Nouveaux riches

A quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, Le Point n’y tient plus et marque son territoire comme un chien qui pisse, de manière réflexe. Franz-Olivier Giesbert, Claude Imbert, Sylvie Pierre-Brossolette: le ban et l’arrière-ban du journal ont été mobilisés pour crier haro sur l’ennemi héréditaire: Mélenchon-Robespierre. «Le climat qui règne en France, en cette fin de campagne, rappelle celui qui plombait notre pays alors que, de l’autre côté du Rhin, le IIIe Reich planifiait sa guerre», écrit, tout en nuances, le fin analyste qui tient lieu de directeur au magazine.

La cause est entendue: derrière la bannière du Front de gauche, la plupart des candidats sont venus emboucher les trompettes de la haine des riches, désignés comme «boucs émissaires» des malheurs des Français. Pour démontrer l’erreur qui anime ce raisonnement, Sylvie Pierre-Brossolette cite Nicolas Sarkozy: «Le mot « riche » me fait penser au Moyen-Age, quand on parlait de sorcier. C’est à dire la personne qu’on détestait et qu’on ne pouvait exactement définir.» Et l’éditorialiste de conclure: «Au fond de lui-même, François Hollande sait bien, lui aussi, qu’une société ne peut se passer des plus fortunés.»

Pour illustrer cette thèse, le magazine a fait appel à Christophe Thognard, spécialiste du photomontage. Le graphiste a astucieusement détourné un tableau du peintre académique Jean Victor Schnetz (1787-1870), successeur d’Ingres à la direction de la Villa Médicis: « Le combat devant l’Hôtel de Ville, le 28 juillet 1830 » (1834, musée du Petit-Palais), qui fait écho à la « La liberté guidant le peuple » de Delacroix. Les journées du soulèvement populaire contre Charles X, les 27, 28 et 29 juillet 1830, connues sous le nom des « Trois Glorieuses« , ont inspiré de nombreuses œuvres de propagande commandées par la monarchie de Juillet. De l’iconographie de la barricade, traitée sur un mode pompier, le graphiste ne retient ici que les connotations les plus superficielles.

Le drapeau tricolore, emblématique de la révolution de 1830, est remplacé par un drapeau rouge, plus en accord avec la dominante caractéristique du Front de gauche. Le visage de Jean-Luc Mélenchon vient se superposer à celui du personnage central, soutenant l’enfant ouvrier qui expire, sous les traits de Philippe Poutou. Nathalie Arthaud prend la place du tambour, tandis que Marine Le Pen se substitue à l’étudiant brandissant un sabre, sur le drapeau « Vive la Charte », rapproché pour l’occasion du centre de la composition. La tête de François Hollande est collée sur celle de l’insurgé à gauche, auquel le graphiste a pris soin d’enlever son fusil. Bayrou, Cheminade et Sarkozy manquent à l’appel.

Ne nous y trompons pas: derrière l’habit politique se cache un message plus commercial. Le dernier carré des lecteurs réguliers des magazines papier est vieux, riche et con. C’est à ce public (et aux annonceurs qui le ciblent) que Le Point adresse le message: pas touche à mes CSP+!

Essayer de faire passer les riches pour les boucs émissaires d’une ultra-gauche revancharde est en effet du très mauvais journalisme. Le mot « riche » avait disparu du vocabulaire courant depuis la fin des années 1970. Son retour sur le devant de la scène est le symptôme d’un changement de paradigme, construit par la coïncidence de la recherche en sociologie et de la crise des économies occidentales.

Ce sont les travaux que Thomas Piketty consacre depuis 2001 à l’analyse de la dynamique des inégalités qui ont déclenché le mouvement. Contrairement à la thèse traditionnelle selon laquelle l’argent des riches profite au reste de la société par « ruissellement », ces travaux établissent de façon indubitable que la croissance des hauts revenus va de pair avec un accroissement des inégalités au cours des trente dernières années. L’article de Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « Income Inequality in the United States, 1913-1998« , publié par le Quarterly Journal of Economics en février 2003 est un tournant qui décrit les catégories les plus privilégiées comme s’accaparant une part croissante de la richesse produite.

Repris dans la presse anglo-saxonne, ces thèses qui décrivent les riches comme des profiteurs et montrent la panne de l’ascenseur social trouvent une éclatante confirmation avec la série des crises à base spéculative qui affectent les pays développés à partir de 2008. C’est cette nouvelle compréhension qui alimente les mouvements sociaux récents, comme celui des « 99% » aux Etats-Unis.

Inaugurant son mandat par la revendication de l’héritage bushiste, imposant le bouclier fiscal, Nicolas Sarkozy, le « président des riches » (selon le titre que lui accolent en 2010 les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot) n’aurait pas pu être plus à contretemps avec l’histoire. La sanction électorale à laquelle Le Point n’arrive pas à se résoudre n’est rien d’autre que la traduction politique de ce décalage.

10 réflexions au sujet de « Nouveaux riches »

  1. Ping : Trop à dire…
  2. «Le climat qui règne en France, en cette fin de campagne, rappelle celui qui plombait notre pays alors que, de l’autre côté du Rhin, le IIIe Reich planifiait sa guerre»
    Plutôt Adolf Sarkozy que Léon Hollande 🙂

  3. le titre « l’amour selon Luc Ferry » , oxymore sensationnel, vient en contrepoint formidablement implicite avec le reste de cette une (on se souvient de ceux évoquant le Titanic aussi, il y a peu : http://culturevisuelle.org/totem/1622); on se souvient aussi de la sortie télévisuelle (http://culturevisuelle.org/totem/1630) plutôt ignoble de ce directeur amovible de news magazine (une sorte de dissertation sur le sujet dans « les nouveaux chiens de garde »-probablement trop semblable d’ailleurs dans la forme à ceux qu’elle entend dénoncer pour être vraiment probante-livre déjà ancien, film assez récent : http://www.lesnouveauxchiensdegarde.com/) (on a droit de plus aux « confessions de jean daniel » : tout y est;…)

  4. L’imbécile FOG, le poisseux Imbert… Qu’attendre d’autre du Point, que cette propagande vulgaire ?

  5. Ce qui m’a frappé dans cette une est surtout son renversement du sens du tableau : l’image qui servait à célébrer la révolution de Juillet sert maintenant à dénoncer la « haine des riches ».
    Certes, c’est parodique, mais malgré tout, le journal semble prendre candidement parti pour l’équivalent contemporain de la Restauration !

    (ou plutôt : l’image parodique dit « ce ne sont que des révolutionnaires de pacotille, ne les prenons pas au sérieux », mais le titre dit plutôt « ces gens sont inquiétants, ils nous détestent ». La fusion des deux donne un message étrange en couverture du Point : quelque chose comme « sauve qui peut, voici la révolution » !)

  6. @André : Vous avez vu, à l’heure où je poste, même les lecteurs (commentateurs) sont pliés de rire!

  7. Ben si, on peut se passer des plus fortunés. C’est même l’inverse, ce sont eux qui ne peuvent pas se passer des ouvriers, et pour cause, ce sont les ouvriers qui les nourrissent.

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