Libération vampirise les primaires

Et de quatre! La bouille d’Arnaud Montebourg est venue rejoindre hier la sinistre galerie des portraits des candidats à la primaire commandés par Libération au photographe Yann Rabanier.

Une série qui a déjà beaucoup fait parler d’elle, dès sa première occurrence, le 20 septembre dernier, commentée notamment sur Culture Visuelle, Rue89 ou Arrêt sur images.

«Certaines photos font plus causer que d’autres» remarque, candide, le journaliste préposé à la réplique sur Liberation.fr, faisant mine de s’étonner qu’on y trouve à redire. Le service photo n’a-t-il pas «agréé» la proposition de Rabanier, qui vise à révéler «le masque que toute personnalité politique adopte»?

Ben voyons. Si les commanditaires sont contents, pourquoi chercher la petite bête? A quoi bon toute cette «agitation» sur Twitter? L’auguste Demorand, à son tour titillé sur Canal +, s’en tire par une pirouette, en évitant de répondre sur le fond.

L' »agitation » qui a accueilli ces images est pourtant significative, tout comme les nombreuses associations qu’a suscité le portrait de Martine Aubry, qui vont de Blue Velvet à Priest en passant par The Dark Night ou Chucky, mais qui n’évoquent curieusement jamais Mary Poppins ni l’Ile aux enfants.

Que Libération tente de glisser sous le tapis les réactions suscitées par cette série n’est pas surprenant. Il faut pourtant admettre que le coup de projecteur qui isole les contours du visage, faisant flotter dans les airs une tête au teint blafard, n’a rien d’un portrait conventionnel.

Contrairement à ce que croit le critique d’art improvisé Jonathan Bouchet-Petersen, les associations des internautes ne visent pas à repérer l’origine d’une « filiation » iconographique. Les références évoquées proposent plutôt une forme d’analyse sauvage, qui rappelle qu’en matière visuelle comme ailleurs, il existe une culture, des codes, des genres. Pour une grande partie du public, le visage violemment éclairé sur fond sombre renvoie à la tradition du film noir, d’horreur ou de vampires.

Il est peu probable, eu égard à son lectorat, que Libé ait eu l’intention de zombifier volontairement les candidats à la primaire socialiste. Les dénégations du journal suggèrent que le projet était plutôt, en faisant appel à un photographe qui tente de renouveler le genre du portrait, de créer une signature visuelle originale, un signe repérable permettant d’identifier la série.

Les contraintes du feuilleton ne laissaient en effet guère de choix. Compte tenu de la dispersion chronologique des interviews, la réutilisation de portraits existants aurait forcément dilué l’unité du projet éditorial. Comparable à celle récemment publiée en couverture du Nouvel Observateur (voir ci-dessus), la commande d’une série ad hoc s’imposait.

Si l’on ajoute que les invitations des candidats, qui se déplacent au journal, sont elles aussi effectuées de manière échelonnée dans le temps, et que le photographe doit réaliser ses prises de vues en fonction de ce calendrier, la solution d’un dispositif facilement reproductible n’était pas une option absurde.

La gestion de cette grille de contraintes était-elle compatible avec le choix du spectaculaire? Plus encore que le portrait politique, le portrait du candidat en campagne se conforme habituellement à la règle implicite d’en présenter une image favorable. Le précédent du portrait du candidat Obama publié par le magazine Time en septembre 2008, qui avait suscité lui aussi la controverse, montre que la marge est étroite. L’art du portrait est un art de l’éclairage et de la gestion de l’expression, où les plus petits détails peuvent faire déraper l’interprétation.

Ecrasés par un dispositif sommaire et mal maîtrisé, les candidats socialistes ne sont pas présentés à leur avantage. En revanche, l’effet de signature visuelle de la série, très identifiable, fonctionne à plein. Cet épisode montre quel est le rapport de force entre médias et personnalités politiques en période de campagne, et atteste qu’une série d’entretiens constitue un produit éditorial attractif pour un journal comme Libé. Plutôt que les candidats, c’est bien ce produit que vantent les portraits de Une. La série de Rabanier n’est rien d’autre qu’une publicité pour un feuilleton maison qui va booster les ventes. La réussite du buzz encouragera peut-être d’autres organes à reprendre ce principe frappant. On n’a pas fini de vampiriser la campagne.

15 réflexions au sujet de « Libération vampirise les primaires »

  1. On peut également remarquer que les portraits des différents candidats aux primaires sont hiérarchisés: tous n’occupent pas le même espace en une du quotidien. De même l’ordre n’est pas innocent: si le premier a frappé les esprits, les autres beaucoup moins, et parmi les poids lourds de cette primaire, Hollande n’a pas encore eu l’honneur d’être portraitisé contrairement à Aubry et Royal. Bref un bel exemple de narratologie visuelle appliquée à la politique.

  2. Gregory, je ne suis d’accord qu’en ce qui concerne le premier portrait. En fonctionnant en plein, l’effet de signature visuelle écrase les différences entre les candidats. Ils ont tous la même tête, pas la leur mais celle de la signature visuelle. Alors le candidat qui passe le premier, a une place à part parce que l’effet de surprise joue à plein sur le lecteur, ensuite que l’on soit second ou troisième dans l’ordre de parution n’a plus guère d’importance.
    La droite et la gauche du PS ne se sont, à ma connaissance, pas emparés de ces images pour ridiculiser le PS. Alors est-ce parce que « on ne touche pas au physique » ou par incertitude face à un objet au statut social incertain (mauvais portrait ou œuvre d’art) ? La signature visuelle, c’est aussi ce qui fait qu’un photographe pourra se voir reconnaître la qualité d’artiste par la société englobante.

  3. Il y unité visuelle effectivement dans le traitement photographique mais pas dans le traitement graphique des différents candidats : les portraits d’Aubry, de Royal et probablement celui à venir de Hollande occupent quasiment tout l’espace de leurs unes respectives ; en revanche ceux de Valls, de Montebourg et probablement celui à venir de Baylet n’occupent qu’une moitié de page de leurs unes qu’ils partagent avec un autre « gros titre » (http://www.ozap.com/photos-images/photo–4436676.html). De même la chronologie de parution n’est pas fortuite mais bien un choix de la rédaction : d’abord les 2 principales candidates, puis les 3 candidats plus en retraits et enfin le favori des sondage.D’où narratologie visuelle de la part de Libé qui raconte bien une histoire avec cette série de portraits fait d’un jeu d’equilibre entre éléments d’unité et éléments de différences entre les candidats â l’investiture socialiste. Avec pour but essentiel d’essayer de vendre le plus de numéro possible.

  4. Oui, une série à vocation publicitaire, un feuilleton « primaires » dont les photos sont les teasers, mais ce n’est hélas pas Bram Stoker qui mène les interviews (elles n’ont rien de sanglant).

    En fait, Yann Rabanier est un imitateur d’Olivier Roller sans réussir à saisir, comme lui, l’originalité (ou le mouvement) de chacun : tous ses portraits, paradoxalement, se ressemblent ; mais après tout, c’est peut-être l’image de l’unité recherchée par le PS ?

    Gageons que la bobine de Hollande va logiquement clôturer l’épisode (difficile de terminer sur Jean-Michel Baylet). On s’en pourlèche déjà les babines.

    Dommage, ce traitement uniformisant l’image… car la « une » de Libé de jeudi dernier était, elle, fort bien mise en scène, avec son titre « La chute des hommes du Président » (bonjour Alan J. Pakula) et les sept photos des dégringolés portant chacune son étiquette : Nicolas Bazire (mis en examen), Philippe Courroye (vers une mise en examen), Thierry Gaubert (mise en examen), Frédéric Péchenard (convoqué), Bernard Squarcini (convoqué), Brice Hortefeux (convoqué), Eric Woerth (mis en cause).

    Une galerie de portraits qui m’a fait penser, celle-ci, à la fin du film « Z » de Costa-Gavras.

  5. D’un point de vue marketing, cette Une (la Une étant propre à la version papier et Libé ayant une identité liée à ses Unes percutantes) redonne de l’importance à la version papier du journal dont la consommation passe par l’achat matériel. Je me suis moi-même surpris à avoir envie de les collectionner et à les acheter… Le métro devenant une galerie d’exposition d’images de vampires qui demandent nos suffrages… (en parlant de vampires, on pourrait d’ailleurs y voir une survivance du clip des inconnus contre le FISC et au-delà l’idée que les socialistes veulent tous nous pomper notre argent… reproche ancestral et démodé que l’UMP fait aux socialistes, mais on ne peut supposer Libé sujet à ses drôles de pensées néo-libérales, tout au moins consciemment).

    Au fond c’est un peu comme le cinémascope ou la 3D dans les relations entre cinéma et télévision, pour ramener les gens vers la version ancienne et un paiement à l’unité dans l’espace public (salles/kiosques) et les détourner de la version domestique facile d’accès où le paiement se fait de manière globale dans un espace privé (internet/télé), il faut faire du Grand spectacle, de l’animation, du bruit! J’ai l’impression d’avoir participé involontairement à une expérimentation marketing… et la promptitude avec laquelle Libé a commenté son buzz, sur le web, sur le papier et même à la télé, m’incite à penser qu’ils s’y attendaient un peu et qu’ils ont un peu surjoué les vierges en papier effarouchées par le web…

    La manière dont le web est explicitement considéré comme une sorte de caisse de résonance irraisonnée (sondage in vivo de l’opinion publique) me semble de nature à nous faire réfléchir aussi sur la façon dont Libé a vampirisé le web et à celle dont la presse en général utilise et représente les écrits qui y circulent…

    L’auguste Demorand n’a pas de plume mais il a les dents longues et pointues … 😉

  6. @Thierry Dehesdin: Il est probablement un peu tôt – et la primaire socialiste un enjeu politique encore un peu mince – pour voir apparaître des caricatures à partir de ce matériel. Pas sûr en revanche qu’une fois le choix du PS fixé, le portrait correspondant ne puisse resservir… Le portrait d’Obama mentionné ci-dessus a servi maintes fois de support à diverses satires.

    @Gregory Divoux: Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire le reproche à un organe de presse de construire un storytelling et d’organiser une hiérarchie – c’est après tout son boulot! En revanche, il y a un équilibre à respecter entre information et autopromotion…

    @Dominique Hasselman: Tout à fait d’accord sur « La chute des hommes du Président »…

    @Olivier Beuvelet: Je suis également frappé par la tendance récente à aller chercher sur Twitter une manière de sondage instantané sur la réception de tel ou tel phénomène d’actualité, qui maintient généralement étanche la distinction entre production médiatique légitime et « caisse de résonance sans cervelle » (pour reprendre ta formule). On est loin des « pro-am » et autre « sacre des amateurs »…

  7. @Gregory Flash-Back en page 2 de Libé sur les différentes unes: tu as incontestablement raison sur l’inégalité de traitement selon les candidats.
    Mais je trouve que ce sont les unes qui relèguent la photo des « petits » candidats à une illustration du titre de une (police en noir sur fond blanc) qui sont sans doutes les plus percutantes et donc sans doute les plus valorisantes pour les candidats. La citation des candidats en blanc sur fond noir intégrée à l’image est est un peu molle. Sur le fond et sur la forme. Le contraste entre le texte et le fond est cassé par le contraste du visage, et la déclaration des candidats mise en exergue n’a pas grand chose à voir avec un titre de une. Par contre l’association de « Banques la crise de nerfs » avec Montebourg ou « La droite a peur » avec Valls (à lire au premier ou au deuxième degré?), ça cogne. 🙂

  8. @Gregory Pauvre Jean-Michel Baylet. Non seulement il est réduit en une à la portion congrue mais en associant à son image « Il y a un problème d’égalité républicaine », Libé semble faire de l’humour sur la place qu’ils lui ont réservé. 🙂

  9. Il ne faut visiblement pas prêter trop à Libé… 😉 Demorand n’était pas très content hier de l’expression « vampiriser » (qu’il « récuse »…). Bref: pour juger de ces images (et éviter le « délire d’interprétation »), il suffit de faire confiance à l’intention des émetteurs… 😉

    Comme d’habitude, les affaires d’images ne sont pas considérées de manière très sérieuse… Si un article portait atteinte à l’image des candidats, il faudrait s’en justifier ou s’en excuser. Ici, nul moyen d’établir quoique ce soit, on est forcément dans le domaine interprétatif, la sensibilité, autant dire du vent… Pas d’infraction ni de corps du délit, passer muscade! – tout au plus évitera-t-on désormais de commander des portraits à Rabanier – ou alors uniquement pour le prochain spectacle de Kamel Ouali… 😉

  10. Décidément, j’aime bien la démarche de Libé et les photos de Yann Rabanier. Le procédé esthétique « vampirisait » les candidats, indépendamment de toute référence à un corpus pré-existant, parce qu’il était par trop différent des représentations des hommes politiques auxquelles nous sommes habituées. C’était plus des photos de Yann Rabanier que des portraits de tel ou tel. Par contre dans la livraison de ce vendredi 14 octobre, son utilisation sur des inconnus supposés nous représenter, nous les électeurs, nous donne à voir différemment les unes qui les ont précédés. Je trouve qu’il se dégage une forte individualité de chacun de ces portraits d’inconnus juxtaposés sur la une. Le dispositif étant identique, je suppose que c’est l’absence de référent, ce sont des inconnus, qui suscite ce sentiment.

    Certes, cela fonctionne comme une campagne publicitaire avec un thème que l’on décline. Et alors? La publicité n’hésite pas à utiliser les codes du journalisme, pourquoi est-ce que l’inverse devrait être nécessairement impur?

  11. Loin de moi l’idée de reprocher à qui que ce soit son goût pour les zombies! Cela dit, un bon Romero calmera peut-être mieux tes démangeaisons qu’un numéro de Libé… 😉

    A noter que Rabanier a publié sur son site une série alternative, basée sur un dispositif de miroirs. Je ne la trouve pas beaucoup plus convaincante, mais elle confirme les différents éléments d’analyse que je proposais ci-dessus.

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