La Nasa a diffusé le 25 janvier dernier la nouvelle version haute définition (8000 x 8000 px) de l’image de la Terre vue de l’espace, dite « Blue Marble« , réalisée en recomposant les bandes enregistrées le 4 janvier 2012 par le satellite d’observation météorologique Suomi NPP (voir ci-contre).
C’est l’occasion de revisiter la galerie des images de la terre vue de l’espace. Une figure qui ne va pas de soi, comme en témoigne l’illustration proposée par le frontispice du second volume de l’ouvrage du philosophe Thomas Burnet (1635-1715), The Sacred Theory of the Earth (1684), qui représente les différents âges théologiques de la Terre: de la planète primitive «sans forme» (sous le pied gauche du Christ, puis dans le sens des aiguilles d’une montre) à la consomption finale après le Jugement dernier (sous le pied droit du Christ), en passant par le Déluge, le monde actuel et l’âge béni du Millenium (voir ci-dessous, fig. 2).
Dans cette vision théologique, personne sauf le Christ et les anges ne sont là pour voir un spectacle qui n’existe que dans l’imaginaire. Dans la plus ancienne représentation du globe terrestre «supposed to be seen from space», telle qu’elle est proposée en 1834 par le géologue Henry De la Beche (1796-1855, qui est également auteur de la première reconstitution du monde antédiluvien), en revanche, on distingue clairement la tentative de figurer une planète comme objet cosmique, et non comme simple projection cartographique, avec la représentation des flux nuageux, organisés en courants circumterrestres (voir ci-dessous, fig. 3).
Cette vision du globe dans l’espace prend un tour spectaculaire dans une gravure de Charles Barbant pour l‘Astronomie populaire, qui imagine pour la première fois en 1880 une vue de la Terre à partir de notre satellite, inversion frappante inspirée par l’évocation par Camille Flammarion de la possibilité que la Lune soit habitée. La Terre vue par un Sélénite est non seulement pourvue de formations nuageuses, mais aussi d’une atmosphère… (voir ci-dessous, fig. 4) Cette représentation romanesque inspirera l’artiste et astronome Lucien Rudaux (1874-1947) pour sa « phase de la Terre vue dans le ciel lunaire », publiée en 1937 dans Sur les autres mondes (voir ci-dessous, fig. 5).
L’imaginaire spatial alimente à son tour le cinéma: après la version par Méliès du Voyage dans la Lune inspiré de Jules Verne, c’est Fritz Lang qui propose dans Frau im Mond (La Femme sur la Lune, 1929), adapté d’un roman de Thea von Harbou, un lever de Terre vu de notre satellite, qui en souligne le volume par un contre-jour (voir ci-dessous, fig. 6).
Le dessinateur et décorateur de cinéma Chesley Bonestell (1888-1986), célèbre pour ses spectaculaires paysages astronomiques, s’essaie à de nombreuses reprises à la figuration de la planète Terre. Dans Mr Smith goes to Venus (1950), celle-ci apparaît à travers le hublot du vaisseau spatial, avec une anticipation crédible des formations nuageuses, quand Hergé se contente, dans On a marché sur la Lune (1954), d’une figuration géographique sans aspérités (voir ci-dessus).
Tourné entre 1965 et 1967, 2001, Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick est projeté en avril 1968, huit mois avant que la mission Apollo 8 ne fournisse les premiers clichés du globe terrestre. Ses images de la Terre sont donc les dernières vues imaginaires d’un objet que nul être humain n’a encore contemplé (voir ci-dessus, fig. 7).
Après les images de fiction, la course à l’espace apporte les premiers enregistrements documentaires de la planète, comme l’image vidéo infrarouge envoyée par le satellite expérimental TIROS 1 en avril 1960 (voir ci-dessus, fig. 10).
Les missions Gemini fournissent en 1965 et 1966 plusieurs séries de vues partielles de la Terre exécutées au Hasselblad 70 mm et largement relayées par la presse occidentale (voir ci-dessus, image centrale). Le 23 août 1966, la première image du globe entier parvient par transmission électronique du satellite Lunar Orbiter 1, dans une définition encore perfectible (voir ci-dessus, fig. 12).
C’est la mission Apollo 8, première tentative de voyage circumlunaire, qui réalise en décembre 1968 les premières photographies de la Terre, vue de la proximité immédiate de son satellite. Intitulée « Earthrise« , la plus célèbre, prise par l’astronaute William Anders le 24 décembre 1968, montre pour la première fois un globe bleu enrubanné de tourbillons blancs (voir ci-dessus, fig. 13). Life affiche en couverture de son numéro spécial 1968 cette boule à la géographie méconnaissable, symbole des remous de l’histoire qui agitent alors les Etats-Unis (voir ci-dessus, fig. 14).
De nombreuses photographies de la Terre seront produites à l’occasion des vols Apollo, mais il faudra attendre la 17e et dernière mission pour que la trajectoire du vaisseau permette l’enregistrement d’une « pleine Terre », donnant pour la première fois la vision du globe complet, le 7 décembre 1972 (voir ci-dessous, fig. 15).
La disponibilité des photographies de la planète bleue en font un matériau largement réappropriable, dont se saisissent les causes et les projets d’illustration les plus divers, encouragés par l’essor de la préoccupation environnementale. Consciente de diffuser une des icônes mondiales, l’administration spatiale baptise « Blue marble » (bille bleue) cette image qui devient la vision standard de la Terre.
Après l’ère des vaisseaux spatiaux et de la photographie, les mises à jour ultérieures de ce standard emprunteront les outils de l’imagerie et de la reconstitution. La version 2001-2002, celle qui orne notamment l’écran d’accueil des premiers iPhone (voir ci-dessus, fig. 16-17), est réalisée à partir d’une mosaïque d’enregistrements du satellite MODIS, restituées et corrigées par une équipe de savants et de graphistes experts. Une vision de plus en plus augmentée, de moins en moins photographique, qui reste depuis près d’un demi-siècle le quasi-monopole de l’administration américaine. Débarrassée de ses informations de contexte, de son environnement ou de ses spectateurs, elle redevient la forme idéale des origines, le spectacle de Dieu et des anges.
Illustrations
- Nasa, « Blue Marble 2012 », image photocomposite, janvier 2012.
- Thomas Burnet, frontispice, The Sacred Theory of the Earth, vol. II, 1689.
- Henry De la Beche, « The Earth supposed to be seen from space » (frontispice), Researches in Theoretical Geology, 1834.
- Charles Barbant, « La pleine Terre, vue de la Lune », in Camille Flammarion, Astronomie populaire, vol. I, Marpon & Flammarion, 1880.
- Lucien Rudaux, « Phase de la Terre vue dans le ciel lunaire », Sur les autres mondes, Larousse, 1937.
- Fritz Lang, Frau im Mond, 1929.
- Chesley Bonestell, « Mr Smith goes to Venus », Coronet, mars 1950.
- Hergé, On a marché sur la Lune, Casterman, 1954.
- Stanley Kubrick, 2001, Odyssée de l’espace, 1968.
- Nasa, image vidéo infrarouge, satellite Tiros 1, 1er avril 1960.
- Couverture de Life, Inde et Sri Lanka, Nasa, mission Gemini 5, 24 septembre 1965.
- Nasa, image vidéo, satellite Lunar Orbiter 1, 23 août 1966.
- Nasa, « Earthrise », mission Apollo 8, 24 décembre 1968.
- Couverture de Life, vue de la Terre, Nasa, mission Apollo 8, 10 janvier 1969.
- Nasa, « Blue Marble », mission Apollo 17, 7 décembre 1972.
- Nasa, « Blue Marble 2001 », image composite, 2001.
- Ecran d’accueil de l’iPhone 3.
Lire également sur ce blog:
13 réflexions au sujet de « Blue Marble. La terre vue de l'espace »
La « planète Terre » reproduite et diffusée ad nauseam forme une sorte d’icône « nihiliste » : elle impose à tous l’évidence d’une image réalité dont la véracité engendre progressivement des doutes sans cesse plus corrosifs sur le « réel » auquel elle renvoie, c’est-à-dire, l’unification de tous les regards convergeant vers l’image d’une planète visible par tous les hommes, planète relativement sphérique et de couleur bleue. Cette image astronomique devenue icône fut diffusée par l’ensemble des chaînes télévisuelles travaillant en étroite collaboration avec les services de communication de la NASA dans le cadre des missions lunaires « Apollo ».
Ainsi, chacun est-il convoqué à communier autour de cette image unifiée d’une planète, une, sur la surface de laquelle s’agitent tous les hommes, qu’ils le sachent ou non, icône en quelque sorte sacramentelle, à la manière du christ unificateur vers lequel chemine l’ensemble de l’humanité. Cette vision ne peut que contenter des tas de petits-penseurs alliant le scientisme le plus plat et un
humanisme crypto-chrétien.
Mais cette unification iconique du monde révèle quelque chose d’obscène car elle dévalue l’ensemble des représentations de la planète qui ne privilégient d’aucune
manière, une couleur spécifique ni une sphéricité approximative. Que deviennent selon cette vision les regards jetés par les aborigènes australiens sur les cieux
qu’ils rencontrent ? Faut-il jeter au rebut les parcours existentiels et géocentriques de tous ceux qui arpentent à chaque instant de leur vie les étendues du « plat pays » ? […]
Il faut penser aussi à la célèbre photo de la terre prise par voyager 1 en 1990, alors que la sonde se trouvait à 6,5 milliards de kilomètres de sa base de lancement. Cette image, rebaptisée « pale blue dot » par Carl Sagan a une place importante dans l’ensemble des représentions de la planète bleue.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Un_point_bleu_p%C3%A2le
@dragut: Merci pour ce rappel! La mention de Sagan permet de signaler le lien iconographique et symbolique entre l’image de la Terre et celle de Mars, l’un des premiers objets célestes à nourrir un imaginaire « planétaire », celui d’un monde clos et menacé de disparition (cf. Robert Markley, Dying Planet. Mars in Science and the Imagination, Duke University Press, 2005). L’enquête se poursuit sur la fécondité de l’image planétaire, dont ce billet n’est qu’une esquisse introductive.
« La terre est bleue comme une orange »
Paul Eluard, L’Amour, La poésie, 1929
😉
A noter, la diffusion récente d’une vue d’artiste figurant la pollution liée à l’accumulation des débris spatiaux…
http://www.esa.int/esaMI/ESOC/SEMN2VM5NDF_mg_6_s.html
En moins d’un siècle on est passé d’une religion de « la terre », au sens où l’entendait par exemple Jules Michelet, à une religion de « la Terre », notre planète. Hanna Arendt dans « La crise de la culture », voyait déjà là « une émancipation pleine de périls par rapport à notre antique attachement au sol ». Husserl était allé plus loin encore, s’en prenant à la doctrine copernicienne de représentation du monde; son but n’était pas de critiquer l’astronomie moderne mais de montrer que « la distance mentale que nous prenons avec la Terre, lorsque nous la représentons comme une planète, détruit la relation primordiale du corps au sol qui fonde nos perceptions et nos rapports aux autres ».
Il semble que Stewart Brand, créateur en 1968 du (pas encore) fameux « Whole Earth Catalog », ait mené campagne à partir de 1966 pour la divulgation des premières photos de la terre vue en entier depuis l’espace (alors qu’il n’en existait pas encore si j’ai bien suivi). C’est en tout cas ce que j’avais lu sur la page wikipedia.en consacrée au personnage (http://en.wikipedia.org/wiki/Stewart_Brand), qui renvoie à d’autres références. Reste à savoir si cette campagne rencontra ou non un quelconque écho public/médiatique.
L’image en couverture de la 1ère édition (1968) de ce catalogue à vocation écologiste et totalisante est – assez logiquement – une photographie de la Terre vue de l’espace. Elle est en vente p. 5 et on y explique son origine : elle appartient à une série réalisée en novembre 1967 par un satellite géostationnaire. C’est la seule image en couleur du catalogue ; plusieurs éditions ultérieures utilisent d’autres vues de la Terre depuis l’espace.
De nombreuses éditions sont consultables en ligne sur http://www.wholeearth.com/back-issues.php.
Vous mentionez les photos parues dans Life, mais n’oubliez pas que Paris Match publie très tôt des photos de la terre, y compris quelques unes prises depuis des fusées sondes dans les années 50 (donc incomplètes, mais suggérant la courbure de la planète). Quant à la fameuse « Earth Rise » de 1968, elle est souvent considérée comme le catalyseur proverbial du mouvement « Earth Day » deux ans plus tard (du moins si l’on en croit Bill Anders, un des trois astronautes d’Apollo 8).
En lisant ton billet, j’ai eu une pensée émue pour ceux qui avaient du développer les films ramenés de l’espace. Et je me suis demandé en particulier si les prises de vue étaient doublées pour pouvoir corriger éventuellement le temps de développement dans le premier révélateur en cas d’erreur d’exposition.
J’ai trouvé cet article qui donne l’impression d’une assez grande improvisation, pour ne pas parler d’amateurisme, pour des images qui ont sans doute pourtant une des plus grandes réussites en termes de communication de la NASA et du gouvernement américain.
http://www.capcomespace.net/dossiers/photographier_le_spatial/apollo/index.htm
certes, comme semble vouloir l’exprimer « K. le 31 janvier 2012 à 22:37 », cette représentation systématique et récurrente de notre monde a qque chose de malsain. De là a rejeter le reste, je ne crois pas qu’une icône suffit, bien qu’elle y participe. Il y a comme une sorte de replis de l’espace sur ce simple point planète, j’y vois plutôt une forme de nombrilisme permanent ignorant l’univers tout autour. De là a y voir un complot, j’en doute fort. Une mode, certainement. Il n’empêche que je projet blue marble date d’avant Maps Google et son pendant « Earth », et consistait à obtenir une maps avec 1px pour 1km2. La 8000×8000 présentée ci-dessus est loin du compte … En 2001, on pouvait télécharger une maps de 35000 pixels carrés en 24bits sur 2 CD compressé sur le site de la NASA. (j’ai encore ces 2 CD à la maison). En parallèle, Google développait son « Maps » sur la base des recherches effectuées par le MIT et la NASA/BlueMarble ainsi que l’ESA il me semble. « Maps Google » a été présenté en version beta vers 2002 ou 3 si mes souvenirs sont bons, avec uniquement l’amérique du nord-est en mode « photos ». Tout ces projets ont été OpenSource dès le départ, car utilisaient des données et connaissances auquelles de nombreux pays ont participés, donc au travers de nos impots. Ainsi que pour l’internet qui n’aurait vu le jour sans les accords bilatéraux de partage des coûts de liaison entre l’amérique du nord et l’europe … Ce qu’on peut noter, c’est que notre planète n’est plus représentée dans son milieu, càd entourées d’étoiles, ou à l’horizon de la surface lunaire, mais parfaitement éclairée de toute part, et totalement seule. Il y a mensonge sur le produit, et c’est cela je crois qui est lassant.
« Responding to public demand », la Nasa a mis en ligne hier une version de BM 2012 montrant l’hémisphère oriental de la Terre:
http://www.flickr.com/photos/gsfc/6806922559/
Dans la légende, le point de vue refait surface (« from a viewpoint of 10 degrees South by 45 degrees East »). L’image présente un nouvel effet encore jamais montré: « The four vertical lines of ‘haze’ visible in this image shows the reflection of sunlight off the ocean, or ‘glint,’ that VIIRS captured as it orbited the globe ».
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http://www.brainpickings.org/index.php/2011/07/07/ordering-the-heavens-library-of-congress/
http://www.loc.gov/exhibits/world/heavens.html
and why not
http://www.brainpickings.org/index.php/2012/02/01/the-city-dark-history-of-night/
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