Création en régime numérique, remarques conclusives

Venant ponctuer 3 ans de recherches dans le cadre d’un programme ANR, le colloque « Travail et création artistique en régime numérique » (université d’Avignon, 24-27 mai 2011) présentait la particularité de confronter des études consacrées au secteurs  de la musique, de la photographie et du cinéma. Elaboré à partir d’un appel à communications ouvert et d’une sélection des contributions en double aveugle, il fournit un état des lieux indicatif de la recherche sur la transition numérique.

L’abondance des matières a montré que ce questionnement n’est plus un OVNI dans l’univers académique. Il reste toutefois à articuler les approches. Alors que certains parallèles se sont clairement manifestés dans des secteurs connexes, il a paru plus difficile d’architecturer la rencontre de domaines plus distants. Aucune étude comparée n’a été présentée. Si l’intuition initiale qui a guidé le programme paraît validée, son approfondissement requiert de développer une vision globale des effets du phénomène numérique sur les entreprises culturelles.

Plutôt que de dresser une liste de bons ou de mauvais points, un colloque donne l’occasion de discerner des échos et des éléments de discussion transversaux entre les communications. Parmi ceux qui me paraissent se dégager d’une écoute partielle (deux séries d’ateliers ont eu lieu en parallèle), je retiendrai en premier lieu le constat partagé que le principal ressort de la dégradation des métiers dans la période considérée est à chercher du côté des effets de la mondialisation et d’une forme larvée de crise économique et sociale plutôt que dans la technologie numérique, qui n’a été qu’un instrument mis au service de la dérégulation.

Une autre observation qui n’a fait l’objet d’aucune communication, mais formait un lien en pointillés entre plusieurs exposés, a manifesté l’importance de l’action publique, par le biais d’aides et de subventions destinées à rediriger vers l’innovation des financements bloqués ailleurs, entraînant diverses formes de recompositions plus ou moins sauvages de l’activité culturelle. L’idée de l’impréparation des structures publiques aussi bien qu’industrielles est apparue à travers certaines évolutions brutales des métiers, accélérées sans réflexion préalable pour des raisons relevant essentiellement de l’opportunité voire de l’effet de mode. Une sociologie du cybertrend et ses répercussions dans certaines administrations ou grandes entreprises serait sans doute utile pour mieux comprendre les avancées chaotiques du processus.

De l’ensemble des communications, on peut également tirer le constat d’une minoration de la dimension technique de la transition numérique, ainsi que la distinction nette entre deux grandes phases: celle du déploiement de l’instrumentation à partir des années 1980, puis celle de l’interactivité distribuée à partir de l’essor du web, le moment technique préparant la révolution de la critique des hiérarchies culturelles.

J’ai enfin noté avec intérêt les premiers signes de la reformulation de la question dite des « nouveaux amateurs », qui ne doit à mon avis plus être posée sous cette forme datée et biaisée, mais plutôt dans le cadre conceptuel de l’antagonisme des anciennes industries culturelles avec la culture participative propulsée par le nouvel environnement en ligne – une confrontation de pratiques, de valeurs et de principes qui forment deux réseaux identitaires distincts, l’affrontement de deux cultures qui visent chacune à l’hégémonie.

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3 réflexions au sujet de « Création en régime numérique, remarques conclusives »

  1. Ce qui m’a frappé à l’écoute de communications sur des domaines aussi divers que le montage cinéma ou la restauration sonore dans l’industrie musicale, c’est le caractère désormais composite des produits numériques : même le son d’un verre qui se brise résulte de la combinaisons de multiples sons destinés à en accroître le pouvoir suggestif. A fortiori, on assiste au mélange des genres, entre sons et images, entre images fixes et animées, etc. Ce qui soulève la question de la redéfinition des compétences professionnelles, des emplois dans ces filières en pleine recomposition.

  2. @Sylvain: Le travail de post-production sonore est beaucoup moins connu du grand public que la retouche photographique, mais celui-ci a une histoire presque aussi longue que l’autre. Tu te souviens du cri de Tarzan? (créé en 1932 par le technicien du son Douglas Shearer) A mon avis, l’effet de mélange que tu as ressenti est typiquement un résultat du principe de confrontation des matières du colloque. La question se pose effectivement de la redéfinition de certains métiers (comme Wilfrid l’a bien exposé lors de notre table ronde), mais aussi celle de la redéfinition des domaines de recherche académiques, car il est clair que la césure par secteurs qui juxtapose photographie, cinéma, médias, musique enregistrée, etc. ne permet pas de saisir l’économie des transformations à l’oeuvre.

  3. Le caractère composite des oeuvres numériques est en effet revenu souvent au cours du colloque. Une photographie n’est souvent plus qu’un élément d’une image dont le photographe n’a plus forcément la maîtrise. Cela pose des problèmes compliqués de droits d’auteur. Ces œuvres numériques sont-elles des œuvres de collaboration au sens juridique du terme ou bien des œuvres collectives ? Cela met en avant également l’importance de la postproduction dans le temps et les budgets de réalisation des oeuvres : apparition d’un directeur de post production dans les tournages, temps de prise de vue ou de tournage volontairement limité compte tenu de la possibilité de retravailler les images ensuite.
    La question des enjeux de la transformation des originaux sur un nouveau support, numérisé ou non a été abordé de façon récurrentes. JM Frodon a ainsi fait part de ses inquiétudes relatives à la conservation des copies argentiques des films de la Paramount dès lors que ces films ont été numérisés, d’autant que la numérisation se traduit par des pertes de données. La question de la transformation d’un son mono en un son stéréo a aussi été posée. Ne s’apparente t-elle pas à la colorisation d’un film ou à la transformation d’un film tourné en 2D en 3D ?
    Plusieurs communications ont insisté sur la façon dont les technologies remettent en cause les rapports de force au sein des équipes. Par exemple, JM Frodon remarque que le chef opérateur avait un pouvoir important en 35 mm car le plateau devait être très éclairé, ce qui limitait la possibilité qu’avait le réalisateur de se rendre compte du rendu final de l’image et l’obligeait à faire confiance à son chef op. Les premières caméras numériques auraient remis en cause ce pouvoir puisque le réalisateur pouvait observer directement le résultat du tournage. Les caméras les plus récentes auraient redonné du pouvoir aux chef opérateurs en raison cette fois-ci de la capacité de ces caméras à filmer dans la quasi obscurité, ce qui nécessite de nouveau de faire confiance au chef opérateur pour apprécier le résultat final. Évidemment, la modification des rapports de force implique une redéfinition du partage de la valeur.
    D’accord aussi sur la remarque d’André qui montre que le numérique n’a souvent été qu’un accélérateur d’évolutions plus générales de fonctionnements des marchés : omniprésence du contrôle de gestion, mise en concurrence systématique des offreurs, pression à la baisse des coûts. Cela a à voir avec l’obsession de l’évaluation quantitative dans les secteurs non marchands !

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