Cannes, ou la visibilité au carré

Comme à l’automne reviennent les feuilles mortes, au printemps, depuis 1946, Cannes et son festival peuplent d’images nos pages et nos écrans. Depuis la reprise en main du cinéma français par l’argent des télés, cette imagerie s’est sensiblement protocolarisée. Alors que les années Bardot montraient Cannes comme une antichambre des grandes vacances – plage et seins nus au soleil [1] Cf. Vanessa Schwartz, It’s so French! Hollywood, Paris and the Making of Cosmopolitan Film Culture, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 2007. – la vision promue par Canal + a hollywoodisé le festival, imposant smokings et robes de bal sur le fond rouge des marches.

Extériorisé en 1983 par le nouveau Palais, cet escalier de la gloire est devenu la principale scène d’une mise en spectacle réglée, qui est moins celle du défilé des stars que celle de la visibilité elle-même, élevée au carré, sorte de célébration au second degré de l’exposition médiatique.

L’indice le plus sûr du caractère tautologique de cette surexposition est la présence dans l’image de la foule des photographes et cameramen. Organisée par la scénographie des marches, la présence en vis-à-vis des preneurs d’images exploite une figure déjà ancienne: la confrontation d’un personnage avec un groupe de journalistes.

Mobilisée par la photo, la caricature, la bande dessinée, le cinéma ou la télévision, cette figure qui s’amplifie au cours du XXe siècle atteste de manière spectaculaire le rôle de la médiation journalistique dans la sélection des faits culturels. Très facile à interpréter, elle peut être décrite de manière quasi-géométrique comme la construction d’un point focal de l’attention, désigné par la foule des journalistes, dont la prosécogénie se déduit logiquement du nombre de professionnels accourus pour rendre compte de l’événement.

Cette expression de la pression médiatique, qui fournit une échelle visible de l’importance accordée à l’événement ou à la source, est à ranger parmi les multiples figures de réflexivité qui ont pour fonction d’asseoir le rôle culturel et social de la presse. Exercice collectif voué la construction d’une information objective, le travail médiatique se dépeint dans sa pluralité, qui est supposée garantir sa représentativité.

Quoiqu’elles s’inscrivent dans le prolongement des pratiques illustratives graphiques, les nouvelles formes d’enregistrement visuel entraînent à l’évidence une reconfiguration des règles de l’exposition médiatique, ainsi qu’en témoigne dès 1897 ce dessin du journal satirique Le Rire, où l’on voit le président Félix Faure, en visite chez le tsar à Peterhof, dire à son hôte en le poussant du coude: «Un peu de côté, s. v. p., à cause du cinématographe» (voir ci-dessus).

Etre visible pour la caméra, c’est préserver (ou augmenter) son capital de notoriété. Dès le début du XXe siècle, la version « outillée » de la confrontation s’impose comme la forme classique de la figure, avec des variantes directement liées à l’évolution des technologies d’enregistrement.

On ne saurait toutefois réduire l’analyse de ces figures à leur détermination technologique. Dans son récent ouvrage, De la visibilité, Nathalie Heinich voit dans l’outil photographique la principale cause d’un nouveau régime de visibilité caractéristique de la modernité, qui permet par exemple aux éphémères vedettes de la télé-réalité de bénéficier d’une exposition semblable à celle des anciens héros [2] Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012..

Toutefois, des millions de personnes ont été photographiées sans pour autant devenir célèbres. L’accession à la reconnaissance médiatique ne dépend pas des conditions techniques de visibilité, mais d’un régime bien particulier d’exposition, qui plonge ses racines dans l’histoire, et que Louis Marin a décrit en détail dans Le Portrait du roi [3] Louis Marin, Le Portrait du Roi, Paris, Minuit, 1981..

Aménager les conditions d’une mise en spectacle de l’exposition, d’une mise au carré de la visibilité, est une logique au cœur des mécanismes de cour, favorisés par Louis XIV pour affaiblir les seigneurs, à qui il impose une présence permanente au sein de la scénographie versaillaise. Dans ce théâtre des miroirs, le roi et ses courtisans reproduisent indéfiniment la scène de la confrontation de la source et de ses destinataires, à jamais unis par leur justification réciproque.

La puissance existe-t-elle en dehors de ses signes? Selon Louis Marin, elle n’est rien d’autre que leur mise en œuvre. Si l’on en croit cette leçon, la célébrité, c’est être à la bonne place, au point que nous désigne le regard des autres, car c’est lui qui confère à tout ce qui s’y trouve puissance, gloire et beauté.

Notes

Notes
1 Cf. Vanessa Schwartz, It’s so French! Hollywood, Paris and the Making of Cosmopolitan Film Culture, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 2007.
2 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
3 Louis Marin, Le Portrait du Roi, Paris, Minuit, 1981.

7 réflexions au sujet de « Cannes, ou la visibilité au carré »

  1. Merci pour ce billet limpide ! On le voit aussi dans la manière dont Hollande se substitue à Sarkozy dans les habits de la fonction et dans le viseur des photographes, aux côtés des « grands » de ce monde… Dire qu’il n’avait pas la carrure c’était dire qu’il n’était pas le point de mire… C’est différent aujourd’hui… l’effet manifesté crée la cause imaginaire… 😉

    Et ce qui me frappe dans la juxtaposition des images que ton analyse propose, c’est aussi la récurrence (pour ne pas dire la survivance;-) de la révérence, l’inclinaison de la tête en signe de reconnaissance de la puissance de l’autre… aussi bien à la cour de Louis XIV, sur les dernières images, que sur les marches à Cannes, sur le quai de Tintin ou sur la caricature de presse avec Félix Faure… où l’on voit les journalistes et les photographes se pencher pour prendre leur cliché ou noter les paroles du héros… C’est sûrement dû aux conditions matérielles de la situation, certes, mais le fait de le représenter ainsi mobilise bien sûr cette figure du contact avec la puissance imaginaire qu’est la révérence…

  2. Il y a, me semble-t-il une différence entre la « puissance » et la « célébrité ». Louis XIV n’était pas honoré parce qu’il était célèbre, mais parce qu’il était le roi, c’est-à-dire le dépositaire d’une charge qui le dépassait, lui et ses courtisans, l’incarnation d’une institution, la royauté. Alors que la starification repose entièrement sur l’économie volatile de la célébrité : elle est par nature dépendante de la mise en œuvre des signes de notoriété, au premier rang desquels aujourd’hui la présence manifeste des médias.

  3. @ Olivier : Justement, si Hollande « se substitue à Sarkozy dans les habits de la fonction », c’est bien parce que la fonction survit à ceux qui l’occupent, de même que la royauté parait des mêmes atours et de la même autorité ceux qui, de génération en génération, montaient sur le trône. C’est le trône qui fait le roi, de même que c’est le mandat électif qui fait le président de la République, pas sa visibilité particulière, ni la déférence des courtisans ou des photographes – qui l’accompagne forcément.

  4. @Olivier Beuvelet: On peut proposer des analyses semblables de figures de discours comme « rentrer dans le costume », qui impliquent la même idée d’un changement de statut imaginaire. L’une des failles de Sarkozy est de ne pas avoir totalement réussi à convaincre, malgré les signes, qu’il était entré en correspondance avec la fonction. Une analyse plus fine montrerait probablement l’existence de contre-signes, c’est-à-dire d’éléments perçus comme contredisant les manifestations attendues de la révérence (comme les Ray-Ban, ou une expression vulgaire…). Puissants par les signes, le roi ou la star en sont aussi les prisonniers…

    @Sylvain Maresca: Discussion aussi ancienne que Les Deux corps du roi d’Ernst Kantorowicz. Louis XIV était-il un dieu ou un homme? C’est la pompe du Roi-soleil qui faisait qu’on pouvait le voir comme un dieu. Mais en réalité, il n’était qu’un homme. L’institution qui le faisait craindre était imaginaire, ainsi que le démontreront ceux qui couperont la tête à son descendant. Le pouvoir des stars d’Hollywood ne s’exerce pas dans le même domaine que celui des rois, mais il s’exprime par des formes délibérément copiées sur celles mises au point à la cour. Leur parenté est précisément de s’adresser à l’imaginaire, par l’intermédiaire des formes visuelles, ou plus précisément de leur mise en œuvre par le régime médiatique.

  5. @ André : Certes, l’aura (plus que la puissance) des stars revêt des formes copiées sur celles mises au point à la cour. Mais sa fragilité provient précisément de ce qu’il ne s’agit que d’une exacerbation des qualités réelles ou fantasmées d’un individu singulier, alors que la puissance du roi résultait de son intronisation, c’est-à-dire de l’investissement massif d’une institution qui s’incarnait dans cet individu dès lors autrement plus puissant qu’une star. Bourdieu avait suggéré une homologie entre les micros, les objectifs de caméras, les flashs, et le sceptre du roi qui impose sa parole comme un parole d’autorité, ayant force de loi. Mais il n’a pas poussé la métaphore jusqu’à comparer les stars de Cannes au Roi Soleil.

  6. Nathalie Heinich esquisse cette comparaison (« De Versailles à Hollywood », p. 68-72), tout en suggérant, comme tu sembles le faire, une différence de nature entre « visibilité » et « excellence ».

    Ce n’est pas ainsi que je pose le problème. Je dis simplement que le système médiatique emprunte au modèle monarchique quelques unes de ses figures, notamment la mise en spectacle de la visibilité – et que ce n’est pas par hasard. On pouvait donner d’autres formes à la promotion du métier d’acteur. Chaplin en avait fourni une version plus ancrée dans la culture populaire. C’est l’industrie hollywoodienne qui décide de copier certaines manifestations du prestige dynastique, transformant ainsi les comédiens en demi-dieux – avant que la télévision ne revitalise à son tour ce processus de sacralisation…

    J’ajoute que ces figures de prestige, encore parfaitement opérantes dans les années 1930 ou 1950, me semblent avoir pris un coup de vieux dans la période récente. A l’ère de l’appropriation et du partage numérique, le relooking élitaire du festival a désormais un côté pâlichon et ringard. A mon avis, il va bientôt falloir penser à vendre le cinéma autrement qu’avec des paillettes sur fond rouge…

    Cela dit, je trouve significative l’inquiétude que tu manifestes que cette similitude des formes pourrait amener à confondre la réalité des pouvoirs, car au fond c’est bien leur fragilité que vient souligner ce rapprochement. Norbert Elias, qui a inspiré aussi bien Marin que Bourdieu, était quant à lui très sensible à cette dimension formelle de l’expression de la puissance.

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