Au revoir, Monsieur Peirce

Jean-Louis Boissier, traces de pas dans la neige, 21/12/2009 (photographie numérique).

Retour des frimas et des gelées, de l’haleine qui blanchit et des traces de pas dans la neige. L’occasion de reprendre un dialogue entamé avec Jean-Louis Boissier sur l’un des mythes les plus tenaces de la photographie.

En 2007, alors que la transition numérique des images bat son plein, je publie un article intitulé « L’empreinte digitale« , pour dresser le constat de la faillite théorique de l’approche indicielle. Contredisant le principe supposé de la «continuité de matière entre les choses et les images», la technologie des photocapteurs aurait du nous faire entrer dans une ère post-photographique, prédisaient les théoriciens de l’image. Selon André Rouillé: «C’est par cette rupture du lien physique et énergétique que la photographie numérique se distingue fondamentalement de la photographie argentique et que s’effondre le régime de vérité que celle-ci soutenait» [1] André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, 2005, p. 615..

« L’empreinte digitale » (dont le titre suggère, sous la forme d’un calembour, que l’évolution technique de la prise de vue ne change pas fondamentalement la donne) propose plusieurs arguments pour réfuter cette prophétie. L’observation principale est que «l’installation de la pratique numérique a démontré que la vérité de l’image ne tient pas à son ontogénèse».

Ce constat était assorti d’une critique du postulat qui définit l’indicialité photographique (l’indice, étant, selon Peirce, une catégorie de signes ayant avec son référent un rapport de contiguïté directe). Mobilisant une citation du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond («Les photons qui entrent dans une plaque de verre ne sont pas ceux qui en sortent»), je déniais tout fondement à la théorie du lien physique entre la chose et son image.

C’est à ce dernier point que Jean-Louis Boissier répliquait, non sans humour, à l’hiver 2009, par un billet intitulé « Bonjour, Monsieur Peirce« , assorti d’une photographie de traces de pas dans la neige (voir ci-dessus). En conclusion d’une discussion approfondie, il m’opposait qu’«à notre échelle d’effets et d’observations, je vois les traces d’un oiseau, d’un chien et de chaussures. Les ayant vues se faire, je peux préciser: un merle, un jeune garçon et son chien».

Par cette image, Jean-Louis Boissier venait de fournir un argument supplémentaire à ma critique de l’indicialité photographique. Car la photo des traces dans la neige n’a justement pas d’échelle, et ne représente que pour celui qui était présent une empreinte d’empreintes. Comment savoir, sans comparant ni témoignage, quelle était la taille du soulier, ou si l’oiseau était un merle ou un moineau? L’information de format, que préserve l’empreinte dans le substrat neigeux, a disparu dans son enregistrement photographique, auquel le dispositif optique fait perdre sa dimension originelle.

Ce trait est rarement visible, car il y a toujours suffisamment d’informations dans une image pour nous permettre, par une opération mentale, de restituer la taille des objets représentés. C’est parce que la photo de Jean-Louis Boissier évacue tout autre référent que ces traces apparaissent comme relatives. Pourtant, cette image révèle un caractère décisif de la photographie.

Comme le savent les photographes spécialisés dans la reproduction d’œuvres, obligés de disposer une règle dans le champ pour reconstituer après coup les informations de dimension, la perte du format est une transformation radicale. Je ne pourrai jamais remettre mon pied dans son empreinte photographique. La photographie n’est donc pas une trace, mais plutôt une pseudo-trace: un enregistrement que ses caractères apparents font ressembler à l’empreinte physique, mais qui diffère fondamentalement de cette catégorie de phénomènes par son traitement de l’information.

Les indicialistes ont toujours prêté peu d’attention à l’optique. Comme chez Rosalind Krauss, dont l’exemple de référence sont les photogrammes de Man Ray, autrement dit des empreintes réalisées à même le support sensible, ils ramènent l’opération photographique au stockage photochimique de l’information lumineuse. Mais cette information a déjà été transformée par l’optique, qui modifie la nature et la géométrie des données de façon à en permettre l’inscription. Comme les théoriciens de la photographie, ses historiens ont négligé l’expérimentation optique, oubliant que c’est Daguerre qui met au point le premier objectif photographique: un dispositif élaboré pour produire une image pour la plaque sensible et non pour l’oeil.

Comme le microphone produit à partir des ondes sonores leur copie électronique, l’optique photographique transforme les ondes lumineuses en signaux ordonnés, dont les caractéristiques sont celles imposées par le dispositif de stockage, et diffèrent de ce que perçoit l’oeil humain. Le traitement ne s’arrête pas là. Si l’on suivait les indicialistes, nous ne regarderions jamais que des négatifs, les seuls directement touchés par la lumière originelle. Or, il s’avère que nous ne prenons que rarement en considération l’état initial de la pseudo-trace photographique. Les formes lisibles de l’enregistrement visuel sont généralement des copies réalisées à partir de ce stockage premier, qui n’est pas fait pour être vu. Penser qu’il subsiste une trace réelle du phénomène dans ces retranscriptions ne relève pas de l’analyse technologique, mais de la pensée magique, qui attribue à la photographie les pouvoirs de la relique.

Pour pouvoir être enregistré par un dispositif technique, tout phénomène doit être transformé en signal. Un signal n’est pas une empreinte, mais une pseudo-trace, qui ne conserve du phénomène que certaines données, transformées en informations stockables et restituables. Cette transformation permet diverses manipulations essentielles, qui confèrent à l’enregistrement technique sa plasticité, comme la reproduction ou la transmission. Transporter et stocker des empreintes à leur dimension d’origine est un luxe que peut se permettre la paléontologie, pour les traces précieuses que sont les fossiles naturels. Il paraît difficile d’imaginer une pratique de la photographie sur ce modèle.

Quoiqu’il contredise la thèse de la «continuité de matière entre les choses et les images», le traitement de l’information qui caractérise les enregistrements visuels ou sonores ne les empêche nullement de restituer un effet de présence. Ce constat qui dénie toute pertinence à l’indicialité photographique permet en revanche de comprendre pourquoi la photographie numérique n’a pas fondamentalement modifié notre comportement à l’égard des images. Ce n’était pas la transformation du phénomène en signal qui menaçait la transcription photographique, mais plus simplement l’approche photoindicielle qui était erronée.

(A suivre…)

Notes

Notes
1 André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, 2005, p. 615.

31 réflexions au sujet de « Au revoir, Monsieur Peirce »

  1. «continuité de matière entre les choses et les images»

    Ce qui pourrait être intéressant aussi, c’est de comprendre les motivations qui sont à l’origine de cette tendance (on pourrait même parler de pulsion) indicialiste dans les différentes conceptions de la photographie… C’est une croyance largement partagée par le public…

    Pour ma part, j’y vois l’expression d’un désir de présence réelle qui hanterait et détournerait la fameuse comparaison d’Alberti qui dit bien que le cadre du tableau qu’il « trace » lui-même (comme une lettre!) est « comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle… » faisant du cadre un élement signifiant et non une véritable ouverture, alors que la photographie l’instaurerait, elle, en métaphore prise au pied de la lettre, affirmant que le cadre de l’image est une fenêtre ouverte, laissant véritablement la matière lumineuse (photons) entrer dans la chambre noire… comme Suger voulait faire entrer la lumière (Dieu) dans les églises…
    Ce qui permet et instaure cette « continuité », c’est l’ouverture réelle de la fenêtre, confondu ici avec l’objectif de l’appareil… A ce titre le dispositif de la vue du Gras, qui fait office de matrice à cette indicialité, est une mise en scène de l’ouverture de cette fenêtre, clairement signifiée dans l’image et calirement associée à l’entrée de la lumière dans la « chambre ».
    Comme si la photographie devait réaliser le fantasme (ou le désir) d’une ouverture réelle de la fenêtre qu’Alberti présente comme un signe, clos sur lui-même… On passe ainsi d’une comparaison consciente de son processus analogique à une métaphore qui tient de l’hallucination…
    Dernière remarque, ce qui fait office de premier film, « La sortie des usines Lumière », joue aussi sur cette ouverture du cadre, avec son écoulement de corps par l’embrasure de la porte, d’une part, mais aussi parce qu’elle a été prise à travers la fenêtre d’un appartement situé en face de l’usine, qu’on ne voit pas du tout à l’image, et qui a permis de dissimuler un peu, de mettre en retrait, l’appareil de prise de vue, effaçant ainsi le dispositif producteur d’image que l’expérience de Nièpce laissait encore apparaître…
    Je me demande si au coeur de cet indicialisme que tu démontes si brillamment, il n’ y a pas un attachement plus archaïque à l’icône, à la Véronique, au suaire… à cette image naturelle, acheiropoïète, « La vraie image » de Belting… l’ouverture réelle de la finestra albertienne (qui elle est un signe) devenant une forme « scientifique » et moderne du contact magique avec la surface où apparaît l’image des êtres vivants…
    C’est d’ailleurs la photographie qui aurait « révélé », en 1898, le suaire de Turin comme étant un négatif (par contact) du visage du Christ… passage de témoin par cousinage…
    Non plus une fenêtre « à partir de laquelle » mais, enfin, une fenêtre « à travers laquelle »… l’indicialité est le fruit de cette ouverture fantasmatique de la fenêtre favorisant un oubli total et bien heureux de la surface de l’image pour y toucher directement l’objet…
    Vivement la suite…

  2. @Olivier: « Je me demande si au coeur de cet indicialisme que tu démontes si brillamment, il n’ y a pas un attachement plus archaïque à l’icône, à la Véronique, au suaire… » Parfaitement d’accord avec toi! A titre de symptôme, on peut également ajouter à la liste que tu dresses l’illustration de l’article de Bazin « Ontologie de la photographie » (1945) par la photo du Saint-Suaire de Turin – qui est moins une photo qu’encore une fois une empreinte d’empreinte, un photogramme révélé par la photo…

  3. et que pensez vous de la fascination que nous pouvons avoir devant ce projet http://theartofgooglebooks.tumblr.com/ mené par Kristina Wilson http://kcw.co/ . L’attention portée à l’opération de photographier les livres et la beauté des erreurs ainsi que la critique de la naturalité. Trace d’une opération (le texte comme image, objectivé).

    Chez Rosalind Krauss il me semble que sa théorie de l’index permet à l’époque d’ouvrir les catégories de l’art (peinture, sculpture, photographie, danse etc…), la photographie permettant de changer de paradigme (par le biais du concept de documentation, mais aussi en donnant à la photographie la puissance d’abstraction de la peinture).

  4. Comme quoi, vive les sciences dures 😉
    Oui, cette conception « de la continuité de matière entre les choses et les images », renvoie clairement à un rapport au sacré. Fantasme ou désir d’une absence de médiations. La photographie comme quelque chose qui n’est pas fait de main d’homme, qui ne dépend pas d’un travail de transformation, etc…
    Quelle blague la citation de Rouillé !, comme s’il n’avait jamais su ce qu’est un enregistrement, ou ce qu’il faut pour en faire un.

  5. @lizarewind: J’expliquerai dans la suite de ce billet les ressorts de la fascination historique, qui ne tiennent nullement à l’opération photographique.

    L’essai de Krauss en 1977 cherche à contrer l’hégémonie picturale de la critique formaliste par l’importation du modèle photographique sur le terrain de l’art (cf. Johanne Lamoureux, « La critique postmoderne et le modèle photographique« , Études photographiques, n° 1, novembre 1996).

    @ Pierre: « Comme s’il n’avait jamais su ce qu’est un enregistrement… » Ben faut croire que non! 😉 De façon générale, les indicialistes ignorent ou ne maîtrisent pas cette catégorie: la mobilisation de la notion d’indice leur sert à désigner des propriétés approchantes, liées à la conservation d’information, mais qui ne sont pas reconnues comme relevant de l’enregistrement. Le test le plus simple consiste à regarder si ces propriétés sont mises en parallèle avec d’autres formes d’enregistrement (cinéma, enregistrement sonore, fossiles, main courante, etc…), ou si elles sont décrites comme spécifiques à la photographie. Dans ce dernier cas, on peut être certain que l’auteur n’a pas identifié la problématique.

  6. une petite idée marrante, cette fois en pensant au processus d’amplification lié au développement de l’image latente (en argentique peut-être plusieurs millions de fois, enfin j’ai oublié tout ça). Si ce n’était pas une pseudo-trace mais une empreinte au sens de la « continuité de matière », on peut imaginer que les traces de pas représentées par la photo plus haut devraient alors augmenter jusqu’à prendre une taille à peu près équivalente à celle de la Terre…

  7. bonjour,
    à la lecture de votre billet, je me demande un peu simplement peut être, s’il n’existe pas plusieurs types d’empreintes? (ou alors s’il n’y aurait que des pseudo-trace?)
    L’empreinte dans la neige, n’est pas celle d’un moulage de soulier. La photographie primitive obtenu avec un dispositif stenopé, si elle n’a pas gardée la dimension de l’objet, des photons n’ont-ils pas rencontré la surface photo sensible (et dans ce cas, sans modification de leur trajectoire hormis celle du milieu)? Donc peut être, quand même, une forme d’empreinte photo-sensible, empreinte par projection, qui serait effectivement assez pauvre en informations (ce qui la rend « aisément » falsifiable) ? Ou alors comme vous le dites :
    « Pour pouvoir être enregistré par un dispositif technique, tout phénomène doit être transformé en signal. Un signal n’est pas une empreinte, mais une pseudo-trace, qui ne conserve du phénomène que certaines données, transformées en informations stockables et restituables. »
    Ne faudrait considérer l’impossibilité d’une empreinte (dans votre acception)? Car pour le fossile par exemple, nombre de données ne sont pas enregistrées et il ne serait alors plus qu’une pseudo trace, lui aussi (même si naturel)…
    Enfin, je me demandais, si vous considériez l’oeil comme un dispositif?

  8. @ franck: Il y a de nombreux types d’enregistrement. Je distingue ci-dessus deux grandes catégories: les enregistrements naturels – empreintes ou fossiles –, et les enregistrements techniques, qui sont caractérisés par la transformation intentionnelle de l’information en signal. On peut formuler d’autres distinctions, par exemple les enregistrement différés, comme l’inscription d’une plainte sur un registre de police, qui est bien une forme protocolarisée de conservation d’information, mais effectuée à distance de l’événement.

    Le sténopé n’est pas une forme primitive de photographie (toutes les expériences pionnières comportaient un dispositif optique), mais plutôt une forme expérimentale que je ne me hasarderais pas à ériger en modèle. De plus, le sténopé ne correspond pas à une absence de projection optique, mais est bien un dispositif qui, quoique minimal, modifie et ordonne le flux lumineux (la taille ou la profondeur du trou jouent un rôle sur la formation de l’image). Même en admettant que l’absence de milieu transparent permet l’inscription des mêmes photons que ceux renvoyés par la source, celle-ci ne concerne toujours que le négatif… La « véritable » photo indicielle serait donc le négatif produit par un enregistrement au sténopé… Et toutes les autres? On voit bien le ridicule de cette approche et son caractère quasiment superstitieux. Encore une fois, ce ne sont pas ces critères « photoniques » qui opèrent lorsque nous regardons une photo: prenons pour simple exemple les photos publiées dans la presse, qui sont une retranscription tramée à l’encre sans aucun transfert lumineux, que nous ne considérons pas moins comme des images d’enregistrement.

    Il y a aussi différentes sortes de fossiles. Les uns, comme le mammouth congelé dans la glace, n’est pas une empreinte (ni un enregistrement), mais l’animal lui-même, préservé dans des conditions similaires à celles grâce auxquelles nous conservons nos aliments. Un fossile d’ammonite, en revanche, est bien une trace, formée au terme d’un processus complexe d’épigénisation, qui remplace les molécules organiques de la coquille par des cristaux tout en respectant sa forme. Il s’agit donc bien d’un stockage partiel de données (les parties molles de l’animal ne sont pas conservées), proche en cela de l’enregistrement photographique – à la différence près que la dimension originelle est préservée par le processus, ce qui me paraît constitutif de la notion d’empreinte.

    On peut employer « trace » dans son sens originel, qui est un synonyme d’empreinte, auquel cas il faut dénommer la photographie pseudo-trace ou pseudo-empreinte. On peut aussi l’employer dans un sens métaphorique plus général, auquel cas j’admets qu’on désigne la photographie comme trace, au sens d’un synonyme d’enregistrement.

    L’oeil est bien un dispositif, mais dépourvu de faculté d’enregistrement (si l’on excepte la persistance rétinienne): c’est bien sûr la mémoire qui remplit cette fonction.

  9. L’échelle pourrait être fournie par une caméra disposant d’un autofocus télémétrique, car la distance de la caméra au point de focus est alors connue. Le standard Exif 2.3 prévoit ainsi un champ SubjectDistance pour enregistrer automatiquement la distance du sujet (un exemple du fait que la quantité d’information collectée par un appareil moderne excède l’image seule). Mais peut-être que ce calcul – à l’aide du théorème de Thalès – dépasse les capacités de ce type appareil 😉

  10. « Or, il s’avère que nous ne prenons que rarement en considération l’état initial de la pseudo-trace photographique. Les formes lisibles de l’enregistrement visuel sont généralement des copies réalisées à partir de ce stockage premier, qui n’est pas fait pour être vu. Penser qu’il subsiste une trace réelle du phénomène dans ces retranscriptions ne relève pas de l’analyse technologique, mais de la pensée magique, qui attribue à la photographie les pouvoirs de la relique. »
    Vous utilisez le même argumentaire pour Barthes (autre billet sur ce site) et pour….? Krauss..? pour les indicialistes? (doit-on comprendre derrière ce néologisme une position univoque regroupant des théoriciens?): à savoir, la non permanence à cause d’un processus de « retranscription ».
    – d’un « ça a été » avec la transmission entre deux tartphones,
    – et ici la non permanence de la trace entre le négatif et le positif.

    Est-ce à croire qu’il y a un rapport? Il va falloir attendre le second billet pour comprendre.

    Cependant, la critique de l’index se situe davantage au niveau de l’enregistrement d’une image (le négatif) et donc a fortiori dans ces transcriptions ultérieures… Et puis vous devriez dire, ce n’est pas le négatif que nous devrions regarder mais l’image latente dans le laboratoire!

  11. @Patrick Peccatte: On peut reconstituer l’information de dimension en mettant une règle dans le champ. Ça ne change rien au fait que l’opération photographique, étant une projection optique, fait perdre sa taille originelle au phénomène enregistré. On peut aussi tirer une photo au format 1/1, mais ce n’est qu’une possibilité parmi l’infinité des format possibles, dont aucun ne s’impose particulièrement a priori.

    @ Romain Guedj: Pourquoi dites vous que c’est le même argument pour Barthes et pour l’indice? Pour Barthes, c’est une blague (et ce n’est pas non plus le même blog ;). Les indicialistes sont ceux qui croient à la photo comme indice, c’est à dire à l’existence d’une « relation physique » (Krauss), une « continuité de matière », un « lien physique et énergétique » (Rouillé) entre le référent et son image. Ils étaient nombreux dans les années 1990 à prophétiser le post-photographique, ils sont beaucoup plus discrets aujourd’hui, on se demande bien pourquoi… 😉

    Accessoirement, on est bien entré dans une forme de post-photographique, mais beaucoup plus tard que prévu, et pas à cause de la « nature » numérique de l’image. La reconfiguration du photographique s’effectue aujourd’hui sous la pression de l’usage des smartphones et des réseaux sociaux, qui effacent et diluent l’ancien référentiel photographique dans un ensemble beaucoup plus vaste et plus indifférencié de pratiques visuelles.

  12. « Comme le savent les photographes spécialisés dans la reproduction d’œuvres, obligés de disposer une règle dans le champ pour reconstituer après coup les informations de dimension, la perte du format est une transformation radicale.  »
    Les mêmes photographes ajoutent à la règle une charte de couleur pour reconstituer après coup les informations de la couleur. Mais là on a un problème avant même l’enregistrement photographique parce que l’oeil est un instrument particulièrement peu fiable en ce domaine.

  13. Au fait, je me suis rappelé hier d’une notion qui était parfois avancée, qui prétendait rendre compte de ce phénomène étrange de « continuité de matière » – et prenait l’apparence de la scientificité, c’était celle de consubstantialité. La photographie était consubstantielle au monde qu’elle représentait !

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Consubstantialit%C3%A9

  14. @Pierre: Encore une confirmation de ce que soulignait Olivier ci-dessus…
    Ce qu’on peut dire, c’est que l’enregistrement technique a pour caractéristique d’être contemporain du phénomène enregistré – et c’est déjà pas mal…

  15. L’enregistrement n’est même pas contemporain du phénomène enregistré, cf. les photos de galaxies très lointaines, proches du Big Bang.

  16. @André : oui c’est vrai dans 99,9 % des cas, mais pas toujours : les astronomes savent bien que regarder loin c’est regarder dans le passé, ils enregistrent parfois des traces d’évènements qui remontent à quelques milliard d’années plus tôt 😉

  17. (Entre parenthèses, c’est ce genre d’exemples exotiques – photogramme ou sténopé – qui a conduit l’indicialisme dans le mur… Si on veut parler de photographie, autant essayer d’écrire des règles qui valent pour la pratique la plus banale et la plus répandue, avant d’aller chercher l’exception… Personnellement, je n’ai jamais réussi à faire une bonne photo d’une galaxie proche du Big Bang… 😉

  18. « Ce qu’on peut dire, c’est que l’enregistrement technique a pour caractéristique d’être contemporain du phénomène enregistré – et c’est déjà pas mal… »
    Tu ne serais pas en train de donner raison à Rouillé là? 🙂
    Si l’on considère qu’une image numérique est une image en développement qui suppose un post-traitement (ce qui est plus ou moins mon cas), celui-ci a toujours lieu après que le phénomène ait été enregistré. Le fichier enregistré par l’appareil serait dans ce cas à rapprocher de la notion d’image latente.
    Mais on aurait pu dire la même chose à propos de l’argentique, si l’on considère les prises de vue réalisées sur un film négatif.

  19. @Thierry: …Non, plutôt à Barthes (« Dans la photographie, je ne peux jamais nier que la chose a été là »)! La contemporanéité et la continuité physique, ce n’est pas la même chose…

    Que l’image soit latente ou pas, l’enregistrement a bien eu lieu au préalable, sinon, il n’y aurait rien à amplifier, post-traiter, etc.

  20. Andre,
    je tenais juste à préciser qu’il existe un procédé photographique, qui ne modifie nullement les photons dont il enregistre la trace. Et que pour réaliser une photographie, un objectif n’est pas nécessaire.
    Or c’est sur l’objectif photographique et son optique, modifiant le flux de photons que repose votre démonstration. Certes, ce n’est pas une pratique majoritaire…
    Pour autant, avec le sténopé, comme vous le précisez : le diamètre, la forme de la boite, sa profondeur, la sensibilité du papier, le temps d’exposition etc… vont rendre possible la fabrication de cette image. Et, la maîtrise de ces différents paramètres nous permettra de produire une image plus ou moins réaliste.
    Mais c’est bien la trace des ces photons, venant d’un objet, qui est sur le négatif, photo indicielle et stockage partiel de données.
    La superstition serait de croire que cette représentation, nous renseigne sur la nature de l’objet qui a été de l’autre coté de la boite.
    Et pour les autres ? Mes connaissances en physique optique et quantique sont hélas quasi nulles; votre citation du physicien est perturbante, car on ne peut contester cette autorité, mais nous ne connaissons pas le contexte d’énonciation.
    J’ignore si la nature des photons est changé au travers de la lentille, mais je sais qu’il existe au moins un cas de figure où votre démonstration ne fonctionne pas, et ce, avec l’appareil photographique le plus simple du monde.

  21. @ Franck: Ma démonstration (la photo est une pseudo-empreinte) ne porte pas sur la nature du lien entre la source et l’image, ce qui est un argument des indicialistes – que je critique par ailleurs, en montrant notamment qu’il ne sert à rien, puisqu’il peut exister un effet de présence y compris sans « relation physique », que celle-ci soit ou non fantasmée.

    Ma démonstration ci-dessus porte sur la projection optique, qui conserve certaines données, mais pas l’information de dimension, ce qui me permet de dire que la photo, si elle est bien un enregistrement, n’est pas une empreinte à proprement parler. Cette démonstration vaut aussi pour le sténopé.

    « Pour réaliser une photographie, un objectif n’est pas nécessaire. » Merci de m’aider à préciser ma pensée. Pour tout photographe, il est clair que l’optique modifie l’apparence, la couleur et la géométrie de la source. Changer d’optique, c’est changer les caractéristiques de l’image. Le sténopé est une option optique qui a ses défauts et ses qualités, autrement dit ses caractéristiques, différentes d’un grand angle ou d’un téléobjectif. Le sténopé n’est pas une absence d’optique, c’est un choix d’optique. Si vous tenez un support sensible en face d’un objet, même si vous êtes bien dans le flux de photons, il n’y aura pas de photo: le support sera seulement uniformément voilé. Si vous voulez produire une photo, il faut modifier le flux de photons, par l’intermédiaire du sténopé ou de n’importe quel dispositif susceptible d’engendrer une projection optique.

  22. André, je ne sais pas si ça change quoi que ce soit à ton raisonnement parce que je suis de toute évidence totalement larguée sur ce concept d’empreinte, mais ce n’est pas l’optique qui modifie la couleur. Ou alors c’est qu’elle a un problème. C’est la température de couleur de la lumière et la capacité des colorants (au sens large) de la surface sensible à reproduire les couleurs du sujet.

  23. @Thierry: Eh bien je suis content d’apprendre à un photographe que l’objectif, par la qualité du verre, les compositions des groupes de lentilles, avec leurs indices de réfraction différents, ou encore le traitement des surfaces, influe lui aussi de manière sensible sur le rendu des couleurs. Un objectif moderne peut être « plus chaud » ou « plus froid » – et les différences étaient encore plus accentuées autrefois… Les rendus chromatiques des optiques s’analysent avec un spectrophotometre. La transparence est bien un mythe en photographie… 😉

  24. Monsieur Peirce serait sûrement très flatté de savoir qu’il est cité sur ce blog. A l’heure qu’ill est, à mon avis, il s’est détourné de la photographie, devenue une pratique trouble, vers d’autres champs d’illustration de la théorie sémiotique, comme le code-barre, l’ADN et le tactile. « A better example is an Ipad, for we know that in certain respects an Ipad screen is entirely devoid of a physical connection to any real object », dirait-il aujourd’hui, pour provoquer l’intérêt des lecteurs de 2090.

  25. Je n’ai pas de doute sur le fait que la transparence de l’optique est un mythe tant sur le plan physique que sur le plan symbolique.
    Par contre je suis plus réservé sur l’idée qu’il existerait des optiques qui produiraient à l’examen visuel des images chaudes et d’autres des images froides. Que le spectrophotomètre mette en évidence des différences, je n’en doute pas. Que ces différences soient visuellement perceptibles, c’est une autre affaire. En tout cas pas parmi les dizaines d’optiques de petits moyen et grand format que j’ai utilisées. Il est vrai que les photographes parlent souvent d’optiques chaudes et d’optiques froides, mais ça fait partie des mythes, comme le piqué des optiques Nikon qui serait différent de celui des optiques Canon et toute cette sorte de choses.
    Ce n’est pas parce que l’on peut mesurer scientifiquement une différence de rendu chromatique que l’on pourra l’observer.
    Mais bon de toutes les façons je ne sais pas si cela a une quelconque importance car s’il y a bien un registre de l’image où il n’y a pas de continuité de matière entre les choses et les images, c’est bien celui de la couleur.

  26. @André,
    c’est vrai que votre démonstration ne porte pas sur la nature du lien entre la source et l’image mais j’ai été vraiment intéressé par cette question.
    Oui, le flux global doit être modifié par le dispositif optique, ordonné, sinon effectivement nous ne pourrions pas voir d’image. Mais il n’est pas nécéssaire de modifier la nature, ou la géométrie des photons qui vont toucher le papier photo-sensible pour faire une photo.
    Effectivement aussi, cette trace n’est pas une empreinte à proprement parler.

    Sinon j’ai envoyé un email a un ami qui fait de la physique quantique, et lui ai posé qq questions. Ce n’est qu’un modeste physicien, mais voici tout de même ses réponses :

    « le négatif est un ensemble de molécule qui ont été modifié par le passage de photons. Ces photons ont été absorbés et ont ainsi « transformé/impressionné » le négatif. 

    Les photons qui arrivent sur le négatif  sont ceux d »‘origine ». La modification qu’ils subissent en passant les lentilles et le diaphragme n’est qu’une modification de trajectoire spatiale, pas de nature (pas de changement de « couleur » ou d’énergie, quelques changements de ce qu’on appelle la phase, mais c’est propre à la photographie non holographique).

    La pellicule est un objet qui  a été directement modifiée par de la lumière qui a « touché » l’objet initial. Lorsque tu « regardes » un négatif qui date de 1900, tu observes de la matière qui a été modifiée par des rayons lumineux de 1900, qui ont frappé la surface de l’objet à cette date là. 

    Cette lumière, si fugace, a interagi avec de la matière et cette matière que tu regardes. Je pense à ça à chaque fois que je vois des vieux négatifs dans des musées. C’est l’objet le plus « proche » que l’on puisse avoir d’une « source ».

    Se focaliser (si j’ose dire) sur le photon pour faire le lien entre une chose et son image, c’est se concentrer sur le moyen de transport de l’information et non pas l’information elle même, l’objet et une représentation de cet objet. 

    Si l’indicialité photographique n’existe pas, ce qui est probable, il faut logiquement accorder le même résultat au sens humain qu’est la vision.  »

    …….

    voilà, c’est vrai que sur le dernier point, j’ai du mal à me dire que je ne peut voir que des images, que des représentations des objets et jamais les objets réels, même quand une personne est présente et que je la regarde.

    bonne journée à tous

  27. @ franck: Merci pour la contribution de l' »ami physicien », qui signale bien que la lumière est «le moyen de transport de l’information et non pas l’information elle même», et qui formule correctement l’idée que le négatif est «l’objet le plus “proche” que l’on puisse avoir d’une source». Le plus proche, c’est à dire ni l’objet lui-même, ni quelque chose de l’objet. Je suis parfaitement d’accord avec cette idée de proximité, que je développerai dans la 2e partie de cet article, car c’est cette notion qui importe.

    Dommage simplement que le physicien soit si peu opticien, car il saurait que le verre modifie bien la couleur de la source, et la lentille nécessairement sa géométrie. C’est un peu fatigant d’avoir à répéter des évidences. Merci de consulter un manuel d’optique – ou n’importe quel magazine de photo amateur… Je sais bien que lorsque j’utilise mon Canon EF 70-200 mm F/4.0, j’obtiens une image dont les couleurs et la géométrie diffèrent de celles que j’obtiens avec mon EF-S 60mm f/2.8 macro. Tout comme les appareils photo, chaque « caillou » (comme disent les pros) a sa signature. Il faut également insister sur le fait que l’optique photographique a une histoire, et que les performances des objectifs étaient très différentes il y a un siècle, adaptées à d’autres contraintes (émulsions non chromatisées ou orthochromatiques), et qu’ils « voyaient » plus le bleu que le rouge. La « photo de 1900 » est donc une image assez différente de celle qu’on ferait aujourd’hui dans des conditions similaires.

    Enfin, je ne comprends pas votre attachement à cette compréhension indicielle, puisqu’encore une fois, même si elle était exacte (ce dont je doute), cet argument ne sert à rien. Exemple: il y a quelques années, après la disparition d’un membre de ma famille, j’appelle chez lui et je tombe sur son répondeur, avant qu’on ait songé à remplacer l’annonce. Je vous garantis que l’effet d’outre-tombe n’était pas moins sensible que celui décrit par Barthes à propos de sa mère. On a certes moins souvent l’occasion d’être confronté à un enregistrement sonore dans les conditions muséales requises qu’à des photographies anciennes, mais c’est vraiment la seule différence. Si un enregistrement « à signal », c’est à dire comportant une modification de la source, peut produire le même effet de présence que la photo la plus indicielle, je ne vois pas l’utilité de poursuivre la discussion sur cette dimension à l’évidence fantasmatique… Ce qui compte n’est pas la nature physique de l’empreinte, c’est l’établissement d’un lien sémiotique (intellectuel, symbolique) entre le phénomène-source et sa représentation…

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