La question revient sans cesse. Comment nous débrouillons-nous avec les milliers d’images auxquelles nous sommes exposés en permanence? La réponse est simple. L’image n’arrive pas seule, mais accompagnée d’une indication d’échelle qui – par sa taille, sa répétition ou d’autres facteurs de valorisation – situe son importance relative dans la hiérarchie de l’information. Cette indication d’échelle, sans laquelle il nous serait bien difficile de nous orienter dans le paysage médiatique, passe habituellement inaperçue. Elle est pourtant décisive: nous jugeons important ce qu’on nous dit qui est important.
Dès le 11 septembre 2001, les images de l’attentat new-yorkais ont été dotées de la valeur d’information maximale. Retransmises en direct, puis indéfiniment reprises, multidiffusées, commentées, republiées, elles ont été elles-mêmes l’instrument de la construction de leur signification, par un effet de saturation sans précédent de tous les canaux informationnels. Catastrophe bien réelle, 9/11 est aussi, indissociablement, une œuvre médiatique.
La figure de l’événement partagé en direct par la population à travers la médiation du petit écran est un vieux fantasme des médias, dont on trouve de nombreux exemples au cinéma. Dans Le Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951), l’arrivée d’une soucoupe volante voit sa construction événementielle se réaliser en temps réel par la retransmission télévisée.
L’apparente magie de cette conjonction suppose la mobilisation d’un dispositif complexe, dissimulé par l’illusion d’immédiateté – au minimum la mise en réseau du public et la disponibilité des moyens audiovisuels au moment adéquat. En dehors d’événements programmés, cette figure s’avère difficile à mettre en œuvre. L’évenement ne se laisse pas capturer si facilement: il faudra attendre l’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas, pour qu’elle rencontre sa première incarnation télévisée.
Celle-ci est bien différente de la fiction. Nulle image des coups de feu – que les caméras de télévision n’ont pas enregistrés – n’est alors diffusée. Ce que les Américains partagent en direct n’est pas le meurtre, mais la gestion télévisuelle de son après-coup, entre images insignifiantes et commentaires hésitants, jusqu’à la manifestation visible de l’émotion du journaliste Walter Cronkite, qui ne peut empêcher sa voix de trembler – rupture du code qui témoigne du caractère exceptionnel de l’événement.
L’association du direct et d’une large diffusion a favorisé le développement d’une véritable fonction sociale des médias de flux que sont la radio et de la télévision. On mésestime cette capacité du média à mettre en scène et à faire partager ce qui est désigné comme le lot commun. La rentrée des classes, les soldes, les embouteillages des départs en vacances ou l’arrivée de la neige font partie de ces événements qu’on appelle « marronniers », et qui devraient plutôt être interprétés comme l’élévation au rang de rituel par la “messe” du 20h de ces régularités communautaires qui scandent la vie du plus grand nombre. Le rêve de la télévision est de faire vibrer tous ses spectateurs à l’unisson du même spectacle.
Cette figure de la communion hertzienne n’avait pu s’accomplir dans l’épiphanie du direct que dans une poignée de situations soigneusement organisées: déclarations politiques, mariages royaux, rencontres sportives, sans oublier les premiers pas sur la Lune.
Construction événementielle en temps réel, le 11 septembre participe des rares occurrences qui surprennent le dispositif. Revoir les premières minutes de ce que personne ne sait encore être un attentat permet de comprendre la mise en place de ce mécanisme. Avant même son identification comme attaque terroriste ou son attribution à Ben Laden, la collision d’un avion avec le plus célèbre immeuble de Manhattan est déjà perçue comme un «désastre» et située à un degré élevé dans la hiérarchie de l’information – assez pour mobiliser ses formes de présentation les plus dramatiques. La suspension des programmes par le système des Breaking News, le bandeau de qualification et le commentaire live, qui partage la recherche d’informations en aménageant l’attente de leur confirmation, sont les codes qui ont pour fonction de mettre en scène la confrontation directe avec l’événement.
Il faut un haut niveau de technicité et de professionalisme pour conférer une forme cohérente à cette improvisation en temps réel, qui donne à chaque téléspectateur l’impression de partager l’événement au moment même où il se produit, comme s’il était assis dans le fauteuil du présentateur. Tout ce qui va arriver ensuite – encastrement du deuxième avion, saut dans le vide des victimes, effondrement des tours – était bel et bien imprévu: le scénario rêvé d’un crescendo évenementiel devant les caméras va s’accomplir comme un cauchemar.
Autant qu’au piège de feu des tours jumelles, l’Occident a été pris au piège de sa machine médiatique. Impeccablement huilé, le dispositif qui attendait de longue date de croquer le fait divers s’est fait happer par le 11 septembre. Brèche béante dans le temps télévisuel, la Breaking News ne s’arrêtera plus, s’étirant sur plus de 24 heures, rediffusant sans trève, comme le but d’un match de foot, au ralenti, en gros plan, les scènes les plus spectaculaires de la catastrophe, enfonçant pour toujours dans notre imaginaire ces minutes insoutenables.
Autant que les morts, les blessés, les tours effondrées, le spectacle du 11 septembre a participé du traumatisme infligé aux Etats-Unis. Au moment où l’Occident s’apprête à déclencher une nouvelle fois le Replay de la catastrophe, il est utile de se souvenir que cette blessure-là n’a pas été infligée par un membre d’Al Quaida, mais par notre propre dispositif journalistique.
5 réflexions au sujet de « Replay 9/11 »
« La rentrée des classes, les soldes, les embouteillages des départs en vacances ou l’arrivée de la neige font partie de ces événements qu’on appelle “marronniers”, et qui devraient plutôt être interprétés comme l’élévation au rang de rituel par la “messe” du 20h de ces régularités communautaires qui scandent la vie du plus grand nombre. »
Je me demande si le marronnier, sans doute parce qu’il est désormais utilisé pour « faire partager ce qui est désigné comme le lot commun », n’a pas changé de nature. A l’origine, c’était aussi et surtout une information (récurrente et prévisible) destinée à meubler les périodes creuses.
Aujourd’hui le marronnier est aussi important que l’information « breaking news ». Je suppose que si une information aussi extraordinaire, violente, exceptionnelle et télégénique que le 11 septembre survenait au début d’un grand froid ou d’une grosse chaleur, les journaux télévisés nous passeraient quand même des interviews de « français » nous signifiant qu’il fait froid ou qu’il fait chaud.
Le marronnier n’est plus une information destinée à meubler les périodes creuses. C’est même parfois devenu dans certains journaux télévisés l’essentiel de l’actualité (J.P. Pernaut).
« Autant que les morts, les blessés, les tours effondrées, le spectacle du 11 septembre a participé du traumatisme infligé aux Etats-Unis. Au moment où l’Occident s’apprête à déclencher une nouvelle fois le Replay de la catastrophe, il est utile de se souvenir que cette blessure-là n’a pas été infligée par un membre d’Al Quaida, mais par notre propre dispositif journalistique. »
Je ne suis pas certain de te comprendre. Cette cible a été sélectionnée par Al Quaida parce que cette organisation maîtrisait le fonctionnement de nos medias. Au même titre d’ailleurs que les prises d’otages ou les bombes déposées dans les transports en communs. Le seul dispositif journalistique qui pourrait empêcher cette utilisation des medias, ce serait la censure.
@ Thierry: « Cette cible a été sélectionnée par Al Quaida parce que cette organisation maîtrisait le fonctionnement de nos medias. » Absolument. Il était impossible pour le dispositif médiatique US de répondre autrement qu’il ne l’a fait. Mais cette réponse était bien celle anticipée par les auteurs de l’attentat, comme une part essentielle de la production de la terreur. C’est pourquoi je parle de piège.
Si l’on imagine la réponse médiatique à un événement similaire en Russie ou en Chine, on perçoit mieux les caractères spécifiques de sa traduction américaine. La censure n’est pas une hypothèse si absurde en matière terroriste (voir la gestion de la mort de Ben Laden par Obama), mais elle n’est pas le seul moyen théorique de limiter l’impact médiatique. Le professionnalisme et la réactivité du journalisme US ont été des facteurs cruciaux de la spectacularisation de l’événement: le degré de performance du système est donc bien un trait constitutif de la représentation du 11 septembre.
» Le professionnalisme et la réactivité du journalisme US ont été des facteurs cruciaux de la spectacularisation de l’événement: le degré de performance du système est donc bien un trait constitutif de la représentation du 11 septembre. »
Ils étaient si performants qu’ils ont même anticipé sur l’effondrement de la troisième tour, celle du WTC7, 23 minutes avant qu’elle ne s’effondre après les deux autres tours du World Trade Center.
Vous me direz que c’est la BBC et pas les journalistes US ; Bon d’accord mais quand même ! Super-performance !
http://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/11-septembre-la-bbc-a-annonce-l-20192
« Il faut un haut niveau de technicité et de professionalisme pour conférer une forme cohérente à cette improvisation en temps réel, qui donne à chaque téléspectateur l’impression de partager l’événement au moment même où il se produit, comme s’il était assis dans le fauteuil du présentateur. »
Forme cohérente qui, pour rebondir sur l’intervention de Joël, a suscité chez un nombre impressionnant de spectateurs un étonnant rejet. On a sans doute rarement eu autant d’images d’un évènement et des discours à ce point antagonistes sur ce que des images nous disaient.
Il n’y a pas eu, à ma connaissance, de remise en cause de leur sincérité comme pour celle des premiers pas de l’homme sur la lune. C’est leur interprétation et les images que l’on a pas vues, que ce soit parce qu’elles n’ont pas été tournées ou parce qu’elles ont été censurées, qui posent problème.
La chronologie des évènements crée une continuité narrative. Un avion percute une tour, la tour brule puis s’effondre brutalement. On est en plein dans l’effet Koulechov. Mais un grand nombre de spectateurs vont chercher, malgré ou à cause de l’effet Koulechov, une explication qui n’est pas dans les images.
Quelque soit le nombre d’images il y a toujours des images manquantes et ce sont à ces images manquantes que l’on va vouloir donner un sens. L’absence d’images d’un avion percutant le Pentagone ou incrusté dans le Pentagone par exemple, devient la preuve de la non-existence de cet avion.
Tout ce passe comme si plus on disposait d’images d’un évènement et moins cet évènement était lisible.
Mon billet porte sur la production médiatique, pas sur sa réception. Deux remarques sommaires sur cet aspect.
1) Le conspirationnisme n’est pas lié au 9/11, c’est le contraire: il existe une forte culture conspi, typiquement américaine, qui prend son essor dès le début du XXe siècle, et s’explique par les aspects non démocratiques de la gestion des affaires publiques, particulièrement en matière énergétique, militaire ou de politique étrangère. En d’autres termes, le conspirationnisme américain est bel et bien fondé dans son principe, même s’il s’exerce le cas échéant à tort. Il n’y a donc aucune spécificité du 9/11 de ce point de vue, qui rentre tout à fait logiquement dans la norme du soupçon qui s’attache à tous les grands événements à résonance géopolitique – et qui n’atteint pas, de très loin, la production consacrée à la mort de JFK ou aux soucoupes volantes.
2) Si l’on circule sur les sites comme Reopen 911, on a vite fait de s’apercevoir que l’image est un atout majeur de l’argumentation conspirationniste. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire: « Il n’y a plus que deux types de personnes qui croient aujourd’hui à la valeur de l’information visuelle: ceux qui organisent des colloques consacrés à “l’image comme preuve” – et les conspirationnistes » (Du bruit dans l’image).
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