Soit une information ambiguë: le classement sans suite de la plainte de Tristane Banon par le Parquet de Paris, qui reconnaît néanmoins qu’il y a bien eu «agression sexuelle». Cet énoncé produit deux lectures diamétralement opposées. Pour les avocats de DSK, celui-ci est «blanchi», alors que pour la défense de Banon, celle-ci voit son statut de victime «reconnu par la justice».
On retrouve ce même balancement dans les titres de presse. Comme le note Arrêt sur Images, les titres du Monde (« Affaire Banon/DSK: le parquet de Paris classe la plainte sans suite ») ou de Libération (« Banon-DSK: affaire classée ») paraissent «incomplets». La présentation du même événement par Le Parisien (« Affaire Banon: DSK échappe aux poursuites ») ou France-Soir (« Affaire Banon: DSK a menti ») offre une vision très différente de l’affaire.
Le traitement iconographique suit rigoureusement ces options. La mobilisation d’une illustration, indication d’échelle, serait en contradiction avec le souhait de glisser l’affaire sous le tapis, aussi les organes qui soulignent sa clôture renoncent-ils souvent à la photo. Les journaux qui orientent en revanche l’interprétation vers la culpabilité de l’agresseur recourent à la forme désormais habituelle du collage ou du montage des portraits des deux protagonistes, avec des variations d’expression ou de posture qui collent à la glose choisie (voir ci-dessus).
Ce cas d’école confirme que la fonction essentielle de la presse n’est pas de relater ou de décrire l’événement, mais bien de le juger ou de le qualifier. Plutôt que d’en fournir une présentation analytique, qui préserve ses nuances ou le cas échéant ses contradictions (ce qui est le rôle de la description scientifique), il s’agit d’en livrer une synthèse clairement orientée, qui fournit au lecteur une opinion prête à l’emploi.
Le rôle du titre, dont la détermination ne relève pas que du travail individuel du journaliste, mais qui est revu et corrigé par des responsables éditoriaux de plus haut rang, est ici essentiel. Même si le contenu des articles consacrés au classement de l’affaire Banon présentent les deux versants du jugement, c’est le titre qui indique quelle est l’interprétation de la rédaction.
Les appels de Une ci-dessus montrent que l’illustration est composée selon les mêmes règles. Soumise à un niveau de sélection et de responsabilité supérieur, l’illustration de Une est perçue comme devant porter une signification lisible qui engage globalement la rédaction. Elle est donc réalisée ou choisie en fonction de l’option retenue a priori et doit faire écho au titre qui résume cette interprétation.
Le montage composé par France-Soir propose ainsi un commentaire visuel qui n’est compréhensible qu’en contexte: le visage à peu près neutre de Strauss-Kahn peut ici être interprété comme trahissant son hypocrisie, avec un regard appuyé qui ne pointe vers son accusatrice que parce que son portrait a été accolé à celui de DSK. L’image de Tristane Banon l’air affligé a de même été choisie pour suggérer l’émoi suscité par le constat de la malhonnêteté de son agresseur.
Le montage du Parisien retient de son côté un Strauss-Kahn souriant, comme s’il manifestait sa satisfaction, reflétant le choix interprétatif du titre qui souligne le bénéfice retiré par l’ex-accusé. Tristane Banon, elle, est montrée supposément perplexe ou meurtrie par le spectacle – évidemment fictif – du coupable qui échappe à la punition.
On notera que dans le cas d’un décalage entre la signification du titre et la perception de l’image, comme celui récemment manifesté par la série des visages des candidats à la primaire socialiste publiés par Libération, l’exercice d’interprétation devient incontrôlable et le choix de l’image n’est plus compris. L’illustration, formant un couple indissociable avec le titre, apparaît comme un outil décisif de la fonction médiatique de qualification de l’événement.
- Lire également sur ce blog: « L’illustration ou comment faire de la photographie un signe«
17 réflexions au sujet de « L'illustration est une qualification de l’événement »
Dans les couvertures DSK Banon, la photo illustre l’évènement. Son choix est postérieur à la synthèse. Dans le cas de la série des visages des candidats de Libé, la photo est l’évènement. Elle ne peut souligner le choix interprétatif du titre, elle est le titre.
Comme l’a montré la discussion sur les Unes de Libé, il y a eu discrepance entre la signification perçue de l’image et les énoncés textuels. La série des photos ayant fait l’objet d’une décision éditoriale autonome, relative à l’ensemble du feuilleton, chaque photo s’est trouvée naturellement déconnectée de l’interview à laquelle elle renvoyait, et donc au titre choisi pour en souligner tel ou tel aspect. L’exercice interprétatif d’Olivier sur la 1ere Une de la série montre bien que la rupture entre ces deux contenus rend l’image strictement illisible: elle ne bénéficie plus du contrat de lecture habituel qui veut qu’on peut chercher dans le titre des éléments d’information pour comprendre quelle signification lui attribuer. Il s’agit donc bien d’une démonstration a contrario du rôle traditionnel de qualification du couple image/titre.
« L’illustration est une qualification de l’évènement » L’image est alors au service de « la signification lisible qui engage globalement la rédaction » et dont l’image devient l’illustration visuelle. Et c’est vrai de 99% des utilisations de la photographie dans la presse. Mais est-ce qu’il n’y aurait pas des cas où c’est la photographie qui qualifie l’évènement, le texte n’étant plus qu’un bruit?
Soit parce que l’image est sidérante de par la nature même de ce qu’elle représente. Je n’arrive pas à retrouver les Unes au lendemain du 11 septembre sur Internet. Mais je me souviens (vrai ou faux souvenir?) que tous les hebdos avaient la même photo en Une et que le commentaire lorsqu’il y en avait un me semblait périphérique. (On trouve beaucoup d’images du 11 septembre sur Internet, mais très peu dans le contexte de leur publication.)
Soit parce qu’il y a discrépance (les Unes de Libé) entre la signification perçue et non pas tant les énoncés textuels que l’idée que l’on se fait de ce à quoi doit ressembler un portrait d’homme ou de femme politique publié en une d’un magazine. En publicité, Oliviero Toscani a beaucoup utilisé ce procédé que l’on retrouve aussi je pense souvent dans l’art contemporain. Dans ce cas, c’est la discrépance qui fait sens, et non le commentaire.
Un grand nombre d’interventions de photo-journalistes se réfèrent à une période, probablement mythique mais je n’ai pas les connaissances historiques pour me prononcer réellement sur ce point, où la photo aurait toujours précédée la qualification de l’évènement par la rédaction.
« Le couple journaliste/photographe dont les célèbres Albert Londres/Moreau ou Joseph Kessel/Zucoon est de plus en plus souvent remplacé par le reporter-photographe qui traite seul son sujet. Il devient journaliste à part entière et n’a plus besoin de la caution d’une « plume ». Son appareil joue le même rôle comme le feront aussi le micro et la caméra de télévision. »
http://fr.wikipedia.org/wiki/Photojournalisme
Je pique à Audrey cette citation de Hubert Henrotte, fondateur de Sygma: «La photo prend de plus en plus d’importance dans la presse, elle a depuis longtemps déjà abandonné son rôle d’illustration pour endosser celui d’information en soi.» Cette formule me paraît très révélatrice de la mythologie du photojournalisme qu’ont tenté d’installer les agences, en dépit d’une réalité qu’il a été d’autant plus facile de gommer que nul n’y prêtait suffisamment attention pour contredire ces affirmations.
Le rapport idéal entre image et information rêvé par Henrotte ne se produit (heureusement!) que rarement, pour l’essentiel dans le cas d’une événementialité lourde, généralement d’échelle internationale, et qui comprend une forte dimension visuelle (11 septembre ou tsunami japonais – représenter la catastrophe financière est une autre paire de manches…). Mais l’usage plus quotidien des images dans la presse relève de mécanismes illustratifs et non documentaires. Ce malentendu entre d’ailleurs pour une part non négligeable dans l’échec historique des agences, qui soit ne faisaient pas ce qu’elles disaient (50% de corporate pour Gamma), soit fabriquaient un produit qui n’intéressait plus la presse…
@ André et Thierry: La formule de H. Henrotte est un exemple parmi d’autres de ce type d’affirmations: « la photographie porte l’information » etc. Elles correspondent effectivement à une époque ou période du photojournalisme (d’où la piste de recherche que tu proposais à la journée d’étude du 30 juin: « la fin du primat du modèle du photojournalisme »).
Je suis particulièrement d’accord avec ton expression « en dépit d’une réalité qu’il a été d’autant plus facile de gommer que nul n’y prêtait suffisamment attention pour contredire ces affirmations » qui rappelle combien le récit médiatique est versatile, y compris quand il parle de lui-même.
Enfin, une question à vous deux qui me trotte dans la tête depuis que j’ai vu la Une de VSD de la semaine : « Ségolène, elle a tout perdu! » sur fond de portrait de la candidate aux yeux émus.
La construction narrative et fictionnelle prend des allures de mélodrame et de théâtre de boulevard: de mauvaise presse par rapport à « la bonne », la vraie (là, je vais me faire taper sur les doigts… aïe aïe) qui caricature – exagère – ce même mécanisme de qualification… Une forme de mauvais genre comme il en est dans les autres formes de fictions?
Pour l’image de Une de VSD : http://www.flickr.com/photos/44851641@N05/6253796033/in/photostream;
et la journée d’étude du 30 juin 2011: http://culturevisuelle.org/icones/1774
Bonjour Audrey. Je ne sais pas trop si cette Une doit être interprétée au prisme du journalisme ou de la théorie du genre… Un candidat à la Présidence en larme en Une, on est en pleine pleine discrépance. (Merci André, j’adore ce mot que je ne connaissais pas.) Mais un people de sexe féminin en larme parce qu’elle est seule, qu’elle a « tout perdu » et que ses ennemis « triomphent », ce sont quasiment tous les archétypes de la féminité selon la presse people qui sont convoqués. (Bon elle aurait pu grossir aussi, mais nul n’est parfait.)
Quoique je puisse penser par ailleurs de Ségolène, j’espère que cette Une n’est pas annonciatrice du traitement que les médias vont lui réserver maintenant qu’elle n’est plus un candidat crédible aux présidentielles. Pour savoir si la situation des femmes a réellement changé en France, attendons les présidentielles. A supposer que Sarkozy se représente (ce dont je ne suis pas convaincu), si la presse people nous montre un Sarkozy en larmes après sa défaite, la France aura changé.
C’est vrai aussi mais au fond, ce que tu pointes est une habitude culturelle.
Le mécanisme d’usage de l’image par la presse est bien le même ici qu’à Libération de ce jour, non?
Je ne comprends pas ta question. La Une qui a été utilisée est unisexe ou j’ai raté quelque chose? (Libé n’est pas disponible à Issy en raison d’une grève du syndicat du livre)
Le culturel est toujours le mécanisme d’usage de l’image, puisque l’image est analogique (même lorsqu’elle est numérique 🙂 ) et donc qu’elle reproduit nécessairement des signes qui seront interprétés en fonction de la culture de celui qui la regarde.
J’ai indiqué des liens mais le coment est en attente de modération…
Je voulais dire que ce que tu soulignes (et que je partage) porte sur le genre et des constructions culturelles: la figure de la femme éplorée etc. etc. etc.
Ma question porte surtout sur le mécanisme de qualification décrit par André et qu’il reprend dans son billet d’aujourd’hui: http://culturevisuelle.org/icones/2098.
ça a l’air sacrilège mais pour moi c’est le même mécanisme qui est à l’oeuvre ici: http://www.flickr.com/photos/44851641@N05/6253796033/in/photostream
que sur la Une de Libé d’aujourd’hui.
Sans doute l’impression de différence vient d’une distinction qui reprend celle d’autres formes de fictions, inscrites dans la société: la presse type VSD serait le mauvais genre de la presse magazine, comme le mauvais roman, le roman de gare, le théâtre de boulevard… sont définis par opposition (et rejet) avec le bien, la bonne culture… enfin quelque chose dans ce goût-là…???
On est dans les deux cas dans la qualification de l’évènement. mais dans le cas de Hollande on est en présence d’une image originale qui qualifie positivement une figure classique de l’élection, le vainqueur. Dans le cas de Ségolène Royal, on est en présence d’une image originale (pas dans sa réalisation mais dans ce qu’elle nous montre: un candidat battu qui pleure) qui déplace l’évènement de la sphère publique à la sphère privée. La victoire de Hollande ne nous est présentée par Libé comme une victoire sur sa femme et tous ceux et celles qui l’ont traité de couille molle 🙂 . De là à y voir une punition divine pour toutes ces femmes qui prétendent exister dans la sphère publique…
C’est difficile de spéculer sans avoir accès à des infos internes. Mais le caractère larmoyant de la composition de VSD ne doit pas altérer le jugement sur la structure de la composition.
S’il y a qualification dans les deux cas, on peut penser que les constructions sont différentes, et peut-être inverses: l’événement à illustrer dans le cas Hollande, la photo à commenter dans le cas Royal (un classique de la presse people). Si le point de départ est un énoncé, c’est de l’illustration; si c’est un document, c’est du journalisme. Même avec une interaction plus complexe des facteurs, VSD propose une composition dont l’image est bien un document (l’information n’est pas décontextualisée – ce qui est le cas de Libé) et dont les 2 éléments, image et commentaire, correspondent à un même événement.
Bon Audrey, j’ai été aveuglé par les larmes de Ségolène et j’ai raté le fait qu’elles appartenaient aux 1% de photos de que j’avais évoquées précédemment. 🙂
Lorsque l’on présuppose que l’illustration, c’est mal, et le rapport documentaire, c’est bien, on fait du Henrotte, c’est-à-dire de la mythologie. La réalité est que l’illustration fait partie du journalisme, elle n’en est pas un tiers exclu, mais plus simplement une option narrative.
Je lis pas mal la presse people, qui est une forme de journalisme qui utilise beaucoup le rapport documentaire à l’image. Carla enceinte, unetelle qui s’est faite refaire les seins ou qui est moche sans maquillage: ces informations font partie du petit nombre qui sont visibles à l’image. C’est parce que la presse people manque d’infos solides qu’elle est obligée d’en fabriquer avec des images. Ce n’est donc pas forcément pour de bonnes raisons qu’on mobilise la structure du reportage. On pourrait faire la même remarque à propos de l’usage des photos privées à titre de documents journalistiques par Médiapart dans le dossier Takieddine. C’est très rigolo de voir Copé en short, mais sur le fond, Médiapart utilise ces photos parce qu’il n’a pas grand chose de solide à se mettre sous la dent, sur un mode allusif et suggestif qui n’est pas très différent de l’usage des images en presse people.
J’ajouterais (pour essayer de préciser un peu ce qui m’interroge et sans commenter les rdv culture visuelle à 7h du mat 😉 : la presse people est souvent reléguée comme mauvaise presse qui raconte n’importe quoi au gré des inventions et autres fictions imaginées à la va-vite par les rédacteurs. Elle est ainsi l’opposé de la bonne presse, sérieuse qui, elle, fait bien son travail d’information. Autrement dit, elle est mise de côté au nom d’un régime de vérité ou plutôt de crédibilité.
Si le mécanisme de qualification (mécanisme, fonctionnement) est le même dans les deux cas (Libé/VSD), alors nous sommes dans la fiction dans les deux cas. Auquel cas, la distinction entre les deux n’est plus une distinction qui s’appuie sur le régime de crédibilité mais sur des critères culturels de légitimation. Càd des mécanismes de classification culturelle qui rejoignent les classements en genres et mauvais genres qui affectent la littérature, par exemple.
(je crois qu’il y avait un malentendu sur le terme « genre », Thierry, que je n’utilisais pas pas au sens féminin/masculin).
Si la qualification est, comme je le crois, une fonction fondamentale de la narration journalistique, il n’y a évidemment aucune raison pour qu’on ne retrouve pas cette fonction dans les différentes formes du journalisme, indépendamment des genres, bon ou mauvais. Cette fonction n’est ni synonyme ni antonyme de fiction. La qualification dit ce qu’il faut penser, pas si une opinion est juste, fondée ou irrecevable… Comme on peut le vérifier ci-dessus, les journaux peuvent avoir des options de qualification différentes: ces différences en disent plus long sur leur public et ses attentes supposées que sur la vérité d’un événement.
Bon, je vais prendre un café, là… 😉
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