Un écureuil pris au piège de la culture visuelle

Il y a deux ans, l’instantané d’un petit rongeur devenait l’image de l’été. Je republie ici la version initialement proposée sur Le bruit des images.


Squirrel Portrait, Banff, 2009 © National Geographic.

Les spécialistes du visuel ne se sont pas arrêtés sur la photo de l’écureuil du lac Minnewanka, qui a couru sur tous les écrans du monde. A quoi bon? Un cliché amusant est-il digne du travail que les experts en décryptage réservent aux images sérieuses de l’actualité? Et pour dire quoi? Mieux vaut abandonner ce matériau trop élémentaire à des organes moins spécialisés.

Et pourtant le « portrait de l’écureuil » a beaucoup à dire sur notre culture visuelle – à commencer par le fait que nul, face à une telle image, ne sache comment aller au-delà de l’anecdote visible à l’oeil nu: une photo de vacances au retardateur, un écureuil qui passait par là, un coup de chance – et voilà! Culture sauvage, largement partagée, mais acquise en contrebande, sur le canapé du salon plutôt que sur les bancs de l’école, la culture visuelle est d’abord une culture que ses usagers eux-mêmes ne reconnaissent pas comme telle. Quoiqu’ils en identifient avec beaucoup de sûreté les ressorts, ils ignorent sur quoi ils reposent et ce qui en fait l’histoire.

Réalisée le 7 août 2009, postée puis sélectionnée sur le site du National Geographic le 9, la photo de Melissa et Jackson Brandts est reprise sur plusieurs blogs puis par le Daily Mail le 12 août. L’image est si charmante, si drôle, qu’elle fait très vite le tour des rédactions et du web. Le 17, l’écureuil accède au rang d’icône en étant transformé en incrustation par l’intermédiaire du squirrelizer, qui permet de l’insérer sur n’importe quelle image en ligne.

Si cette image attire l’œil, c’est pour deux raisons. La première est son identification comme appartenant au registre de l’instantané d’occasion. A la suite de Michel Frizot, spécialiste de Marey et de la chronophotographie, on a longtemps confondu ce genre avec le simple paramètre de la réduction du temps de pose. Mais les exercices loufoques auxquels se livrent les photographes de la fin des années 1880 (voir ci-dessous) sont bel et bien l’expression d’une recherche formelle. Pour produire un des ces « tours de force » photographique, inutile de figer un bouquet de fleurs ou une église au 1/100 de seconde. L’astuce consiste à choisir avec soin un sujet dont l’enregistrement attestera par lui-même de la vitesse de la prise de vue: saut, chute, plongeon, explosions, trains en marche, courses de voitures, cavalcades, etc.

Ehrmann, Sauteurs à la corde, 1888; Chesneau, instantané, 1899.

Ce nouvel exercice autolégitimant de la photographie est l’un des plus puissants agents de la compréhension moderne du médium comme garant de la vérité. A l’opposé de la composition picturale, soigneusement préparée, il se conçoit sur le mode de la cueillette et de la bonne fortune. Le meilleur photographe est celui qui saura appuyer sur le bouton au bon moment, pour capter le spectacle passager d’une circonstance imprévue. Dans cette économie, plus grande est la part de hasard, plus important l’intérêt suscité par l’image.

La réception du « portrait de l’écureuil » l’apparente pleinement à ce genre, avec une variation cocasse, qui fait se rencontrer dans le même espace le régime traditionnel de la pose et l’aléa sur le vif. L’utilisation du retardateur, souligné par la plupart des comptes rendus, est l’élément qui le hisse aux premières places de cette esthétique de l’accident. (Le dispositif est en réalité un peu plus tortueux, comme le précisent les auteurs dans une interview au Today Show. Ils ont utilisé simultanément une télécommande avec le retardateur, la première actionnant le second). La modification automatique de la mise au point sur le sujet le plus proche par l’autofocus parachève cette composition que seule la machine pouvait créer.

Mais il existe une seconde clé de lecture: la contradiction entre deux régimes visuels opposés. Issue du portrait peint, la convention de la pose, avec son regard fermement planté dans la direction du spectateur, s’est installée dès la période daguerrienne parmi les codes de la photographie. Ce n’est qu’avec l’apparition du cinématographe que se répand la convention documentaire qui prohibe ce qu’on appellera le « regard-caméra ».

Sur l’une des plus anciennes séquences animées, la célèbre « Entrée du train en gare de La Ciotat » filmée par les frères Lumière en 1895, on voit que les acteurs improvisés évitent consciencieusement de regarder l’appareil étrange planté au beau milieu du quai. C’est l’indication la plus sûre que cette séquence a été préparée et dirigée. Dès les débuts du spectacle cinématographique, l’idée s’impose que le camouflage du dispositif est la condition de l’illusion naturaliste.

Poussin, Les bergers d'Arcadie, 1637; Monsiaux, Louis XVI donnant des instructions à La Pérouse, 1817.

D’où vient cette convention? Michael Fried fait remonter à la peinture du milieu du 18e siècle la manifestation d’un « absorbement » qui nie implicitement la présence du spectateur (La Place du spectateur, Gallimard, 1980). Mais cette convention est probablement aussi ancienne que la peinture d’histoire, qui montre couramment une scène conforme à la théorie du « quatrième mur » du théâtre naturaliste – autrement dit la représentation d’un événement qui se déroule comme si personne n’était là pour le voir (voir ci-dessus).

Cette convention n’est autre que celle qui fonde le récit de fiction, où elle prend la forme de l’effacement des marqueurs de l’énonciation. Il est intéressant de noter que c’est précisément en raison du réalisme du genre que le portrait individuel, dès la Renaissance, invente cette façon de révéler la présence du dispositif par l’échange du regard du modèle avec le peintre. Et que c’est en vertu du même impératif de vraisemblance que le cinéma (ou l’instantané d’actualité) réimporte la convention inverse de la peinture d’histoire, dépoussiérée par le contexte de l’enregistrement argentique.

Léonard, Mona Lisa, 1506; Publicité Sic, 1954; Sam Levin, Bardot, 1959.

Comme les piles, les conventions s’usent et doivent se renouveler pour retrouver leur efficacité. Désormais perçue comme théâtrale et affectée, la pose s’absente du plus en plus de nos albums photographiques, au profit d’un « naturel » non moins codé. «Fais comme si je n’étais pas là» est l’injonction qui a remplacé le «petit oiseau va sortir» des portraits d’atelier – qui, en signalant le début de l’opération, permettait de prendre au bon moment la mine de circonstance.

Contrairement aux deux touristes immobilisés dans l’attente du déclic par conformité à la règle de la pose, l’écureuil surgi pendant la prise de vue délivre un vrai regard-caméra – le même que celui que peuvent avoir les enfants ou les passants non prévenus à l’occasion d’un micro-trottoir. Un regard ingénu qui brise toute convention, d’autant plus comique de se trouver mis en balance avec le protocole du portrait.

Selon l’expression convenue, une image vaut mille mots. La description des références convoquées pour apprécier cette photo est infiniment plus longue que leur mobilisation – dont la rapidité même indique à quel point elles nous sont familières. C’est pourtant un regard éminemment culturel qui a pris au piège le rongeur du lac Minnewanka.

8 réflexions au sujet de « Un écureuil pris au piège de la culture visuelle »

  1. Merci pour cette analyse très intéressante. Il me semble qu’un autre attrait de cette image est la disproportion qui m’apparaît très comique entre les 3 acteurs de l’image – qui peut renvoyer à des esthétiques de films holywoodiens pour enfants. Simple opinion de néophyte !

  2. Je m’inscris respectueusement en faux, sur plusieurs points : mais pour en faire des sujets de discussion, pas pour assener des avis définitifs.
    Le film de frères Lumière n’est (à mon humble avis, et pour le peu que j’en sais) pas mis en scène, pour la simple raison (le rasoir d’Ockham !) qu’il n’en a pas le besoin. Personne ne sait à ce moment ce qu’est une caméra de cinéma, et peu connaissent suffisamment les arcanes l’appareil photo pour se soucier de ce type qui tourne une manivelle sur une boîte ; et à bien y regarder, plusieurs personnes, sous couvert de l’ombrage de leur chapeau, regardent furtivement l’objectif, la machine et son opérateur, l’aspect rapide étant de ne pas vouloir s’immiscer dans le travail d’un autre (qui regarde les appareils des géomètres ?) ou se ridiculiser (“je ne sais pas ce que c’est !”)
    Je pense sincèrement ce film pris ‘sur le vif’ ; et ce sera peut-être le seul…le dernier.

    Sur le ‘photobombing’ d’écureuil, on peut aussi se dire que ce genre d’image devient inévitable dès que la prise de vue numérique permet de multiplier les photos : on ne prend plus une photo, en pensant à l’image qu’elle deviendra, on en prend une rafale, en espérant que l’une d’entre elles sortira du lot. La différence viendra aussi de ce que l’appareil, en réglages automatiques, tentera de sortir une image correcte de ce qu’il capte. Il y a quinze ans, la même image aurait été possible, mais l’écureuil aurait été flou. C’est le focus qui rend cette image intéressante, car déjà les sujets espérés de la photos prenaient en compte l’appareil : c’était clairement une pose !
    C’est pourquoi je trouve cette image, dans son état écureifiée, plus proche de l’aparté que du ‘quatrième mur’ : l’incipit est un mème en lui-même, d’où le succès de cette jusque-là peu connue image de Ducreux, mais qui depuis 4chan devint un classique l’art classique.

  3. @Bénédicte: Oui, la disproportion accentue effectivement l’effet comique.

    @ b: C’est sûr, on peut toujours discuter. En 1895, si on ne sait pas encore ce qu’est le cinématographe, on connait la photo et ses outils depuis plus de cinquante ans, et l’instantané a rendu la photo de rue plus familière depuis déjà une bonne dizaine d’années. Face à la caméra, il est peu probable que les contemporains n’identifient pas, à son objectif et son trépied, un outil de prise de vue, rendu encore plus insolite par la manipulation de la manivelle. Un tel instrument, sur un pied, à hauteur d’homme, avec son opérateur, en plein milieu du quai, n’est pas un obstacle négligeable, et même si l’on admettait que personne ne s’intéresse à la prise de vue, il me paraît totalement invraisemblable que nul ne jette au moins un coup d’oeil en passant à ce dispositif étrange – comme le ferait n’importe quel quidam non prévenu de l’opération. A l’exception d’un barbu en haut de forme (à 0:44), qui semble être descendu du train et qui jette furtivement un coup d’oeil vers l’objectif, tous ceux qui sont sur le quai et passent à côté de l’appareil font visiblement très attention de ne pas regarder dans sa direction – c’est du moins mon impression.

    Le « 4e mur » est l’équivalent théâtral de la convention cinématographique qui prohibe le regard-caméra. Ici, le coup d’oeil lancé par l’écureuil vers l’objectif n’est pas le regard de celui qui pose pour un portrait, mais bien un regard ingénu, similaire au regard-caméra qui vient briser la convention dans l’espace audiovisuel.

  4. Merci André pour la piqure de rappel. En revoyant cette image, il me semble qu’il faut noter que le fait même que l’écureuil soit positivement perçu est une construction culturelle. En effet, il n’a pas toujours été considéré comme un rongeur sympathique. Que dire de la même image avec un sujet aussi furtif mais néanmoins moins bien considéré comme un rat? Elle n’aurait pas fait le « buzz » de la même façon, non?
    Du coup je m’interroge en parallèle sur ce qui a contribué à la promotion de l’image de l’écureuil dans notre culture populaire. Doit-on y voir un lien avec le développement par l’industrie culturelle de personnages comme Alvin et les Chipmunks ou Tic et Tac, les personnages de Disney?

  5. @ Raphaële Bertho
    je pense qu’Alvin et les Chipmunks, Tic et Tac et le Scrat de l’Âge de glaces participent de l’évolution de l’image de l’écureuil, sans en être l’origine. L’origine est à chercher du côté de l’évolution du style de vie, du rural à l’urbain. En effet, pour qui a des réserves au grenier, l’écureuil fait partie des nuisibles; pour qui le voit gambader vivement en parc naturel préservé, il devient un symbole de la nature. Hors de sa nuisance utilitaire, c’est l’aspect décoratif de l’animal qui revient au premier plan, et sa vivacité, qui ajoute au plaisir de la saisie visuelle fugace (vieil instinct du chasseur transformé en plaisir du chasseur d’image), l’anthropomorphisme potentiel de ses pauses, font le reste du travail d’euphorisation.

    À noter que la sélection par le National Geographic procède de ce mouvement, de la représentation de la nature comme, avant tout, belle et fragile, plutôt qu’hostile et à dompter, ce qu’elle était pour les pionniers ruraux qui devaient en tirer subsistance.

  6. Merci pour cette intéressante approche.

    @b. « on ne prend plus une photo, en pensant à l’image qu’elle deviendra, on en prend une rafale, en espérant que l’une d’entre elles sortira du lot ».

    C’est en effet assez préoccupant pour ce qui fait la spécificité de la photographie « à la Cartier-Bresson » (et le « talent » du photographe) : la capture de l’instant, où la rencontre avec « l’heureux hasard » est décisif quant à la « réussite » du cliché obtenu.
    Désormais, le matériel permet de travailler selon une procédure « meta-photographique », (ou « post », c’est selon), en ce sens que le choix définitif de « l’instant magique » se fait APRES la capture des images. On extrait un photogramme des rushes.
    D’ailleurs certains photographes de presse se plaignent de la concurrence des JRI munis de cameras THD (avec des photogrammes de 2Mo à 25i/s), qui obtiennent des images imprimables présentant un climax dramatique difficile à obtenir avec un « simple appareil photo ». Et dont les tabloïds sont friands. Je pense que la tendance à filmer plutôt que « prendre des photos » va s’accroître, précisément pour obtenir plus facilement des « instants décisifs »…

  7. Merci de faire à nouveau porter la réflexion sur la richesse de cette photo. La question du quatrième mur rompu et du « regard caméra » de l’écureuil est certainement à la source du côté humoristique de l’image, depuis l’anthropomorphisme qui associerait une intention humaine à l’irruption (d’une curiosité plausible à un détournement de portrait ou de « vedettariat » pour passer sur internet, selon la vivacité taquine propre à cet animal). Mais, à y regarder à nouveau, nous pourrions percevoir le fascinant symptôme d’une insertion d’un morceau de nature dans l’automatisme autofocus d’un vieux cliché du portrait dans la Nature. N’y-a-t-il pas quelque chose d’absolument actuel (et, encore un court instant, de magiquement photographique) dans le face à face de notre lecture de l’image avec celui de la non-lecture du rongeur — refuge de la nature, fuyant son fond pollué, dans n’importe quel interstice du monde humain (les abeilles des ruches du jardin du Luxembourg auraient ainsi plus de chances de survie que celles dont les ruches sont placées en pleine campagne) ? Détournement accidentel de mise au point qui renvoi dans le flou l’intention moisie de l’image, disqualification fatale de la profondeur au profit de l’instant du premier plan, petite claque de l’indice. Après tout, l’écureuil n’énonce rien et c’est ce qui nous prend au piège de son regard ! Nos dispositifs produiraient-ils des images plus intelligentes que nous ?

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