J’ai proposé le terme « prosécogénie » en séminaire le 10 juin 2010, défini comme « qualité de ce qui suscite l’attention ». Ce néologisme a depuis été réemployé à plusieurs reprises sur la plate-forme Culture Visuelle (par Ksenija Skacan, Patrick Peccatte, Olivier Beuvelet et Thierry Dehesdin) et au-delà, au gré des reprises ou des citations des articles publiés. Cet usage semble confirmer l’utilité du terme, et m’encourage à en préciser le sens.
Construit sur le modèle de « photogénie » ou de « cinégénie » à partir de la racine grecque « προσέχω/προσοχή », qui signifie « attention », « prosécogénie » (qu’on peut également écrire: « proséchogénie ») veut dire mot à mot: ce qui produit l’attention.
La formation de ce néologisme s’inscrit dans le contexte d’une approche des pratiques cognitives comme économie de l’attention [1]Emmanuel Kessous, Kevin Mellet, Moustafa Zouinar, « L’Economie de l’attention. Entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail, vol. 52, n° … Continue reading. Développée pour décrire la gestion de l’information en régime numérique ou les mécanismes du marketing, cette théorie peut également s’appliquer aux pratiques culturelles ou médiatiques de la période contemporaine, dont elle traduit mieux les fonctionnements que l’approche économique traditionnelle.
Comme les espèces biologiques sont en compétition pour le partage des ressources, les biens culturels sont en concurrence sur le marché de l’attention: leur sélection s’effectue principalement en fonction de leur prosécogénie.
Désir, séduction, attractivité: les termes généralement employés pour décrire la fabrique ou la captation de l’attention relèvent d’un vocabulaire libidinal qui présente au moins deux inconvénients. Le premier est d’encourager une approche pulsionnelle des pratiques cognitives, qui comporte une dimension de jugement de valeur. Le second est de privilégier le versant positif de la réception: acte d’achat ou d’adhésion. Cette approche s’inscrit dans la tradition d’une interprétation des réactions du public à travers la grille de l’influence. Mais la nouvelle visibilité de l’activité de médiation des usagers observée sur le web montre que les contenus les plus exposés ne sont pas nécessairement les plus désirés.
A l’ère de Justin Bieber, roi du dislike, nous savons que la consommation ou l’appréciation d’un bien immatériel ne suit pas forcément la pente de l’adhésion ou de l’affection. L’attention peut aussi bien être mobilisée par la crainte, l’animosité, l’émotion, le jeu, le partage ou d’autres déterminations psychologiques et sociales des pratiques culturelles et médiatiques.
« Prosécogénie » présente l’avantage sur le vocabulaire libidinal de fournir un terme neutre qui ne préjuge pas de la nature de la réception. Cette caractéristique en fait une désignation propice à l’élaboration des nouvelles approches des pratiques culturelles.
24 réflexions au sujet de « Qu'est-ce que la prosécogénie? »
Je ne suis pas persuadé de la neutralité du terme , son explicitation est donc bienvenue; il me semble plutôt pratiquer une manière d’exclusion et infère (il me semble à nouveau, par l’emploi du suffixe, donc, « génie ») un a priori favorable et donc, une sorte de jouissance dans la représentation (son étymologie procède, me semble-t-il, de la même dimension -disons- ou conscience de classe) (peut-être ne joue-je pas dans la bonne cours, comme on dit). Parler de la « prosécogénie » d’un film, d’une publicité, d’une photographie ou autre, ne serait-ce pas revêtir l’objet décrit d’une qualité positive ? (je ne dis pas qu’il s’agit du sens qu’on lui donnera – encore faudrait-il déterminer qui est ce « on » et ‘ »lui » demander ce qu’il en pense, ou ce qu’il reçoit…)(ici, donc, -je ne peux guère faire autrement, en effet- je ne parle que de ce que je reçoit : on, ici , comme Flaubert pour madame Bovary, c’est moi)(cette dernière parenthèse pour la culture partagée)
@PCH : je ne le perçois pas vraiment comme vous. Je trouve que ce mot de prosécogénie permet enfin de sortir des métaphores du désir ou en tout cas psychosociologique (ou pseudo-psychos plutôt)que les médias tiennent sur eux-mêmes… Il inclut, dans un même mouvement, ce qui est comme vous le faites remarquer la « jouissance dans la représentation », mais également les principes de « jouissance contre la représentation », ce qui est assez nouveau.
Si l’on prend l’exemple de la vidéo de Justin Bieber, quel est le positionnement positif? Celui des fans, qui vont soutenir. A l’inverse, il y a les haters, qui vont faire ce qu’ils savent faire le mieux, détester. La somme de ces deux circulations forme leur prosécogénie, mais aucune des deux n’est réductible par rapport à l’ensemble. C’est pourquoi à aucun moment la prosécogénie comme concept mobilisé ne peut donner l’avantage d’une positivité à une œuvre, puisque de fait elle annulerait l’analyse des circulations négatives qui elles aussi concourent à la rendre célèbre et augmenter sa « célébrité », donc sa prosécogénie. Pour faire plus court : « Quand on parle de la célébrité d’une œuvre, sa qualité n’est plus vue comme intrinsèque mais établi à partir de sa prosécogénie compris dans l’espace de sa diffusion initiale, puis de ses appropriations ».
@PCH: L’échantillon des interventions mobilisant « prosécogénie » n’est pas encore tel qu’on ne puisse en avoir une vision exhaustive. Nul besoin donc d’un procès d’intention. Pour savoir qui est ce « on » et comment il utilise ce terme, il suffit de consulter les billets dont je fournis ci-dessus les liens.
Tout comme on ne parle pas de la photogénie d’une photographie, ce qui serait tautologique, mais plutôt de la photogénie d’un modèle ou d’un paysage, cette vérification permettra de constater que l’usage du terme vise moins à «parler de la prosécogénie d’un film, d’une publicité, d’une photographie», qu’à décrire les ressorts de la mobilisation de l’attention, ou bien leurs effets du côté de la réception.
Comme l’explique Pier-Alexis, la grande nouveauté dans l’approche de la réception est non seulement l’observation d’une réception négative (qui choque ses destinataires), mais aussi celle de sa possible combinaison avec les effets positifs de l’adhésion. Cette économie paradoxale est très exactement celle sur laquelle s’appuie actuellement la campagne de Nicolas Sarkozy, dont la stratégie est une occupation du terrain médiatique, en dépit des contradictions éventuelles des messages politiques. Décrire une telle stratégie uniquement dans les termes du désir serait une erreur, car il s’agit bien de rebondir aussi sur le dislike – le pari étant de transformer cette prosécogénie quantitative en adhésion qualitative…
J’aime beaucoup les nouveaux mots (et même les mots-valise, les néologismes décoiffants, ce que vous voulez). Celui-ci me paraît bon, et pertinent, quoique pas des plus simples à prononcer (et à mémoriser). Il me semble que le mot « attractivité » peut être utilisé comme synonyme – certes un peu moins fin, mais qui ne se heurte pas à la recherche immédiate de dictionnaire pour les non initiés 😉 « Qualité de ce qui suscite l’attention ». Ok. Une question alors me vient : peut-on parler, par exemple, de prosécogénie d’un étal de boucherie dont les morceaux de viandes ont été disposés, justement, pour mobiliser l’attention ? – attirer le chaland. Tout est de sentir la différence (est-elle essentielle ?) entre « susciter l’attention » et « attirer le regard ». Ou alors ne parle-t-on que de représentation (sur un support) ? Auquel cas il faudrait peut-être préciser la définition.
Comme le savent bien ceux qui suivent régulièrement mon séminaire, je ne suis pas un adepte du jargon. Je n’ai fait cette proposition lexicale que parce que je ne voyais pas de moyen de faire autrement. Près de deux ans après, je constate qu’on n’a pas remisé ce terme au placard. A partir du moment où son emploi dépasse mon propre usage, une tentative de définition peut être utile. Cela dit, un mot n’est rien, que ce qu’on en fait. Ce qui m’importe actuellement, à l’aide de ce vocable (mais aussi d’autres outils théoriques, comme la notion d’appropriation), c’est de mieux cerner les mécanismes de la réception.
Oui, « attractivité » est un bon synonyme. Testant ces deux termes pour mon propre usage depuis de longs mois, je constate qu’il ne rend pas « prosécogénie » superflu. Une fois qu’on a compris comment s’en servir – ce qui, à en juger par son appropriabilité, n’est pas très difficile – ce terme me paraît très utile.
Comme je le rappelle ci-dessus, le marketing est un des domaines où la théorie de l’attention a été déployée, rien n’empêche donc d’utiliser « prosécogénie » dans le contexte du commerce – qui concerne par ailleurs une part majeure des industries culturelles. L’étal du boucher, qui fait l’objet d’un travail de design technique et artistique et suit des modes précises, est un dispositif spécialisé qui pourrait faire l’objet d’une étude culturelle. Une question plus épineuse pourrait être de savoir où s’arrête le domaine de la culture. Un billet en préparation (sur le packaging des boîtes de céréales) permettra d’interroger ces limites.
Pour l’étal de boucher je ne parlerais pas vraiment de prosecogenie, c’est vrai qu’il y a de l’herbe et des fleurs en plastique pour signifier : ma viande a poussé dans un champ, elle vient de la nature … Mais ds ma compréhension de ce vocable il y a vraiment une notion de récit, de mythe plus que de signe … Non ?
@Alexie: Tous les dispositifs de monstration peuvent être décrits comme prosécogènes. Attention et signification ne sont pas nécessairement liés. Par ailleurs, l’étal (parisien) est vraiment un dispositif élaboré et très artificiel. La présentation de la viande rouge est un problème délicat, où la moindre fausse note réveille immanquablement des connotations de cadavre, voire de meurtre. Un étal civilisé doit faire disparaître le sang. La viande doit avoir l’air fraîchement découpée, elle est présentée comme un matériau abstrait, jamais comme la partie d’un corps. L’étal est rythmé par de nombreux bacs qui présentent des morceaux déjà préparés, qui éloignent de la vision brute de la pièce de viande. Dans certaines régions, on peut voir des systèmes de présentation très différents, qui laissent encore percevoir l’animalité. Des bacs plus grands, moins espacés, des morceaux taillés différemment, des quantités plus importantes donnent une présence à la viande qu’elle n’a pas dans un étal parisien. La sensibilité du public à ces différences de présentation est peut-être un des éléments qui a contribué à hystériser le débat sur la viande halal. Qui a dit qu’un étal n’était pas une forme culturelle?
Pas si facile, la prosécogènie…! mais je crois que j’ai mieux compris cette fois. Je suis tout à fait d’accord pour dire que l’étal est une forme culturelle. J’avais également remarqué que la présentation de la viande était plus proprette et soignée en milieu urbain qu’en milieu rural formant à elles-deux, deux pratiques culturelles bien distinctes.
Si je comprends bien, cela signifie que la prosécogènie se définit toujours par rapport à un public donné – l’étal parisien est prosécogène pour ses clients urbains tandis que l’étal rural pour les siens – ?
« Prosécogénie » n’est pas un terme très utile dans les cas d’influence classique, où il peut être remplacé par séduction ou attractivité, comme le suggérait NLR. Il est en revanche plus intéressant lorsqu’on veut comparer des contextes différents (ce que permet la théorie de l’attention, qui met à plat toutes les pratiques cognitives), lorsqu’on veut prendre en compte des effets d’influence qui ne relèvent pas du désir, ou décrire des effets de réception négatifs ou complexes (Justin Bieber). Dire que l’étal du boucher est prosécogène ne change rien à l’état de la question par rapport à l’approche du marketing traditionnel (qui prend en effet en compte le destinataire). En revanche, constater qu’un motif politico-médiatique comme l’insécurité est mobilisateur d’attention, en dépit de son caractère non séduisant, est beaucoup plus intéressant.
Il y a à Belleville, rue du faubourg du Temple, une boucherie qui vend de l’agneau, de la chèvre des volailles et des merguez : il est arrivé que , sur le haut de leur vitrine, les bouchers installent une tête de brebis assez grillée; en descendant la rue en allant vers la République, vous croiserez une boulangerie, un fruitier puis une autre boucherie laquelle propose toutes sortes de viande (très) rouge mais aussi des morceaux de porc (dont des pieds grillés, des oreillees, enfin tout le kit), dont des têtes entières et on peut y voir des traces et des coulures de sang; assez fréquemment (les jours de marché) les bouchers de celle-ci installent sur le haut de leur vitrine sur la rue une tête de cochon. L’ordre est peut-être inverse mais les croiser,, l’une après l’autre, donne une indication sur la ville, sa société et les classes sociales des chalands que ces étals tentent (probablement) d’attirer (ou tout au moins d’informer)… (merci pour vos précisions, j’essaye juste -j’y arrive- de comprendre et de faire avancer…)
Il me semble que la notion d’attraction même soit liée au contexte socio-culturel, entre autre dans le cas d’un étal de boucher à priori répulsif (donc négatif) et qui « prend en compte le destinataire ». Au Burkina-Faso, par exemple, on trouve souvent des étals présentant des abats, des volailles maigres, des morceaux à l’aspect peu engageant pour nous occidentaux (à cause notamment des paquets de mouches voletant sur la tripaille étalée au soleil ardent). (Ces denrées étant destinées a être bien cuites, il n’y a pas de risque sanitaire – j’en ai souvent mangé car il n’y a pas grand chose d’autre à part le « to » et les mangues). Le moins qu’on puisse dire c’est que ce spectacle pittoresque « mobilise l’attention » surtout pour qui en a peu l’habitude. Pourrait-on parler encore de prosécogénie au sens ou l’entend André G.? Je n’en suis pas certain.
Par ailleurs, intuitivement, je me dis que ce vocable est plutôt lié à l’ère des réseaux – d’où sa modernité – dans la mesure où son utilisation suppose qu’on analyse un mouvement massif dans un temps réduit (des like ou dislike sur une vidéo de Bieber, par exemple).
La discussion se poursuit à partir de l’exemple de la promotion de The Artist chez Olivier Beuvelet: http://culturevisuelle.org/luciddreams/archives/370
Certains contenus sont indéniablement plus « prosécogènes », c’est-à-dire que leurs qualités intrinsèques (sujet traité, format, storytelling, effets de citation etc.) retiennent plus l’attention. Mais il me semble que cette notion gagnerait à être articulée dans le contexte des dispositifs socio-techniques au sein desquels elle s’insère.
Il existe notamment toute une littérature dans le domaine de la théorie des réseaux qui cherche à identifier les caractéristiques « structurelles » permettant la diffusion de contenus. Inversement, celle-ci est limitée par son incapacité à prendre en compte les spécificités des contenus.
L’avenir appartient donc peut-être à une théorie de la « prosécogénie réticulaire », avec double dose de jargon 🙂
El Gato sommeille toujours dans ce corps… http://culturevisuelle.org/igenerations/archives/1643
Prosécogénie:
1) Générateurs d’attentions qui incitent à la consommation de produit culturel: « Il y a la promotion du film, et puis il y a le bouche à oreille, l’un et l’autre sont des générateurs d’attention, mais jusqu’à présent, on n’avait pas de terme pour ranger ces deux processus sous la même qualification. » (André Gunthert)
2) Générateurs d’attentions qui incitent à la production de produits culturels:
« C’est la prosécogénie d’un paysage ou d’une situation qui va susciter l’injonction photographique. » (El Gato)
Bon alors maintenant, c’est vrai que dans cette prosécogénie entre tout ce qui relève de l’apprentissage social et en particulier les valeurs esthétiques de mon groupe social et toutes les photographies que j’ai pu voir de ce lieu ou de lieux comparables.
@Thierry Dehesdin: Le sens que tu attaches à « prosécogénie » (dont tu expliques que son usage coïncide chez toi avec ton emprunt d' »injonction » à Raphaële) me rappelle plutôt l’idée attachée au « pittoresque », ressource injonctive pour l’artiste. C’est effectivement une acception bien différente de la mienne…
Ce qui me gêne avec pittoresque, mais je suis peut-être là encore dans une mauvaise interprétation de l’adjectif, c’est que j’y vois nécessairement l’idée de surprenant, étonnant, au moins pour le groupe social qui l’utilise pour décrire un paysage ou un individu. Il y a des tas de sujets pittoresques qui ne sont pas de nature à susciter une injonction photographique chez moi. Je m’inscrirai même plutôt dans un courant esthétique qui tendrait à chercher une prosécogénie dans des sujets qui ne sont pas pittoresques. Et j’éprouve des sentiments mitigés si l’on commente mes photos en les qualifiant de pittoresques. 🙂
Tout ça me paraît bel et bon : ça met le doigt sur des trucs effectivement importants et nouveaux dans l’analyse qui se déploie ici. Beau chantier. Prosécogénie OK. Juste, pour le fun, je proposerai aux spécialistes deux nuances supplémentaires possibles : la prosécogénie « attentive » et la prosécogénie « détestive ».
« Attentive » pour « faite d’atten[tion cap]tive » en raccourci. Le cas de la captation involontaire étant particulièrement manifeste dans le fonctionnement de la publicité.
« Détestive » pour « faite de détestation captive » en raccourci aussi. Ce terme désignant la captation du non-aimer, du ça me repousse.
Oui, on peut effectivement spécifier des types d’attention. Toutefois, il semble bien que les frontières ne soient pas étanches entre les différentes appréciations, et qu’une forme d’attention puisse muter vers une autre. L’un des aspects utiles de « prosécogénie » réside aussi dans sa capacité à désigner ensemble ces formes éventuellement contradictoires, mais dont la manifestation garde des traits communs.
peut-on parler de prosécogénie pour l’expo « The Family of Man » qui a suscité un véritable enthousiasme ainsi que de violentes critiques?
Oui bien sûr, c’est un bon exemple!
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