Carnet de notes du travail au quotidien d’un photoreporter, le blog de Sébastien Calvet fournit un relevé passionnant des aléas et des contraintes de la fabrique de l’actualité, où les blogueurs de Culture Visuelle ont pris l’habitude d’aller fouiner.
Parmi les billets récents, je relève cette observation effectuée dans le contexte d’une conférence de presse du premier ministre:
«Nous déclenchons souvent tous au même moment. Le silence des autres participants met en avant les clic-clac rapides. Un son bref, sec, naît et meurt dans le même temps. Tac tac tac tac. Nous en rions tous tellement c’est grotesque. Mais au fait, qu’est ce qui déclenche ces déclenchements? Je m’aperçois que le premier ministre lit un discours et baisse souvent la tête. Lorsqu’il la relève et l’accompagne d’un mouvement de main, les photographes enregistrent la posture. Nous ne tentons de retenir que le mouvement martial. Le symbole de l’homme qui décide et montre le chemin du bout de son doigt. Nous sommes intoxiqués par ce que voudront les journaux. Cette image nous l’avons déjà en tête et ne cherchons que cela.»
Cette analyse rejoint un constat similaire effectué par Audrey Leblanc à partir de l’examen des planches contact des photographies de mai 68, où la chercheuse remarque un phénomène de multiplication et d’accélération des prises de vue qui semble lié à l’identification de motifs particuliers.
Loin de la mythologie de l’instant décisif comme rencontre idéale de l’événement avec son regard témoin, ces observations précieuses rapprochent la pratique ordinaire du photoreportage du stéréotype photographique le plus détesté: celui de la prise de vue touristique, déclenchée de manière réflexe par la reconnaissance d’un monument ou d’un site célèbre (cf. notamment le travail de Corinne Vionnet, voir ci-dessus).
L’accélération synchrone du rythme de la prise de vue témoigne de l’identification par les professionnels d’un stéréotype visuel. Comme la majorité des actes de figuration, la pratique photojournalistique ne vise pas à restituer l’image de la réalité (François Fillon lisant son discours tête baissée), mais à reproduire la vision conventionnelle d’un catalogue de motifs reconnaissables (le premier ministre à la manœuvre), mis au point par la tradition graphique. «En conférant à la photographie un brevet de réalisme, la société ne fait rien d’autre que se confirmer à elle-même dans la certitude tautologique qu’une image du réel conforme à sa représentation de l’objectivité est vraiment objective» (Pierre Bourdieu, Un art moyen, Minuit, 1965, p. 113).
14 réflexions au sujet de « Tac tac tac tac (du photojournalisme comme tourisme) »
Avec quand même une différence entre l’injonction paysagère de Raphaele Bertho et l’injonction évènementielle des photographes de presse (l’expression n’est pas terrible, mais c’est tout ce que je trouve pour l’instant), c’est que Sébastien Calvet et ses collègues sont dans une logique commerciale. Ils doivent réaliser des images susceptibles d’être publiées là où la photographie touristique ne répond qu’à la volonté de s’approprier un site, un monument, un paysage en reproduisant du déjà-vu. Dans le premier cas, les photographes répondent à une demande explicite de la société englobante. Ils sont conscients de ce qu’ils font. L’injonction répond aux lois du marché. Dans le deuxième cas, elle est inconsciente. L’injonction se fait comme malgré eux.
La différence est-elle si grande? En requérant une image reconnaissable, les touristes sont simplement leurs auto-commanditaires – le cadre commercial ne changeant rien à l’affaire. Par ailleurs, il me paraîtrait exagéré de considérer le témoignage de Calvet comme la manifestation d’une prise de conscience de la conventionnalité photographique à l’échelle de la profession. Au contraire, on voit bien que l’effort constant de Calvet pour s’extraire des pièges du dispositif et échapper à la photo pré-vue reste une signature et une exception dans un paysage caractérisé par l’acceptation et la répétition du stéréotype.
Je pense plutôt que Calvet est meilleur que ses collègues. 🙂
Sur toute commande de reportage (pas uniquement presse), le photographe, à moins d’être très désabusé, va commencer par assurer le coup et essayer de faire les images qui correspondent à la commande, mais aussi d’en faire quelques unes de différentes s’il en a le temps et la possibilité que ce soit pour des raisons de concurrence dans la presse (des images qui se distinguent du lot sont susceptibles de connaître une réussite économique plus importante) ou pour montrer qu’une approche différente est envisageable. Lorsque les photos ne sont pas en concurrence comme dans la presse, parce que le photographe est seul sur l’évènement, c’est à la fois une question d’ego et de logique commerciale. Le client veut un photographe pour réaliser des images précises (en général mais pas toujours), et en même temps se montrera plus fidèle à un photographe dont il pense qu’il est capable de faire et les photos qui étaient prévues et des images auxquelles il (le client) n’avait pas pensé.
« Au contraire, on voit bien que l’effort constant de Calvet pour s’extraire des pièges du dispositif et échapper à la photo pré-vue reste une signature et une exception dans un paysage caractérisé par l’acceptation et la répétition du stéréotype. »
La difficulté pour le photographe étant à la fois de se distinguer en étant à la marge du dispositif, mais de rester néanmoins dans le stéréotype s’il veut que sa photographie soit considérée comme acceptable par le destinataire. CF ta réaction aux portraits de Yann Rabanier http://culturevisuelle.org/icones/2047
Pour ma part, je rejoins André dans l’idée qu’il s’agit dans les deux cas, celui de l’imagerie touristique et du photojournalisme, de la reconnaissance d’un stéréotype visuel. L’adhésion à l’un comme à l’autre vient du fait que ces stéréotype fonctionnent finalement comme des gages de légitimation: correspondant à la représentation attendue, le cliché est assurément « réussi » aux yeux des destinataires (amateurs ou professionnels).
Il faudrait définir ce que l’on appelle un stéréotype visuel. Dans l’imagerie touristique, j’aurais tendance à penser que depuis la généralisation de la couleur il a très peu évolué, même s’il mériterait d’être défini (si c’est possible…) entre ce qui touche à l’objet de la représentation et ce qui touche à la façon dont il est mis en image. En fonction de l’évolution de l’actualité, la presse construit en permanence de nouveaux stéréotypes visuels. Le passage d’un DSK maître du Monde, à un DSK incarnation de barbe-bleu en est l’exemple qui me vient tout de suite à l’esprit. Fillon lisant ses notes peut devenir du jour au lendemain un nouveau stéréotype visuel s’il se plante sur ses chiffres dans une interview. 🙂
Thierry, ne fais pas semblant de ne pas comprendre (El Gato, sors de ce corps! ;). Que décrit le « tac tac tac tac »? Certainement pas Calvet en train de faire une bonne photo, ni l’invention d’un nouveau modèle destiné à être repris. Le « tac tac tac tac » est le signe de la reconnaissance synchrone d’un motif («Nous déclenchons souvent tous au même moment. (…) Nous sommes intoxiqués par ce que voudront les journaux. Cette image nous l’avons déjà en tête et ne cherchons que cela.»). Re-connaître veut dire qu’on identifie quelque chose qu’on connaît déjà – exactement comme le touriste qui appuie sur le bouton lorsqu’il reconnaît la tour Eiffel. C’est si gênant que ça d’admettre la stéréotypie de la pratique photographique professionnelle?
Je n’ai pas de problème à admettre la stéréotypie de la photographie de presse sur ce genre d’évènements où même le dispositif (l’emplacement réservé aux photographes qui se gênent mutuellement) participe à la production du stéréotype. C’est une évidence. En même temps, parce que je l’ai vécu de l’intérieur, je n’hésite pas à convoquer El Gato pour essayer de pousser un peu plus loin la réflexion sur la photographie et la production de stéréotypes. 🙂
Le touriste qui photographie la Tour Eiffel n’a aucune contrainte de marché. Et s’il passe une semaine à Paris, il ne passera pas une semaine à refaire la même photo de la Tour Eiffel. Le photographe de presse en période pré-électorale va passer un mois à refaire la même photo de meeeting en meeting. Il aimerait bien faire d’autres choses à coté, et souvent il les fait. Mais ce n’est qu’exceptionnellement que cet autre chose est repris dans la presse. La presse n’est pas stupide. Casser le stéréotype est tentant pour le diffuseur parce qu’une photo qui se démarque attire l’attention, mais ce n’est pas sans risque commercial et sans risque pour l’image des personnes photographiées. D’où l’arrivée d’El Gato pour te rappeler ta réaction à l’utilisation en première page de Libé des portraits de Yann Rabanier. 🙂
En même temps réduire la production de stéréotypes visuels par les pros à la presse et à la pression du marché serait à la fois un peu trop confortable et surtout beaucoup trop simpliste. La presse n’est pas le seul lieu des stéréotypes visuels. Et dans ma pratique de photographe je me débats toujours, avec plus ou moins d’énergie selon les moments, entre l’injonction de produire des stéréotypes (que ce soit celle du client ou une injonction inconsciente tel le touriste devant la Tour Eiffel) et la volonté de créer des images différentes. Et je ne pense pas que ma démarche soit très différente de celle de la plupart des photographes.
Je reformule le constat sociologique de Calvet. Tu me renvoies une théorie économique de l’opportunité (en balayant l’observation d’un revers de main: « c’est une évidence » – ben moi je ne trouve pas ça si évident que ça, c’est la première fois que je le vois formulé par un professionnel, si tu as d’autres exemples, n’hésite pas à les produire…). Je n’ai rien contre ta thèse, qui me paraît correcte, et Rabanier est effectivement un bon exemple (et aussi une démonstration qu’il ne suffit pas de casser le stéréotype pour faire une bonne photo) – mais les deux raisonnements ne sont pas sur le même plan. Par définition, l’exception ne démontre pas la nullité de la règle: elle démontre au contraire l’existence de la règle… 😉
Accessoirement, je te trouve quand tu veux des Calvet de la photo de tourisme, il y en a plein Flickr. Mais quand Corinne Vionnet fait ses surimpressions, personne (sauf moi) ne trouve rien à y redire, puisqu’il est entendu que la photo de tourisme est stéréotypée…
Je vais être un peu hors sujet, mais j’ai trois pistes (très confuses) sur les stéréotypes visuels.
J’énonce à mes élèves un certain nombre de notions de cadrage http://blog.dehesdin.com/principe-de-lappareil-photographique/focales-et-objectifs/le-cadrage/ dans un exercice un peu compliqué parce que dans le même temps je leur dit que ce sont souvent les images qui transgressent ces « règles » (connues de tous les photographes, exposées dans les livres etc.) qui sont souvent les plus intéressantes lorsque le cadrage répond à une intention. Par exemple, que lorsque dans une image on a du flou et du net, c’est ce qui est net que le spectateur regardera en premier. Ainsi dans la photo de Calvet, on est en présence d’une photo de micro et non d’un portrait de Hollande parce que le micro est net et Hollande flou. Calvet explique très bien sur son blog, pourquoi il a réalisé cette photo et illustre à merveille mon propos. De même, si on ne voit que rarement des photos dont le sujet principal est de dos ou a les yeux fermés, c’est parce que lorsque l’on regarde une image, on regarde d’abord les personnes, ensuite les visages et enfin les regards. En général je conclue mon cour en leur conseillant de se réfugier sur ces « règles » lorsqu’ils manquent d’inspiration et de ne jamais oublié de commencer par réaliser les images qu’attend leur commanditaire…
L’autre piste, c’est la force d’une image aboutie (séduisante?) qui deviendrait de ce fait un stéréotype visuel. D’où mon échange un peu laborieux avec Raphaele Bertho pour essayer de définir ce qu’est un stéréotype visuel. Ou comment une image d’un lieu qui ne relève normalement pas de l’injonction paysagère, tel qu’une station service, peut par son cadrage et sa lumière s’inscrire dans l’imagerie touristique. http://blog.dehesdin.com/2010/10/21/vive-les-stations-services/ L’injonction paysagère devient alors l’envie de constituer en paysage ce qui n’était pas perçu comme tel.
Et lorsque tant le sujet que sa mise en lumière sont choisis pour se différencier de l’imagerie touristique, c’est le dispositif de l’art contemporain (je pense au travail des Becher) qui va en faire un stéréotype visuel, une nouvelle imagerie paysagère.
Bref, il y a une évidence dans le dispositif de la photo de presse parce que les photographes travaillent en troupeau, mais c’est une idée qui gagne à être étendue et développée et autour de laquelle bricolent un grand nombre de photographes.
« ben moi je ne trouve pas ça si évident que ça, c’est la première fois que je le vois formulé par un professionnel ».
C’est sans doute une profession où la construction du mythe est plus nécessaire qu’ailleurs « Parce que la création photographique peut ne pas demander d’autres efforts que celui d’appuyer sur le déclic et s’épuiser dans ce geste, elle ne dément pas objectivement les illusions selon lesquelles l’acte créateur se réduirait à l’idée ou l’envie de créer. » Bourdieu, un art moyen, p. 272 édition 1965. 🙂
Les professionnels s’exprimaient peu avant les blogs. Mais je peux t’assurer que lorsqu’ils sont au sein d’une meute, ils sont tous convaincus que s’il n’y avait qu’un ou deux photographes, les images ne pourraient qu’y gagner. Mais ils ont tous besoin de vivre, et les organisateurs de l’évènement seraient très déçus si les photographes n’étaient pas là pour faire le spectacle.
les photographes font partie de la prosécogénie du politique… 😉
Votre billet m’a rappelé une interview d’un photographe de guerre couvrant la guerre en Tchétchénie, lue il y a une dizaine d’années dans un quotidien britannique. Il disait en substance, que la plupart des photographes débarquaient « sur zone », passaient quelques jours ou semaines à faire des images correspondant « à l’idée qu’ils se font de l’idée que les gens se font de la guerre » – cadavres, immeubles éventrés, carcasses de voitures en flammes – puis repartaient. Or pour lui, chaque guerre était différente à condition d’y passer un peu de temps, de rencontrer des gens etc. pour justement sortir des stéréotypes.
Ce photographe, je crois, est Stanley Greene, dont j’ai trouvé une interview récente, où le rapprochement entre tourisme et photojournalisme est pour le moins explicite. Le « tac tac tac tac » devient ici « pow pow pow »:
« There is a thing called disaster tourism. That is disgusting. I am sorry. But that is disgusting: to bring people, like they are going to the zoo, and show them how to take pictures.
I think that when you arrive in a place, you need to sniff the air. You need to take your finger, stick it up and see where the wind is blowing. You need to be able to communicate with people. You should know a language. But even if you don’t know a language, you should at least be decent enough to understand what you are about to photograph, instead of just going, “Pow, pow, pow.” Because when you do that, then you are a vulture, and then you are what a lot of N.G.O.’s call us: “Merchants of misery.”
But if you take the time and really get an understanding of what the story is about, you will come away with an experience. It won’t be just for some World Press Award. It will be: “I understand what these people are going through, and I think we should do something about it.”
Because I think — at the end of the day — we have to be diplomats. I don’t like the word “photojournalism.” It’s been bastardized. I am comfortable with the idea of being a photographer, just being a photographer. I don’t want to be an artist; I want to be a photographer. That’s what I do. And a photographer is someone who looks at the world and tries to make some sense of it for themselves, and for everyone else. And that’s what I want to do.
When I do a story, I go there and I try to understand what is going on. I’ll try to research it before going. I become passionate. It gets under my skin and I get a little bit obsessed. I have a problem with just dashing off to a place because there is violence and death and destruction and we think it’s going to help our career. There is a whole young group of photographers who work with that mindset, and the problem with that is that they give all of us a bad name. »
http://lens.blogs.nytimes.com/2010/07/22/shoptalk-7/
La question plus générale qui se pose, il me semble, est la tension entre re-connaissance et appropriation du monde, et qui rejoint ce que W. Benjamin appelait la « faculté mimétique ». Quelle est notre capacité à déployer une véritable expérience de compréhension – de raconter et de recevoir des histoires singulières – dans un cadre économico-temporel (« l’économie de l’attention ») de plus en plus contraignant?
Merci pour la citation!
Le cas du tsunami japonais à montré que l’image peut être un véhicule d’information. Encore faut-il que l’événement comporte une dimension visuelle qui ne soit pas artificielle, et que les producteurs admettent de jouer leur rôle avec modestie. Deux conditions qui ne sont pas souvent remplies.
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