Le photographe Thierry Dehesdin a expliqué sur Culture Visuelle pourquoi l’archivage des images dans le contexte industriel est le plus souvent inexistant ou inopérant. La photographie n’est qu’une mémoire potentielle, dont les qualités d’enregistrement demandent pour être mises à profit des conditions rarement réunies: un espace de stockage dédié, la mobilisation d’une compétence spécialisée et surtout un objectif de conservation à long terme.
L’opposition des contraintes industrielles et de l’utopie mémorielle existe au sein même de l’archive photographique. Si nous appelons couramment « archives » les fonds des entreprises de presse, il importe de percevoir que c’est une autre logique que celle d’un archivage à des fins de préservation culturelle qui définit leur existence. Une photothèque d’agence ou de journal est structurée par sa fonction première qui est son exploitation commerciale [1] Cf. Audrey Leblanc, « Des archives pour Sygma (2) : conserver et classer le noir et blanc argentique« , Le Clin de l’oeil, 22 novembre 2009..
Ces fonds conservent des traces précieuses, qui superposent à l’empreinte photographique proprement dite celle de l’industrie des images. Lors d’un examen de l’archive de la fondation Gilles Caron, je découvrais ce tirage énigmatique sans nom d’auteur, constellé de marques de couleur (voir ci-dessous).
La célébration du soixantième anniversaire du règne d’Elizabeth II a fait ressurgir cette image du coffre des souvenirs. Diffusée par l’AFP, qui la date faussement du 1er novembre 1965, il s’agit d’une photographie de la présentation à la reine de Johnny Halliday et Sylvie Vartan, lors du gala annuel organisé au Palladium Theatre de Londres, le Royal Variety Performance, le 8 novembre 1965, où le jeune couple récemment marié présente plusieurs chansons, en compagnie de Peter Sellers, Shirley Bassey, The Kaye Sisters ou Peter Paul and Mary…
Publiée le lendemain par Le Figaro en illustration d’un article consacré à cette rencontre (qui fait également l’objet d’un reportage radiophonique), cette photographie anonyme de mauvaise qualité est probablement due à un amateur, comme le suggère son format, un Polaroid noir et blanc, dupliqué par contact pour pouvoir être exploité dans un contexte presse (contrairement aux affirmations péremptoires de « profonde mutation des métiers du journalisme » auquel peut conduire le recyclage de photos amateurs, son réemploi s’explique avant tout par le fait qu’il n’existe aucune autre image de l’échange entre les vedettes françaises et la reine d’Angleterre).
L’objet conservé dans l’archive n’est pas une photographie, mais plus exactement le support matériel de son exploitation commerciale, qui fait fonction d’index pour l’opération de sélection iconographique, à la manière d’une planche contact. Le duplicata porte la trace de 6 (ou 7) sélections successives, effectuées à l’aide de marqueurs de couleurs, qui renvoient à autant de publications distinctes. La date de ces sélections est inconnue, tout comme celle à laquelle cet index a cessé d’être utilisé.
Cette trace archéologique matérialise un autre monde que celui de la production photographique, qui est habituellement celui sur lequel se concentre l’attention des exégètes. De fait, cet index à usage purement pragmatique montre le recouvrement du monde de la production par celui de l’exploitation, du monde photographique par le monde médiatique.
Contrairement à ce qu’écrit Nathalie Heinich [2] Cf. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012., ce n’est pas l’opération technique d’enregistrement qui est la condition de l’accès à la notoriété. Pour atteindre la visibilité médiatique, une information doit avoir fait l’objet d’une autre opération: la sélection pour publication, qui définit l’univers éditorial.
Ce qui explique que Nathalie Heinich, comme de nombreux autres avant elle, confonde la dimension photographique avec la dimension médiatique, c’est que tout est fait pour que celle-ci passe inaperçue. Le résultat d’une sélection iconographique – la publication d’une photographie –, efface toutes celles qui n’ont pas été retenues, dont l’existence n’est connue que des professionnels. Anonyme, l’opération de sélection disparaît comme choix individuel et acquiert l’évidence de la chose publiée.
C’est pourquoi ce que donne à voir ce duplicata est décisif. Car il dévoile non seulement l’autonomie de l’opération éditoriale, mais aussi la logique consensuelle des choix journalistiques, qui se manifeste par la sélection multiple, par des acteurs et des organes différents. Nous ne voyons jamais l’opération de sélection, mais seulement son résultat. Ce qu’a enregistré ce document, sous la forme de marques de couleur, c’est la collection de ces choix, l’indication de la prosécogénie de l’image, son degré d’intérêt médiatique.
Pour être exploitée sur un plan scientifique, une archive de presse doit être considérée pour ce qu’elle conserve: non pas des informations culturelles sur la production photographique, mais des informations industrielles sur leur exploitation médiatique. Cette mémoire n’est pas moins importante que la prise en compte esthétique des fonds visuels. L’histoire à laquelle elle donne accès n’a pas encore été écrite.
Avec mes remerciements à Marianne Caron, Audrey Leblanc, Sébastien Dupuy. Ce billet reprend les principaux éléments de mon intervention « The Image Bank. Archive of the industrial history of photography« , présentée au colloque « The Archive as Project », Centrum Kultury Nowy Wspaniały Świat, Varsovie, mai 2011.
Notes
↑1 | Cf. Audrey Leblanc, « Des archives pour Sygma (2) : conserver et classer le noir et blanc argentique« , Le Clin de l’oeil, 22 novembre 2009. |
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↑2 | Cf. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012. |
8 réflexions au sujet de « De quoi l'archive photographique est-elle la mémoire? »
Bonjour André,
sans rapport direct avec le sujet (autre que l’évolution des pratiques de photographie, de médiatisation et d’attention), je me demandais si vous aviez eu connaissance de cet article qui faisait pas mal de bruit il y a plusieurs mois, et s’interrogeait sur le volume total des clichés réalisés depuis l’invention de la photographie : http://blog.1000memories.com/94-number-of-photos-ever-taken-digital-and-analog-in-shoebox
On y retrouve le motif du « vertige des grands nombres » que vous aviez repris de Ertzscheid l’année dernière, mais ce qui me paraît frappant est surtout la mise en évidence des phénomènes de concentration à travers des plateformes telles que Facebook ou Flickr, de facto érigés au rang de « curateurs malgré eux » — pourrait-on dire.
@vvillenave: Merci du signalement. Oui, j’avais lu cet article aux graphiques frappants. La discussion sur le rôle nouveau des réseaux sociaux en matière visuelle a été abordée ici à plusieurs reprises. Je présenterai au festival d’Arles une tentative de synthèse sur cette « reconfiguration du photographique« , avant d’en proposer une version rédigée sur ce blog.
Merci André pour ce billet, qui permet d’éclaircir les termes de la question de l’archive photographique, assez complexe en effet. Il me semble que le problème que tu soulèves n’est pas propre à la photographie commerciale, industrielle ou de presse, mais à nombre de fonds constitués au XXe siècle. Je pense notamment ici aux commandes institutionnelles, passées à titre documentaire à l’origine. Car il semble bien que l’histoire de la photographie telle qu’elle s’est écrite autour du personnage du photographe – auteur a conduit à une restructuration de ces fonds en collection, délaissant l’histoire culturelle de leur constitution au profit d’une valorisation artistique autour de la figure de l’auteur. Un parti-pris qui est, me semble-t-il, problématique car il conduit à délaisser l’archéologie du fonds au profit de la mise en scène de trajectoires personnelles.
@Raphaele: Tu as tout à fait raison. A l’exception des fonds des bibliothèques et de quelques archives historiques, la plupart des collections photographiques ont été constituées en vue d’une activité commerciale. Les archives des entreprises de presse, très difficiles à conserver après la fin de l’activité économique qui est la condition de leur financement, sont volontiers présentées dans la presse comme des trésors culturels irremplaçables ( voir « BHVP: ne réveillez pas une archive qui dort« ). La vérité est qu’en l’absence de toute politique patrimoniale, et compte tenu du coût élevé de leur entretien, ces fonds sont voués au démantèlement à plus ou moins brève échéance – comme la majorité de la documentation industrielle, qui n’entre pas dans le périmètre des objets archivés par les institutions spécialisées.
Le numérique raccourcit, de fait, le circuit qui conduit de la prise de vue à la publication. En effet, de plus en plus souvent, les photographes de presse ou de corporate se voient astreints à réaliser eux-mêmes un premier editing de leurs photos avant de les transmettre à la rédaction ou à l’entreprise commanditaires. Si bien que ces dernières ne sont plus dépositaires de l’intégralité des clichés pris, mais seulement de ceux qui présentent le potentiel le plus élevé de valorisation commerciale – le photographe professionnel étant censé devancer la demande en proposant des images ad hoc. Ce dernier demeure le seul détenteur de la totalité des photos prises dans le cadre d’un reportage, à supposer qu’il les conserve toutes au delà de leur durée prévisible d’utilisation. Comme il ne dispose généralement pas des moyens humains nécessaires à un archivage et une conservation systématique, rien n’est moins sûr.
Concernant ces questions d’archivage et de traces archéologiques des opérations d’exploitation des photographies de presse, je signale ici l’existence d’un Tumblr particulièrement intéressant mis en place par le New York Times sur lequel sont présentées des photographies d’archive recto (l’image) – verso (les traces successives des opérations d’éditorialisation) : http://livelymorgue.tumblr.com/about
@Sylvain La photo qui fait sens (commercialement, esthétiquement, affectivement) dans les années qui suivent la prise de vue n’est pas nécessairement celle qui constituera le document le plus passionnant 50 ans après. La dimension patrimoniale entre comme par effraction dans les images. Je travaille actuellement sur le catalogue raisonné d’un sculpteur. Il existe des oeuvres dont la famille connaît l’existence mais qui ont disparu. C’est sur des photos d’atelier réalisées sur des plaques en verre 4×5″ dans les années 20 ou 30, que l’on va retrouver certaines de ses oeuvres au détour d’une étagère. Ce sont des détails, le plus souvent en dehors du champs de netteté, qui n’ont pas de valeur esthétique, mais qui sont devenus des documents irremplaçables. J’ai réalisé également souvent des scans de contacts en raison de la disparition des originaux.
La grande différence entre l’argentique avec ses films en bande et ses contacts, et le numérique, c’est qu’avec les films en bande et les contacts, les acteurs de la chaîne photographique au sens large (photographes, iconographes, agences, héritiers…) ont été obligés de conserver, comme malgré eux, des clichés qui auraient sans doute été effacés en numérique.
Pour en revenir au billet, les champs IPTC pourraient jouer ce rôle de conservation de l’exploitation commerciale de l’oeuvre photographique et permettre la reconstitution « archéologique » de la vie de l’oeuvre, mais je doute que ce soit souvent le cas.
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