonistes, joués par Léonardo DiCaprio et Marion Cotillard, qui auraient passé plusieurs décennies à élaborer un monde intérieur purement virtuel.
Celui-ci se présente sous la forme d’un urbanisme arrogant et abstrait, sorte de déclinaison façon Sim City des standards du Style international, répétition en enfilade de figures géométriques élémentaires, formes sans vie se reflétant à la surface de bassins déserts.
Dans ce monde hypothétique, seules quelques rares maisons, posées là comme d’improbables éléments d’un jeu de construction qui les dépasse, figurent la réalité de l’habitation et s’avèrent fonctionnelles. L’ensemble de cet univers est par ailleurs en voie de désagrégation et s’écroule par pans entiers dans l’océan qui le borde.
Univers d’images où l’on ne sait distinguer le vrai du faux, labyrinthe trompeur destiné à nous égarer, ce décor est de surcroit un monde voué à la destruction. Telle est la leçon d’un film où la fin du rêve s’accompagne immanquablement de l’effondrement de l’édifice qui lui servait de théâtre.
L’architecte des rêves est donc un personnage bien éloigné du démiurge jadis incarné par Le Corbusier, héritier du héros d’Aristote qui le désignait comme le créateur par excellence. Hanté par le fantasme, jouet de l’imprévu, il n’exerce ses pouvoirs que sur les territoires incertains de l’inconscient ou de la fiction. D’un passé prestigieux n’émerge que le fantôme d’une architecture inhabitable.
Si Inception présente une vision de l’architecture qui en fait un art frère du cinéma, on peut y voir une métaphore plus générale de la crise d’un imaginaire – celui qui, depuis plusieurs siècles, a vu la création architecturale comme l’une des manifestations les plus élevées des pouvoirs de l’homme sur la nature et du prestige politique, religieux ou économique.
La fiction n’est pas un domaine étranger à l’architecture. Si on la comprend comme une forme descriptive privée de référent dans le monde réel, celle-ci est au contraire bien présente dans les représentations projectives – avant-projet, élévation, maquette, etc… – qui visent à figurer l’état final d’un édifice avant sa réalisation. Le recours aux techniques du dessin pour produire cette anticipation est une étape nécessaire de la création, aussi ancienne que l’art lui-même.
La question qu’adresse l’œuvre de Christopher Nolan à l’architecture est celle des limites de ces simulacres. Au lieu de parcourir dans son entier le parcours qui va de l’image projective au bâtiment réel, Inception s’arrête en quelque sorte en chemin, et croque l’architecte sous les traits d’un producteur de chimères.
Ce portrait est-il injustifié? Il renvoie à une autre réalité du métier: son abondante empreinte médiatique. Photographie et revues spécialisées ont choisi depuis le début du XXe siècle de présenter cette activité par le biais d’un culte des apparences, plus proche de la publicité que du reportage. Comme pour la haute couture, il est désormais difficile de détacher la vision de l’architecture de son imagerie laudative – qui sert en particulier de référent aux nouvelles techniques de projection avant réalisation.
Quand le destin de l’architecture se déprend-il de cette image trop lisse? Dès la fin des années 1970, les grands ensembles subissent le contrecoup de la réalité de la ségrégation sociale, dont les images jurent avec les présentations optimistes de l’après-guerre. Lorsque la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) envoie des photographes appréhender le paysage français, au milieu des années 1980, c’est avec la mission de revenir au « territoire réel ». La retransmission en direct dans les journaux télévisés des démolitions de barres, qui s’effondrent dans des nuages de poussière, nourrit une contradiction spectaculaire des promesses du Mouvement moderne.
Ni la projection ni la fiction ne constituent un obstacle à la perception du réel. Au contraire: c’est bien en désignant ce qui existe comme son autre que la fiction autorise tous les jeux narratifs ou expressifs. Le danger que désigne Inception n’est pas celui d’un balancement dialectique entre réel et imaginaire, mais leur confusion, le moment où il n’est plus possible de savoir dans quel monde on est, le moment où l’on perd pied, où il faut se pincer pour vérifier si l’on rêve – réflexe que le film de Nolan ritualise sous la forme du totem.
L’illusion n’est pas la fiction. La fiction est un genre qui s’appuie sur notre capacité à différencier le réel du rêve. L’illusion est la perte des repères et le remplacement toujours redouté du réel par son image. A un moment où, grâce à la sophistication de l’image de synthèse ou à la puissance de l’animation 3D, le réalisme des représentations projectives n’a jamais été aussi illusionniste, le soupçon de la confusion est bien celui qu’apporte Inception.
Nul ne doute de savoir s’il rêve ou s’il est éveillé. Mais est-on sûr que l’image ne nous apporte pas déjà des consolations que l’état réel du monde ne peut plus garantir ? A la fin de Soleil vert (Soylent Green, Richard Fleischer, 1973), le personnage du vieillard, Sol Roth, se présente à l’institution administrant l’euthanasie volontaire qui constitue la fin de la vie. Sur son lit de mort, au lieu des beautés de la nature, c’est leur image qui s’inscrit sur l’écran devant les yeux embués du vieil homme. Sous une forme à peine différente, c’est bien ce principe hallucinatoire que décrit Platon dans le fameux mythe de la caverne.
Inception se clôt par un retour à la terre ferme qui est simultanément un retour au réel. Pourtant, les personnages semblent sonnés par tant d’aventures vécues en rêve. C’est la bouche pâteuse et les gestes lourds qu’ils réintègrent l’état de veille, comme poursuivis par les chimères du sommeil. Au moment du dénouement, l’image s’interrompt, sans que le spectateur sache si la toupie tombe ou non, laissant sans réponse la question de savoir si le songe a vraiment pris fin.
La dernière leçon du film est que dans l’espace de la représentation, il est impossible de différencier entre les degrés de la fiction. Si l’architecture est cosa mentale, toutes ses étapes, y compris la réalisation, ne sont que le prolongement d’un rêve que l’on peut poursuivre éveillé. Rien – sinon la mort – ne peut nous délivrer du songe de l’architecte.
4 réflexions au sujet de « Le rêve de l'architecte »
Bonjour André,
Merci pour ce beau texte, dont la conclusion exprime à mon avis avec les mots les plus justes, cette ambiguïté fascinante (et même inquiétante, dans le cas d’Inception) entre architecture représentée et réalisée.
J’aurais une question sur la définition de la fiction « comme une forme descriptive privée de référent dans le monde réel », à laquelle appartiendraient donc les figurations du projet : avant-projet, maquette, etc.:
Comment cette compréhension de la fiction peut-elle s’articuler à la fiction photographique, qui bien qu’étant basée sur un objet bien réel, le bâtiment réalisé, en propose une image « fictionnalisée » – comme dans le cas de la photographie d’architecture laudative, ou publicitaire?
Si l’architecture réalisée participe encore d’une représentation, comme le suggère Inception et la lecture que tu en proposes, la distinction sur laquelle se base cette définition de la fiction (présence ou absence de référent dans le monde réel) ne s’en trouve-t-elle pas atténuée, dans la mesure où l’est la distinction entre le monde réel et le monde représenté?
Merci pour tes appréciations! La notion sur laquelle il faudrait revenir, pour préciser les choses, est celle de « degrés de fiction » (notion que l’architecture « en poupées russes » du récit d’Inception permet tout particulièrement d’aborder). Contrairement à l’approche « tout ou rien » discutée par Patrick dans la vision de la logique modale, je suis frappé par la coprésence dans tous les énoncés de composants expressifs divers, où les techniques d’objectivation par retrait du locuteur (ou « effet de réel ») voisinent avec les marques perceptibles de l’énonciation (ou « effet de style »), quelle que soit la catégorie énonciative.
On peut observer dans un film de fiction (ou une photo publicitaire, qui ressort par principe d’un dispositif fictionnel) des éléments d’information objectifs capturés par l’outil d’enregistrement (par exemple la manipulation du journal dans la pub Lactel). Inversement, un document dit « objectif » ne l’est jamais tout à fait, et porte à des degrés divers l’empreinte stylistique de son auteur, qu’un examen attentif permet là aussi de discerner.
Dans cette approche des représentations, il faut donc distinguer entre deux niveaux descriptifs: celui, global, du genre, qui nous permet de caractériser la catégorie de l’œuvre du point de vue de son énonciateur; et celui, ponctuel, des formes utilisées au sein d’une œuvre, qui couvre un spectre très large de modalités et d’interactions entre les différentes catégories expressives. C’est en fonction de ces deux niveaux de description que l’on peut par exemple déceler une contradiction entre le genre auquel semble appartenir un film comme Shoah, qui ne se présente pas comme une fiction, et l’usage massif de constructions illusionnistes, voire mensongères, bien décrites par Rémy Besson, qui paraissent s’écarter de la revendication éthique a priori caractéristique du genre documentaire.
Bonjour,
Lecteur assidu et inspiré de vos analyses, je tiens un blog consacré à l’architecture, ou plutôt à tout ce qui l’entoure. J’ai publié une réflexion sur la réflexion proposée par votre article. A lire ici :
http://www.autour-architecture.net/
@ André, merci pour ces précisions. La distinction entre deux niveaux descriptifs, global et ponctuel, est en effet la clé (que je cherchais depuis un petit moment) pour cerner le statut de la représentation du projet par rapport à la fiction : sans être une fiction assumée par l’auteur-architecte (le projet ne fait pas partie du genre de la fiction: comme le documentaire, ce n’est pas à priori un produit illusionniste ou mensonger), elle recourt néanmoins ponctuellement à des formes et des catégories expressives, qui relèvent de ce genre.
Si l’on décrit la représentation d’architecture du point de vue des professionnels de la mise-en-image, notamment les perspectivistes et les photographes d’architecture, elle est en revanche beaucoup mieux assumée comme une « mise-en-fiction » par les auteurs.
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