"Si la photo est bonne" (introduction)

(Introduction du colloque « Si la photo est bonne« .) Je suis heureux de vous souhaiter la bienvenue à ce colloque, l’un des premiers à afficher une préoccupation globale pour les représentations visuelles des industries culturelles. Pour commencer, je voudrais expliquer pourquoi j’ai choisi la chanson de Barbara, « Si la photo est bonne » (1965) comme titre et emblème de cette réunion. Je vous propose d’abord de l’écouter.

Cette belle chanson, qui propose avec humour une réflexion décalée à propos de la peine capitale, présente la particularité rare d’envisager la photographie non pas selon le modèle classique de l’objectivité et de la transparence, mais du point de vue de ses usages médiatiques.

Pour décrire la photographie, Roland Barthes emploie la formule du « ça a été » [1] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Ed. de l’Etoile/Gallimard/Le Seuil, 1980.. « Si la photo est bonne », répond Barbara, en introduisant par la conjonction d’hypothèse le soupçon du décalage et de l’incertitude.

« Et s’il ne ressemblait pas à son image? Et si la photographie était trompeuse? » est la question que sous-entend le poème. En effet, alors que la plupart des exégètes font comme si photo et image médiatique relevaient du même paradigme, Barbara nous montre que la lecture du journal inverse les termes de l’équation. « Si la photo est bonne… » décrit la perception de quelqu’un qui n’a pas vu le modèle au préalable, mais qui en voit d’abord l’image.

Telle est la situation créé par le récit médiatique. Au lieu du « ça a été », l’image publiée convoque un « si c’était vrai » qui ressemble plus aux formules d’introduction du conte, au « il était une fois », qu’à la reproduction exacte qu’est censée fournir la photographie. Le monde médiatique est une société du spectacle que nous ne pouvons que rarement confronter à l’épreuve du réel. Comme Barbara, nous sommes le plus souvent en situation de croire l’image sur parole, de demander non pas à la photo de ressembler à l’original, mais de réclamer du modèle « qu’il soit fidèle à l’image de son portrait, qu’il se ressemble trait pour trait ».

Nous nous sommes longtemps trompés en croyant qu’on pouvait analyser les productions médiatiques comme on regarde une photographie. Mais la chanson de Barbara ne fait pas que réinstaller le doute. Elle désigne également le symptôme majeur d’une société du spectacle. « Si la photo est bonne » raconte un fantasme construit à partir d’une image qui fonctionne comme l’embrayeur d’une fiction.

Si je n’ai pas de connaissance préalable du modèle, je dois le forger en imagination à partir du matériel proposé. « N’a pas plus l’air d’un assassin, Que le fils de mon voisin »: l’image médiatique encourage un travail d’interprétation et de projection bien différent du constat comparatif de l’opération photographique. Le récit médiatique, qui suppose qu’on s’en empare, nourrit à son tour d’autres histoires.

La chanson ne dit pas si l’assassin à la «gueule d’amour» ressemblait à son portrait, laissant l’hypothèse ouverte, ce qui, on en conviendra, fait une introduction idéale à l’examen de nos rêves industriels.

Pourquoi avoir choisi l’expression d' »industries culturelles » plutôt que celle de « culture populaire » ou de « culture de masse »? Il s’agit bien de placer sous le projecteur les formes et les forces symboliques qui animent notre société. Mais « culture de masse » présuppose une réception définie comme exclusivement passive et un public par hypothèse abêti, préventions que contredisent les fondements de l’économie médiatique contemporaine.

Celle-ci est issue du même mouvement de bascule par lequel les Lumières créent simultanément le nouveau sujet politique, délivré des mythes et de l’irrationnel, mais aussi le nouveau sujet économique, acteur du marché dont l’autorégulation repose sur le raisonnement d’individus éclairés.

Des Lumières à la société du spectacle: Max Horkheimer et Theodor Adorno furent les premiers à manifester leur consternation devant ce qui leur apparaissait comme un naufrage de l’Aufklärung. Ce sont eux qui forgèrent, dès 1944, l’expression d' »industrie culturelle » (Kulturindustrie), désignant la technique, le commerce et le divertissement comme les coupables de « l’autodestruction de la Raison » [2] Max Horkheimer, Theodor Adorno, La Dialectique de la raison (1944, trad. de l’allemand par E. Kaufholz), Paris, Gallimard, 1974..

Dans l’esprit de Horkheimer et Adorno, « Kulturindustrie » est une construction oxymorique, le nom-valise d’une imposture: la culture ne peut pas être industrielle. La question à laquelle ils ne répondent pas est: si la culture ne peut être associée ni avec la technique, ni avec le commerce, ni avec le divertissement, quel est son espace social?

Le paradoxe de l’Aufklärung n’est pas d’avoir été perverti par le marché – car libéralisme politique et libéralisme économique forment les deux faces d’une même pièce. L’impensé de la rationalité occidentale est de n’avoir laissé qu’un strapontin à l’exercice du symbolique, relégué dans les domaines de l’éducation ou de l’espace privé. En libérant la culture de la tutelle religieuse comme du contrôle de l’Etat, c’est la Raison elle-même qui a placé l’imaginaire dans les mains du marché.

Il était inéluctable que la liberté politique et l’indépendance économique encouragent l’éclosion de nouvelles pratiques symboliques communes – et donc véritablement populaires, au sens de leur partage par un nombre toujours croissant. Le seul malentendu qui pourrait naître de leur qualification par l’expression de « culture populaire » serait de les confondre avec les traditions et le folklore à l’échelle locale. Le développement de l’édition, de la presse, du cinéma, de la publicité, de la musique enregistrée, de la télévision ou d’autres pratiques du divertissement technologique a non seulement été permis par la puissance de l’industrie et les ressources du marché, mais ces conditions ont façonné de manière décisive le vivre ensemble des sociétés modernes. Dénommer « industries culturelles » cet espace de l’élaboration des significations partagées paraît donc la moins mauvaise approximation pour tenter d’en cerner les mécanismes.

Horkheimer et Adorno ne comprennent pas pourquoi l’Aufklärung a échoué. A l’heure où de nouvelles formes culturelles apparaissent et menacent les équilibres de l’ère industrielle, il est temps d’essayer de comprendre – c’est à dire d’abord d’accepter – les déterminations industrielles de notre culture. Steve Jobs n’était ni un inventeur, ni un savant, ni un artiste. Mais il est regrettable de constater que ces catégories artisanales sont encore aujourd’hui les seules par lesquelles nous nous autorisons à reconnaître le génie. Il est temps d’appréhender les ressorts qui ont animé les Emile de Girardin, les George Eastman, les Walt Disney ou les Steve Jobs, car ce sont ces héros de la technique, du commerce et du divertissement qui détiennent les clés de la compréhension de l’imaginaire contemporain.

Le véritable mystère que n’ont pas su voir les représentants de l’Ecole de Francfort, c’est en réalité celui de notre incapacité à apercevoir et à analyser les dimensions signifiantes de ce qui pendant si longtemps est passé pour une non-culture, une sous-culture ou une anti-culture. Lorsque Pierre Bourdieu, dont les travaux ont permis des avancées décisives, évoque les biens symboliques comme des «réalités à double face, marchandise et significations, dont la valeur proprement symbolique et la valeur marchande restent relativement indépendantes [3] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.», se doute-t-il qu’il cède encore à l’illusion même qu’il dénonce, celle de n’envisager la signification que sous condition de noblesse?

Et si l’invention des cultures industrielles tenait précisément à l’établissement d’un lien entre marchandise et signification? Cette hypothèse et bien d’autres, non moins iconoclastes, seront de celles que nous tenterons d’explorer au cours de ces trois jours, en pensant avec Barbara qu’il est préférable de ne pas condamner trop vite les coupables présumés. Car nous le savons maintenant: la photo n’est pas toujours bonne.

Notes

Notes
1 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Ed. de l’Etoile/Gallimard/Le Seuil, 1980.
2 Max Horkheimer, Theodor Adorno, La Dialectique de la raison (1944, trad. de l’allemand par E. Kaufholz), Paris, Gallimard, 1974.
3 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

10 réflexions au sujet de « "Si la photo est bonne" (introduction) »

  1. Ping : atelier ooblik
  2. c’est peut-être encore un peu en dehors du cadre, je sais bien, mais quand même je lisais dans un article ces mots d’une photographe : « la photographie est un secret sur un secret : plus elle en dit, et moins vous en savez ». Surtout si elle est bonne ? (la citation de Diane Arbus dans l’article du monde consacré à l’expo jeu de paume d’icelle)

  3. @PCH: Je ne comprends pas du tout cette formule. Je ne sais pas si une photo « dit » quoique ce soit. On peut la faire parler, ce qui est autre chose, par un contexte d’usage, un titre, une légende, une signature, etc. Moi, je dirais plutôt: la photo est une marionnette, à qui on fait dire ce qu’on veut…

  4. Ping : Les Internets
  5. Je vais t’expliquer… :°))
    Mettons : « plus elle en « montre », moins vous en savez… » est-ce que ça se comprend plus ? Ou alors méta-langage ou alors poésie… Ou alors : est-ce que Barbara (dans la photo -animée- que tu proposais en introduction du colloque) est une marionnette pour nous qui la regardons chanter ? Secret sur un secret je trouve ça très bien et je crois que « comprendre » ici est peut-être hors de propos (ou de portée…)

  6. Ecoute, je n’ai pas de conception magique de la photo – ni d’ailleurs de quoique ce soit, malheureusement… 😉 Concernant la chanson de Barbara, ne mélangeons pas tout, je me suis borné à l’exégèse de son texte…

  7. Ah… Dommage pour elle (plus on y croit et plus elle nous apparaît…) (pas mal hein) (c’est pour ça qu’on l’aime) (enfin la science…)

  8. Bonjour,
    n’ayant pu assister au colloque je souhaiterais savoir s’il est possible d’accéder aux interventions d’une manière ou d’une autre: enregistrement audio, vidéo, retranscription?
    Merci et félicitation pour la profondeur de votre travail et de celui de vos élèves.
    L.

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