Cloclo, les clones et le génie

La sortie du film « Cloclo » (Florent Emilio Siri, 2012), biopic consacré à Claude François (1939-1978), s’accompagne tout naturellement d’une cohorte d’émissions et de produits recyclant l’œuvre du chanteur de variétés.

Rien de plus banal que le constat du comportement opportuniste des industries culturelles, où l’on voit de nombreux acteurs s’inscrire dans le sillage d’une campagne de promotion pour profiter de l’effet d’aubaine – mécanisme médiatique autoréalisateur qui contribue à son tour à l’amplification du bruit généré par l’événement.

Il est intéressant d’interroger ce réflexe imitatif à l’aune de la théorie de la création qui structure la pensée des productions artistiques et culturelles, récemment remise en exergue par le dispositif Hadopi, présenté comme un outil de préservation de la création originale dans le domaine artistique et culturel.

Les révolutions industrielles et politiques de la fin du XVIIIe siècle remettent en question le principe du monopole qui structurait l’économie des régimes monarchiques. En garantissant l’exclusivité de l’exploitation d’une œuvre ou d’un produit, le monopole protège son détenteur de la pression de la concurrence. Peu enclins à laisser jouer les règles d’un marché libre, commerçants et industriels œuvrent alors pour reconstituer un système de monopoles temporaires. Définitivement formalisée en 1886 par la convention de Berne, la propriété intellectuelle, qui régit aussi bien les œuvres culturelles, par le biais du droit d’auteur, que la production industrielle, par le biais du brevet, repose tout entière sur le privilège accordé à l’originalité, seule justification de l’exception au régime général de la concurrence [1] Cf. Ronan Deazley, Martin Kretschmer, Lionel Bently (éd.) Privilege and Property. Essays on the History of Copyright, Cambridge, Open Book Publishers, 2010..

Forgé par Kant en 1790 à partir d’une définition des beaux-arts comme règne du génie (Critique de la faculté de juger, §46), à un moment où l’on appelle encore le monde « la Création » et où Dieu est envisagé comme «l’artiste suprême» (ibid., §85), le concept d’originalité fournit un argument quasi théologique à la préservation des intérêts du commerce. Supposé encourager la créativité artistique et la productivité industrielle (sans preuves, car l’absence de propriété intellectuelle dans le domaine scientifique n’a jamais entravé la fécondité savante), ce créationnisme culturel constitue un anachronisme depuis la sécularisation de la culture et la redéfinition évolutionniste des processus biologiques.

Les industries culturelles sont-elles l’espace du génie, de la création et de l’originalité, ou celui de la reproduction, de l’imitation et de l’opportunisme? Il paraît beaucoup plus pertinent de décrire le monde culturel comme un réseau buissonnant d’interactions, d’influences et de symbioses que comme l’artisanat souverain de la légende créationniste. « Cloclo » et son sillage de profiteurs est bien conforme aux fonctionnements réels de la culture. Reste à remettre la théorie d’accord avec la pratique.

Notes

Notes
1 Cf. Ronan Deazley, Martin Kretschmer, Lionel Bently (éd.) Privilege and Property. Essays on the History of Copyright, Cambridge, Open Book Publishers, 2010.

7 réflexions au sujet de « Cloclo, les clones et le génie »

  1. « Les industries culturelles sont-elles l’espace du génie, de la création et de l’originalité, ou celui de la reproduction, de l’imitation et de l’opportunisme? »

    Ne manquerait-il pas dans cette proposition l’alternative hybride que représente le collage, la réappropriation, la réinterprétation, le remix? Alors que l’on observe un raidissement de la question des droits d’auteurs (vus souvent non pas comme une manière d’encourager la création, mais bien plus comme un moyen d’en contrôler et protéger la diffusion commerciale), il me semble important de rappeler que la proposition s’exprime dans des termes beaucoup plus complexes que le simple choix entre originalité et imitation, ou encore création et contrefaçon.

  2. Sur cette question terminologique de « création » sacralisée, vous rejoignez la critique qui est faite depuis une quinzaine d’année par Richard Stallman, fondateur du mouvement Libre : http://www.gnu.org/philosophy/words-to-avoid.html#Creator

    Si cette critique me paraît tout à fait valable dans un ethos anglo-saxon protestant, j’avoue être plus sceptique quant à notre contexte français, certes pas totalement déconnecté du catholicisme (la droite actuelle ne nous le prouve que trop) mais très largement ignorant des « Écritures ». Je me méfie beaucoup plus, en revanche, de l’usage du terme « artiste » (parfois complété par l’adjectif « professionnel ») qui sert de fer de lance à la propagande gouvernementale (cf la débâcle du site jaimelesartistes.fr, et autres « pétitions pour les artistes »).

  3. @Xavier Guilbert: L’appropriation est bien sûr une pratique opportuniste. Ci-dessus, je me concentre sur la notion d’originalité. Pour l’appropriation, prière de se reporter à: « L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique » http://culturevisuelle.org/icones/2191

    @vvillenave: Je n’avais pas repéré que Stallman citait Kant… 😉 Cela dit, ce n’est pas ici la seule dimension théologique du créationnisme culturel, identifiée de longue date par plusieurs historiens d’art, qui m’intéresse, mais plutôt son identification comme argument juridique de préservation du système du monopole (qui est comme chacun sait anti-économique).

  4. « En garantissant l’exclusivité de l’exploitation d’une œuvre ou d’un produit, le monopole protège son détenteur de la pression de la concurrence.  » Le monopole protège son détenteur de la pression de la concurrence sur l’exploitation de l’oeuvre ou du produit protégés par le monopole. Mais il n’a pas supprimé la concurrence entre les différentes oeuvres ou produits. C’est même paradoxalement un exemple de libéralisme économique dans la mesure où cette concurrence a permis à une industrie culturelle de prospérer. Avant ce monopole, c’était l’industrie en général qui profitait de ces oeuvres et de ces produits sans en supporter le coût. A l’exemple de ce que l’on observe aujourd’hui où ce sont les fournisseurs de tuyaux et de matériels dédiés à la création, et non les créateurs des contenus, qui profitent de la nouvelle économie. Avec la convention de Berne se mettait en place une industrie culturelle qui allait prospérer sur la création et dont les auteurs recevaient des miettes. Maintenant que Berne est anachronique, la nouvelle industrie culturelle c’est Cisco, Orange, Free, Nikon. Mais les auteurs ne reçoivent même plus de miettes sur la création de valeur qui est générée par leur travail.

  5. Je pensais plus aux pratiques d’adaptation, de remix ou de mash-up. Le « Gray Album » de Danger Mouse (pour prendre un exemple largement connu) est-il en soi une oeuvre originale, une imitation opportuniste, ou relève-t-il d’une création d’un autre ordre? Que dire également de « L’énéide » de Virgile, de « The League of Extraordinary Gentlemen » d’Alan Moore et Kevin O’Neil, ou même du « Contre Sainte-Beuve » de Proust?

  6. @Xavier Guilbert: Comme je le suggère ci-dessus, la culture est tissée depuis ses origines de reprises, adaptations, plagiats, imitations, détournements et autres formes opportunistes, qui sont autant de démonstrations de son pouvoir de véhiculer des significations à travers un système de répétition avec variations, qu’on peut comparer à l’évolution biologique. Quoiqu’elles représentent l’essence même de la culture, toutes ces formes appropriatives posent de gros problèmes à la doctrine créationniste, qui est obligée de multiplier les exceptions à la règle pour en assurer une intégration pas toujours satisfaisante. Il serait plus efficace d’inverser le point de vue, et de modifier la règle.

    @Thierry Dehesdin: J’ai bien précisé ci-dessus que la propriété intellectuelle édicte « un système de monopoles temporaires ». Le monopole porte sur le produit plutôt que sur le producteur, et son caractère temporaire participe de son acceptabilité économique (étant donné qu’une durée trop longue conduirait nécessairement à une paralysie commerciale). La durée de la protection est donc un paramètre important du système.

    Contrairement aux hadopistes, je pense que le droit d’auteur ne constitue pas du tout un encouragement à la création: au vu des profits qui reviennent effectivement aux auteurs dans ce système, je crois qu’il est au contraire extrêmement décourageant. Ceux qui se lancent dans une activité créative le font pour d’autres raisons que celles du profit, que la propriété intellectuelle ne garantit nullement. En revanche, ceux qui ont une activité rentable dans ces domaines sont évidemment attachés à sa protection. Ce système de rente s’oppose donc clairement à l’extension de l’activité culturelle. C’est du reste ce qu’a démontré internet depuis qu’il autorise une diffusion gratuite et non protégée de cette activité.

  7. (comme à l’habitude, pratiquement, ce commentaire s’inscrit en marge de votre billet) (qui commente crée) (sous CC)
    La force de la commémoration nous est-elle contemporaine ? Bien implantée dans notre beau pays (j’ai nommé la France) elle intime de toujours « fêter » disparitions (et … naissances ?). Il y a au ministère de la culture (ça existe) un bureau spécialisé dans les commémorations où l’on discute à l’instant (il s’agit là d’une fiction, évidemment) de ce qu’on « fêtera » en 2013, 14 ou 15 (mais lorsque le neveu de tonton sera reparti vers ses chères études- c’est pour très bientôt- , la-ou le- suivante à ce poste mettra bon ordre à ces « fêtes ») (c’est que, dans les couloirs des ministères, on sait s’amuser) (le ministre de la culture bis, MK ex des salles 2- il a installé son rejeton à sa place- fait partie (peut-être, on peut l’espérer) de cette coterie qui régente ce type de manifestation…)

Les commentaires sont fermés.