Gisèle Freund est une photographe sensible aux manipulations éditoriales et à leurs effets induits. Alors qu’une bonne partie des professionnels a tendance à ne pas y voir de quoi fouetter un chat, Gisèle, elle, est choquée par les travestissements issus de la modification d’une légende ou d’une juxtaposition d’images mal à propos.
Dans Le Monde et ma caméra (Denoël, 1970), elle décrit ainsi le sort réservé à son premier reportage publié dans Life:
«En 1936 paraissait aux Etats-Unis un nouveau magazine illustré: Life. Je fus chargée par lui d’un reportage sur les « destressed areas » en Angleterre, c’est-à-dire les « régions en détresse », appelées officiellement « pays noirs ». (…) Quand j’arrivais à Newcastle-upon-Tyne, la ville entière était au chômage. Les chantiers navals, dont les bâtiments étaient à moitié écroulés, ressemblaient à des ruines de guerre. (…)
«A la même époque éclata le scandale Simpson: le roi Edward était amoureux d’une Américaine divorcée. La presse entière se déchaînait contre lui. (…) Toute l’Amérique était profondément offensée par l’attitude de l’opinion publique anglaise. Life publia mon reportage sous le titre anodin: « Ce qu’un Anglais entend par pays en détresse ». Au beau milieu de mes images de misère populaire, on avait intercalé une page tout entière occupée par une photo de la reine Mary, en robe de dentelle, couverte de bijoux, un collier à quatre rangées de perles autour du cou (…). La brutalité du contraste rendait toute légende inutile: Mrs Simpson était vengée aux yeux de l’Amérique libérale.
«A partir de là, l’utilisation de l’image photographique devient un problème éthique dès lors qu’on peut s’en servir délibérément pour falsifier les faits.» (p. 40-41)
Profitant de la mise en ligne des archives du magazine, je décide de rechercher le premier reportage de Gisèle Freund publié dans Life, que je retrouve dans le numéro du 14 décembre 1936. Surprise! La photo de la reine Mary figure bel et bien dans les pages de l’hebdomadaire, mais avant la séquence sur les « pays noirs ». La photographe a-t-elle reçu un justificatif mal broché, a-t-elle feuilleté trop vite l’exemplaire, ou sa mémoire lui a-t-elle joué un tour?
L’effet de contraste iconographique repéré par Gisèle est bien présent, mais il structure en fait l’article précédent, consacré au scandale de Mrs Simpson. En revanche, une autre opposition qui n’a pas frappé la photographe me saute aux yeux: celle qui juxtapose une fillette des « pays noirs » avec une publicité en couleurs pour une assiette de soupe aux nouilles Campbell’s, encadrée par deux dames élégantes (voir ci-dessus).
La règle implicite selon laquelle publicité et contenu éditorial sont étanches l’un pour l’autre a interdit à l’œil exercé de Gisèle Freund de voir une association que le recul du temps rend plus apparente. L’espace du magazine est aussi celui de l’apprentissage de la juxtaposition paradoxale de contenus visuels hétérogènes. Si la conclusion de Freund paraît juste sur le fond, son application ne paraît pas justifiée au cas de figure de son reportage.