Paul est doctorant à l’EHESS et professeur au collège. A l’aise avec les pratiques numériques, sans être geek. Bénéficiant d’un salaire, mais avec un pouvoir d’achat limité. N’avait pas téléchargé de film avant l’été dernier. La controverse sur MegaUpload et quelques conseils d’amis ont accéléré récemment l’évolution de sa consommation culturelle. Vacances aidant, il s’est offert un dimanche ciné à domicile: Polisse et Le Bal des actrices, par goût et intérêt pour le travail de la bande qui gravite autour de Maïwenn, plus The Artist parce que le film est au centre des conversations. Trois films téléchargés en peer to peer, environ deux heures chaque, pour consommation immédiate, sur l’écran d’un Mac portable.
« Qu’est-ce qui te ferait aller au cinéma? — Du temps social. » Dans un agenda lesté par la thèse, les soirées sont précieuses, réservées aux amis et au spectacle vivant. Le film téléchargé est pratique, désacralisé: on le consomme à toute heure, en plusieurs fois, on s’arrête quand on veut. Il permet de prendre connaissance d’œuvres qu’on ne serait pas allé voir sur écran. Le visionnage de The Artist est une consultation sociale, une mise à jour culturelle. Jeudi, après le séminaire, alors que la discussion tombait sur le film aux Oscars, je n’ai pas pu participer à la conversation, alors que Paul pouvait donner son avis.
Paul est bien sûr au courant d’Hadopi. Sa pratique en P2P tombe directement sous le coup des mécanismes mobilisés par le dispositif anti-piratage. Qui ne suffit pas à l’effrayer. On avisera le moment venu, si le fameux mail arrive. Pas de quoi freiner une consommation qui constitue une réponse adaptée à la double pression de l’emploi du temps et de l’entretien de la compétence conversationnelle. Pour Paul, « ce n’est pas du piratage ». Les films circulent à partir des copies disponibles en avant-première pour les professionnels du cinéma et de la critique: le P2P lui permet simplement de bénéficier d’un ticket d’entrée dans ce cercle de privilégiés. Il est heureux de pouvoir partager ses fichiers avec les autres membres du séminaire, qui se déplacent souvent avec leur ordinateur ou leur disque dur portable.
Guère de téléchargements musicaux, trop compliqués à gérer, pas de jeux, qui ne sont pas du goût de l’enseignant. Le film reste un objet suffisamment précieux pour mobiliser des pratiques de recherche de contenu. Le mobile de sa consommation est son extrême attractivité dans l’environnement médiatique, qui est simultanément la condition technique de son accessibilité (en P2P, un film est d’autant plus accessible qu’il est téléchargé par un grand nombre d’usagers).
Défendre les anciens modes de consultation, salle et DVD, empêche les professionnels de comprendre la diversification des usages du produit film, désormais consommé à la manière d’un contenu musical, en mode nomade, individuel et dématérialisé. L’investissement marketing considérable et son amplification par la conversation alimente une prosécogénie dont les effets ne s’arrêtent pas aux frontières des salles de cinéma ou de la FNAC. La demande de ces contenus a aujourd’hui un spectre beaucoup plus large que l’offre disponible. La copie privée représente un état provisoire de l’adaptation à ces nouveaux besoins. Il est surtout un indicateur de l’immense marché qui attend ceux qui choisiront d’y répondre.
12 réflexions au sujet de « "Ce n'est pas du piratage" »
@Yannick: Intéressante remarque. La logique générale de la viralité – et plus encore la technologie du P2P – concourent en effet à amputer la « longue traîne », puisque la visibilité de la consultation favorise toujours les contenus les plus recherchés. On admet généralement que les effets de « bulle » sur les réseaux sociaux participent également à la limitation de notre vision. Mais l’ennemi principal de notre curiosité est peut-être simplement l’évolution de nos pratiques de recherche, en particulier la rencontre de la paresse et de la pléthore informationnelle, combinaison qui résulte des propriétés la ressource numérique. Alors que je me souviens avoir souvent consulté à la BN des fichiers matière de manière exhaustive, les moteurs de recherche fournissent des listes de données à la fois décourageantes par leur nombre, mais dont la pertinence du classement fait qu’on limite souvent notre lecture à la première ou à la deuxième page. J’ai toujours été amusé par les gens qui citent les chiffres faramineux du nombre de réponses aux requêtes sur Google, comme s’il s’agissait d’un facteur significatif – ce qui montre qu’ils n’ont jamais eu la curiosité d’aller jusqu’à la fin de la liste, qui arrive la plupart du temps bien avant les centaines de milliers de réponses promises, Google limitant après quelques centaines d’items l’affichage des réponses, le reste étant considéré comme un bruit constitué de répétitions.
Le plus curieux, dans toute l’affaire, est que les équipementiers ont eux, très vite su saisir les enjeux commerciaux qui se rattachent à ces pratiques : pico-projecteurs haute puissance, platines de salon dotées de ports USB et bien souvent très faciles à mettre à jour pour y lire les derniers codecs, quand ce n’est pas carrément la dalle plasma qui propose cette fonction.
Lors de ma soutenance de thèse, mon jury avait noté, surpris, le nombre de films que j’avais pu visionner et le nombre de livres que j’avais pu consulter (notamment « La pratique des images contemporaines », d’ailleurs…) Sans ces réseaux alternatifs, je ne crois pas que j’aurais pu assembler une telle culture en aussi peu de temps, et avec un taux de rentabilité aussi élevé, selon moi très difficile, voire impossible à atteindre « à l’ancienne », en musardant dans les bibliothèques par exemple.
J’aimerais beaucoup connaître votre analyse sur l’aspect suivant de la question : à travers tous ces réseaux, on ne trouve généralement que…ce que l’on cherchait au départ, alors que, c’est vrai, dans une bibliothèque, on peut très bien aussi ressortir au final avec un ouvrage fort différent de celui qu’on était venu chercher. Un cas de figure qu’en près de six ans de braconnage sur la toile, je n’ai encore jamais rencontré vraiment.
Ironie du sort, à terme, on risque de retomber dans les problématiques qu’évoquait Paolo Cherchi Usai dans « Silent Cinema : An Introduction », alors même qu’on nous avait au départ justement vendu le net comme un outil de découverte, justement grâce à la théorie de la longue traîne.
Aujourd’hui, moins de cinq pour cent des fonds film d’archives cinématographiques sortent régulièrement et les 95% restant végètent dans leurs rayonnages. On entre alors dans une logique du « monument ». J’ai d’ailleurs eu beaucoup de mal, durant la phase finale de ma thèse et la correction de ma filmographie, à retrouver sur IMDb certains titres pourtant très connus de qui connaît d’un peu près l’histoire du cinéma : il a fallu que je désactive ce fameux système de « pertinence » pour arriver à retrouver les fiches de plusieurs films muets pourtant très dynamiques par ailleurs, si j’en juge le nombre de commentaire et de questions échangés dans le mini-forum qui leur était attaché.
Le tout, sans parler des homonymies ou homographies, qui semblent rendre perplexes ces fameux algorithmes de pertinence. Finalement, la meilleure leçon à retenir de toute cela serait celle de Jones dans « The Hunt for Red October », qui passe outre le diagnostic (erroné) du système d’analyse sonar assistée par ordinateur SAPS pour traquer le sous-marin russe. Le film de John McTiernan est d’ailleurs très intéressant à analyser quand on l’aborde sous cet angle-là.
Donc, Google fonctionne un peu comme Wikipedia : une culture de la moyenne, le plus grand nombre de requêtes induisant le plus grand nombre de requêtes futures.
Ceci dit, dans le principe «on ne trouve que ce qu’on cherche» dans la forfaiture du téléchargement, je tiens à introduire une nuance : il y a des effets d’aubaine : on peut se mettre à télécharger et visionner des films que sinon, on n’irait pas voir du tout, j’ai pu voir des films qui n’ont jamais été distribués en France, ou de façon confidentielle. Ceci dit, il est vrai qu’il est illusoire de vouloir trouver des films qui sortent trop du mainstream : pas de partage, pas de chocolat.
Pour la musique, c’est un peu différent : on trouve assez facilement des sites avec des liens de partage qui sont spécialisés dans un nombre limité de genres, qui permet de découvrir des artistes ou des groupes, parfois oubliés.
Mais il reste un manque : la distribution des films qui sont libres de droit en bonne qualité !
Tout à fait d’accord avec les remarques de Yannick sur les usages faciles et la multiplicité des ressources en un temps record qui font du P2P une ressource voire un outil importants. Si Paul est enseignant et thésard, il y a de fortes chances pour que son budget consacré aux objets culturels soit plutôt conséquent ; le P2P complétant sa consommation (au passage, je ne suis pas sûre que la formule « pas de jeux, qui ne sont pas du goût de l’enseignant », ne soit pas un raccourci discutable « enseignant = par définition, ne pas aimer les jeux vidéos »).
L’impression de ne pas commettre un acte voyou (ou d’accepter la dénomination « piratage », mais alors dans un sens Robin des bois) est sans aucun doute une réaction au détournement du principe des droits d’auteurs au profit d’intermédiaires qui se gavent (y compris au détriment des auteurs eux-mêmes). Voir par exemple: http://owni.fr/2012/03/02/culture-hollandaise/ ou la joute entre François Bon et Gallimard à propos de la traduction du « Viel homme et la mer ». Le jeu de la critique et des professionnels qui ont accès gratuitement à tous ces contenus culturels (en général pour abreuver le show médiatique et sans que cela pose de questions de droits) participent de ces mécanismes d’happy few aux raisons discutables et difficiles à continuer de défendre (voir aussi (autre exemple) la campagne de promotion de « The Artist » aux USA pour obtenir les oscars, sans laquelle les seuls mérites du film n’auraient sans doute pas fait le poids).
Le principe du partage est le moyen de faire vivre ce que l’on aime, y compris dans le système de P2P (« en P2P, un film est d’autant plus accessible qu’il est téléchargé par un grand nombre d’usagers »). Ce partage permet aux contenus d’exister, et non de les tuer comme il est souvent dit.
@Yannick, b: Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que la dématérialisation numérique met à notre disposition une masse de contenus qui n’a jamais eu aucun équivalent dans l’histoire. Qu’une archive aussi gigantesque génère nécessairement des biais de sélection paraît difficilement évitable. Nos plaintes ressemblent un peu à celle de la mariée qui était trop belle. Mais encore une fois, apprivoiser les fonctionnements des moteurs de recherche (et consacrer un peu plus de temps au search) est une bonne façon de redonner un peu d’air au système.
@Polina d.: On est bien d’accord sur l’illégitimité fondamentale aujourd’hui des mécanismes d’application de la propriété intellectuelle, qui est l’autre plateau de la balance qui maintient l’équilibre du téléchargement, pratique sociale que toutes les campagnes, déclarations et dispositions légales n’ont pas réussi à diaboliser.
Expérience personnelle : je pense que je n’ai jamais découvert autant en musique qu’à l’époque où j’utilisais un logiciel de P2P. Par exemple la chanson française de l’entre-deux guerres que je n’aurais jamais écouté sinon, ou encore la pop indienne. Il y avait la possibilité de trouver des choses inconnues, justement comme on fouille une bibliothèque. Dans ma jeunesse on se faisait des compilations sur cassette qu’on s’offrait (sans penser à mal) et souvent on ne savait pas trop ce qu’on écoutait : il y avait du hasard et des découvertes mais aussi, en ce qui me concerne, pas mal de mystères, et il m’arrive encore parfois aujourd’hui de découvrir enfin le titre et l’auteur d’un truc que j’ai adoré à quinze ans. Ceci dit avec le P2P il y avait la question des fichiers mal nommés, attribués à tort à n’importe qui (Mireille Mathieu qui devenait Piaf, par exemple, ou n’importe quelle chanteuse soul qui devenait Aretha Franklin).
@ Jean-no: je partage votre expérience. Plus on circule librement dans des contenus à disposition, plus on découvre et s’autorise à aller voir sans complexe parce que sans frein, une envie curieuse en amenant une autre.
Une autre expérience personnelle: pour la rédaction d’un billet, j’ai recherché et visionné plus de 300 films d’un certain genre (films de guerre qui comportent des scènes de combats terrestres). Je pense que ce genre de travail – qui m’a tout de même demandé quelques jours – aurait été totalement impossible en se contentant de moyens « classiques ». J’ajoute que je souscris totalement au propos d’André sur la nécessité d’ « apprivoiser les fonctionnements des moteurs de recherche », et je m’étonne parfois que certaine méthodes de recherche pourtant très simples (ne serait-ce que les opérateurs de Google) ne soient pas plus pratiquées. On passe souvent à côté de ressources intéressantes faute d’une véritable méthodologie de recherche.
@b : films libres de droits
Slate vient de publier un article sur la question, avec des liens.
http://www.slate.fr/story/50855/cinema-films-gratuit-legal-telechargemment-megaupload
Pas testé, donc sans garantie.
Pour ne pas être soumis aux requêtes Google qui formatent un peu trop les recherches (en les verticalisant), on peut aussi utiliser les échanges de liens du type Pearltrees ; là, la serendipité est plus efficiente : on tombe vraiment sur des perles que l’on aurait pas eu la « chance » de trouver ailleurs. Pour ma part je ne souffre pas trop de ce phénomène d’oeillères perceptives décrit par Yannick, je trouve, au contraire, le web plein de bonnes surprises – au risque de m’y perdre, parfois, et d’oublier ce que j’étais venu y chercher…
Je pense aussi à l’utilisation pédagogique pour les enseignants; cette semaine j’ai téléchargé Hoffa et F.I.S.T. et La grève d’Eisenstein; la semaine dernière « la reprise du travail aux usines Wonder » et « Reprise ». (on voit que je fais un cours sur les conflits du travail…)
À chaque fois, il s’est agit de ne présenter que de courtes séquences, avec un questionnement et une discussion adaptée, pour une séquence pédagogique.
À chaque fois, il s’agissait de films déjà vus, mais que je n’avais pas à conserver ds des archives dvd, ni à récupérer avec un tour de mes collègues.
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