Le renversement des images, victoire culturelle de l'antitabagisme

Décrite comme une décision gouvernementale, l’apposition de messages visuels sur les paquets de cigarettes, obligatoire en France depuis le 20 avril, est présentée par la presse comme une mesure plus spectaculaire que vraiment efficace. Il s’agit pourtant de la plus vaste expérience de psychologie sociale jamais réalisée à propos des effets de l’image, et la manifestation exemplaire de l’une des plus importantes évolutions d’une pratique culturelle dans les pays développés.

(1) Paquets de cigarettes illustrés d'avertissements visuels (Suisse).

Dernier épisode dans la lutte d’un demi-siècle qui oppose l’une des plus puissantes industries au lobbying d’une minorité agissante, le retournement des images est la signature de la victoire du bien sur le mal, de la santé sur la maladie et de la morale sur le vice. Elle ne doit que peu de choses à l’échelle de la décision gouvernementale, et témoigne au contraire de l’extension toujours plus grande de la nouvelle gouvernance des experts, qui impose ses décisions à l’échelle mondiale par un système opaque de recommandations étayées par l’expertise scientifique. L’invisibilité de cette procédure et l’incapacité du système médiatique à mettre en récit des dynamiques d’une telle ampleur sont parfaitement illustrées par le traitement anecdotique sur le mode du fait-divers qui a accueilli la mise en conformité française.

La convention-cadre pour la lutte antitabac (Framework Convention on Tobacco Control) est un traité international proposé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), adopté le 21 mai 2003, et signé par presque tous les Etats du monde. Il prévoit le déploiement d’un vaste ensemble de mesures, dont la hausse des prix du tabac, l’interdiction de la publicité, l’interdiction de fumer dans les lieux publics, le développement de programmes d’aide à la cessation de fumer, la protection des non-fumeurs, la restriction de la vente aux mineurs et l’imposition à l’industrie de la publications d’avertissements illustrés sur les paquets de cigarettes.

Cette mesure visuelle s’insère donc dans un dispositif beaucoup plus large et ne peut être observée séparément de son contexte. Contrairement aux apparences, son introduction tardive dans le cadre de la lutte antitabac constitue une anomalie remarquable.

Santé publique et dramatisation visuelle

Les campagnes de santé publique sont la forme la plus ancienne d’utilisation par les Etats des moyens de la propagande moderne, qui associe les outils administratifs et législatifs à une large mobilisation culturelle, par l’intermédiaire de campagnes médiatiques et éducatives concertées.

La présence d' »images-choc » dans ces campagnes n’a rien d’une nouveauté. En France, dès la fin du XIXe siècle, la lutte contre l’alcoolisme, la syphilis ou la tuberculose forme le laboratoire d’un activisme dont les principaux ressorts sont la dramatisation et l’appel aux valeurs morales. Une «propagande obsédante» élabore un discours destiné à terrifier l’opinion publique, où chaque fléau est décrit comme une menace de mort pour l’humanité toute entière (Corbin, 1977).

(2) "Alcoolisme", planche du Larousse médical illustré, E. Galtier-Boissière, 1902. (3) Tableau d'anti-alcoolisme du Dr Galtier-Boissière, tableaux muraux Armand Colin, 1900.

Cette pédagogie de l’horreur s’appuie largement sur l’image. Le Tableau d’anti-alcoolisme du Dr Emile Galtier-Boissière a été rendu célèbre par Marcel Pagnol (voir ci-dessus). Dans La Gloire de mon père, il témoigne de l’effet de «ces tableaux effrayants qui tapissaient les murs des classes. On y voyait des foies rougeâtres, et si parfaitement méconnaissables (à cause de leurs boursouflures vertes et de leurs étranglements violets qui leur donnaient la forme d’un topinambour), que l’artiste avait dû peindre à côté d’eux le foie appétissant du bon citoyen, dont la masse harmonieuse et le rouge nourrissant permettaient de mesurer la gravité de la catastrophe voisine. Les normaliens, poursuivis, jusque dans les dortoirs, par cet horrible viscère (sans parler d’un pancréas en forme de vis d’Archimède, et d’une aorte égayée de hernies), étaient peu à peu frappés de terreur.»

(4) "La syphilis c'est vraiment la grande meurtrière des enfants", L. Viborel, La technique moderne de la propagande d’hygiène sociale, 1930.

Dès les années 1920, le cinéma est mis au service de la santé publique. Lucien Viborel, activiste de l’éducation sanitaire, loue le «pouvoir de suggestion» de l’image (De Luca Barrusse, 2009). Selon Valérie Vignaux, la cinémathèque du ministère de l’Hygiène sociale dispose en 1930 d’un catalogue de 500 films éducatifs, destinés à être projetés et commentés dans les écoles, les entreprises ou les salles communales (Vignaux, 2009).

La science contre l’image

Le mouvement antitabac se structure aux Etats-Unis à partir des années 1950. C’est le caractère tardif de la mise en évidence des dangers de la cigarette qui explique ses principales caractéristiques, à commencer par le refus d’une posture abolitionniste, dont la prohibition des boissons alcoolisées (1919-1933) a montré les limites. En outre, la lutte antitabac ne recourt qu’exceptionnellement à l’arme visuelle. Après une période fortement marquée par la propagande étatique, l’information scientifique se veut plus sérieuse, préfère avancer des preuves plutôt que de jouer du registre de la stigmatisation dramatisée.

Quand elle prend une forme visuelle, l’illustration des méfaits du tabac s’appuie encore sur l’image du laboratoire. En 1953, Life contribue a populariser l’expérience d’Ernst Wynder qui, en provoquant une proportion inquiétante de tumeurs malignes chez des souris badigeonnées de résidus nicotiniques, installe l’idée de la haute toxicité de la cigarette.

Plus encore, dans le cas du tabac, tout se passe comme si le terrain de l’image était déjà occupé. Par la publicité, qui valorise la cigarette, produit si simple et si uniforme, par la sollicitation constante de l’imaginaire et l’association de sa consommation avec diverses qualités individuelles, styles de vies ou comportements sociaux (voir ci-dessous).

Publicités Lucky Strike: (6) années 1930; (7) années 1940; (8) années 1950.

Cette versatilité fantasmatique trouve tout particulièrement sa place au cinéma, avec le soutien actif des industries du tabac. Attribut de la virilité comme de la sensualité, de la rébellion comme du glamour, la cigarette est devenue à l’écran la compagne de toutes les emphases, de tous les abandons (voir ci-dessous). Aucune pratique sociale n’a connu une telle exposition, au point que l’omniprésence de cet accessoire entraîne souvent des désagréments lorsqu’il faut mobiliser un document visuel de la première moitié du 20e siècle.

(9) Robert Coburn, portrait de Rita Hayworth, Gilda, 1946. (10) Publicité Chesterfield, Ronald Reagan, 1952. (11) James Dean, photo de tournage, Giant, 1955.

Plutôt qu’entreprendre une vaine guerre des images, le mouvement antitabac a préféré soutenir la recherche, puis s’appuyer sur ses résultats pour développer l’arme juridique. Si des publicités institutionnelles ont accompagné les messages de santé publique, la dimension visuelle n’a joué qu’un rôle annexe à côté des ressources du savoir et de la loi, qui ont été les principaux outils du renversement des pratiques.

Des images pour salir l’image

Dans les directives expliquant l’application de l’article 11 (conditionnement et étiquetage des produits du tabac) de la convention-cadre de l’OMS, on retrouve l’invocation des motifs canoniques de l’usage des images, comme «l’impact émotionnel» ou le ciblage de «personnes peu instruites, d’enfants et de jeunes». La principale innovation de cette mesure n’est pas commentée. Faire apposer l’image directement sur le produit, aux frais du producteur, est pourtant une proposition d’une portée décisive, qui transforme l’espace du combat en confiant à l’adversaire l’arme destinée à le tuer.

Plutôt que le maintien d’un théâtre de l’affrontement, cet envahissement sémiotique est déjà la marque de la victoire, qui justifie le recours tardif à l’image. Autant il ne servait à rien d’occuper ce terrain lorsque la consommation tabagique était la norme, autant son investissement témoigne de l’inversion acquise de la perception des comportements. Les antitabac ont gagné. Fumer était in et glamour. C’est désormais le triste symptôme d’une addiction non maîtrisée, un geste compulsif voué à disparaître, ou l’indice d’un manque de confiance en soi.

Les images dites « choc » n’ont pas pour fonction de stigmatiser une pratique. Ce qu’elles manifestent de la manière la plus évidente est la perte de la bataille de l’image par les cigarettiers. Nul besoin d’en faire trop. Contrairement à une lecture superficielle, cette iconographie ne comporte qu’un petit nombre d’images brutalement déplaisantes (voir ci-dessous).

Elle comprend en revanche, en proportion plus importante, des photographies informatives ainsi que plusieurs illustrations allégoriques (dont certaines empruntées à une banque d’images des plus classiques): un couple qui se tourne le dos pour évoquer l’impuissance, une poussette vide pour rappeler la réduction de la fertilité, une seringue pour suggérer la dépendance, deux mains qui se rejoignent pour signifier l’aide à la cessation de fumer (voir ci-dessous)… L’encadrement noir uniformise cette imagerie disparate dans une même ambiance funèbre. En réalité, plus que par les photos, la connotation trash est produite par l’emprunt des codes graphiques de la presse à scandale: titraille blanche et rouge sur fond noir, encadrés contrastés – une impression de violence essentiellement symbolique.

A la question de l’efficacité de cette option, plusieurs enquêtes effectuées dans des pays ayant appliqué la réglementation répondent de façon mesurée. Réalisé en 2008, le rapport australien, très complet, présente notamment l’intérêt de comparer l’introduction des messages visuels avec celle des avertissements textuels, en 2000. L’étude confirme essentiellement les idées les plus banales sur l’effectivité des images, à savoir que les images-choc sont celles qui sont les plus mémorisables, ou que l’effet le plus important concerne la population qui a l’intention d’arrêter de fumer. Au total, les visuels semblent avoir un impact non négligeable, mais loin d’être décisif isolément.

A la différence des cigarettiers, qui avaient tout misé sur la dimension fantasmatique, l’élément iconographique n’est qu’un facteur parmi d’autres dans la stratégie du mouvement antitabac. Il n’en a pas moins une mission de première importance: symboliser la défaite culturelle d’une pratique autrefois valorisée par l’image. Si les fumeurs peuvent dissimuler par divers expédients cette marque d’infamie, ils ne peuvent empêcher l’effondrement imaginaire dont elle est la preuve.


Bibliographie

  • Jeff Collin, Kelley Lee, Karen Bissell, « The Framework Convention on Tobacco Control. The Politics of Global Health Governance », Third World Quarterly, 2002/23, n° 2, p. 265-282.
  • Alain Corbin, « Le péril vénérien au début du siècle. Prophylaxie sanitaire et prophylaxie morale », Recherches, n° 29, décembre 1977, p. 245-283.
  • Virginie De Luca Barrusse, « Pro-Natalism  and  Hygienism   in   France,  1900 – 1940.  The   Example   of   the   Fight   against   Venereal   Disease », Population, 2009, n° 3/vol. 64.
  • Lion Murard et Patrick Zylberman, L’Hygiène dans la République. La santé publique ou l’utopie contrariée, 1870-1918, Paris, Fayard, 1996.
  • Robert L. Rabin, Stephen D. Sugarman (dir.), Regulating Tobacco, Oxford, Oxford University Press, 2001.
  • L. L. Shields, Julia Carol, Edith D. Balbach, Sarah McGee, « Hollywood on Tobacco. How the Entertainment Industry Understands Tobacco Portrayal », Tobacco Control, 1999/8, n° 4, p. 378-386.
  • Will Straw, « True Crime magazines. Stratégies formelles de la photographie d’actualité criminelle », Etudes photographiques, n° 26, novembre 2010, p. 86-106.
  • Valérie Vignaux, « L’éducation sanitaire par le cinéma dans l’entre-deux-guerres en France », Sociétés & Représentations, 2009/2 (n° 28), p. 69-85.

29 réflexions au sujet de « Le renversement des images, victoire culturelle de l'antitabagisme »

  1. La violence de ces images est inacceptable. De quel droit impose t’on cela. J’ai arrêté de fumer depuis 18 jours, avec l’aide de patchs, cela se passe très bien, sans stress ni nervosité… Si on m’avait dit cela, a quel point c’était facile avec un minimum de volonté, j’aurais arrêté il y a bien des années…. Au lieu de cela il y ait marqué » « fumer tue » sur les paquets de cigarettes…. Pas très utile de savoir ça quand la question qu’on se pose, c’est comment arrêter de fumer. Cette violence des images est dans la ligne de cette logique du superlatif permanent, il faut toujours faire plus, plus de sang, plus de violence, plus d’extraordinaire…. Stop, l’intérêt des images est ailleurs.

  2. @Alexandre Cometti: Félicitations pour votre cessation, et désolé de troubler votre quiétude! Mais face à quelques images déplaisantes, dont je rappelle ci-dessus qu’elles sont mobilisées depuis longtemps au service de la santé publique, on peut souligner deux choses. La première est justement que ce ne sont que des images. La seconde est de ne pas oublier de mettre en balance l’apparence de la violence avec la violence des apparences. Dans le cas du tabac, ce sont les doux mensonges de la publicité qui sont la cause de plusieurs millions de morts, tandis que les vérités brutales de l’antitabagisme ont contribué à sauver des dizaines de milliers de vies.

  3. Bien vu pour la » victoire de l’image » et le renversement de l’imaginaire qu’elles véhicule. Non-fumeur invétéré depuis toujours, le budget du fumeur autant que la si déplaisante odeur de gauloises froide (pire parfois, la Gitane maïs) ont été pour ma part des patch préventifs très efficaces. Mais au-delà de cette brève et immédiate réminiscence personnelle qui, déjà, me soulève le cœur, je rejoindrais A. Cometti sur ce point: la surenchère dans le trash. Il me semble que là, il y a un parallèle, un même mouvement avec les autres images-trash qui envahissent pages, murs ou écrans. Les autopsies à répétition dans les séries TV n’étant pas les moindres… Des images trash, donc, qui n’ont pas a priori de but « positif », mais qui tendent à repousser les limites de ce montrable, représentable auprès du grand public. Outre le fait que le public me semble assez grand pour savoir ce qui lui fait du bien ou du mal, celà dit.

    Maintenant, au delà de la stricte prophylaxie, nos meilleurs souvenirs ont parfois aussi une douce odeur de tabac. Rien n’est jamais binaire.

  4. Dans le meme registre, pour information j’avais note la presentation de Thomas Goetz lors d’un TED qui presentais datavizualisation pour accompagner le malade dans la comprehension de ces informations medicales.

  5. Ma femme raconte à présent qu’elle a utilisé, chaque fois qu’elle sentait qu’elle flanchait, le souvenir d’une image de poumon noir qui était affichée dans sa salle de classe. Près de dix ans plus tard, elle n’a pas repris. Moi non plus d’ailleurs mais j’avais une autre méthode, je faisais le calcul de ce que ça me coûtait par an de fumer. Enfin ça et mâcher des nicorettes pendant cinq ans.
    Parmi les premiers exemples de pédagogie sanitaire, j’ai une tendresse pour les images narratives édifiantes de William Hoggarth, avec Beer street et Gin Lane.

  6. Je sais qu’on ne parle que des images (je dois être sage), mais cependant, devant ces injonctions à répétitions, devant les uns vantant, les autres fustigeant, ne doit-on pas se demander : de quoi se mêle l’Etat ? Des comptes de la sécurité sociale ? (on voit comment : brader au privé et s’employer à descendre en flamme l’hôpital et celles et ceux qui y travaillent…). Vous dites que ces « campagnes » épargnent des vies , au nom de quoi ? (l’Etat épargne-t-Il aussi la vie de ses soldats en Afghanistan ?) (on parle du chômage ? on parle des accidents du travail et des managements par le stress, de la RGPP peut-être ?). On arrête de fumer, on arrête de boire, très bien, bravo- faites cesser ces vices que nous ne saurions voir, quelle belle unanimité…- : à quand l’arrêt des fournitures d’armes aux Libyens des deux camps, aux Tchadiens, aux Irakiens, Iraniens etc etc etc… ? Ce ne sont que des images, certes, mais d’une hypocrisie écoeurante, qui illustrent la domination de l’Etat (ou ne sont-elles, finalement, que des portraits de l’Etat lui-même ?)

  7. @PCH: Corbin, Vigarello, Murard et Zylberman ont abondamment décrit l’impératif moral et la coercition sociale qui caractérisent toutes les campagnes hygiénistes. Il est sans doute regrettable que l’Etat ait tenu à régenter nos plaisirs, mais c’est une donnée inscrite dans l’histoire de la modernité. Les défauts opposés de l’anti-interventionnisme néolibéral indiquent qu’il faut l’examiner en sachant faire la part des choses. En matière de santé, il n’y a en tout cas plus de « domination de l’Etat ». Une nouvelle étape a été franchie avec les organisations internationales installées depuis la guerre, dont le fonctionnement et les décisions sont encore plus complexes, opaques, voire anti-démocratiques. Plus inquiétants, ces processus sont aussi les seuls à même d’affronter les dynamiques transnationales – et peut-être les derniers à pouvoir s’opposer au pouvoir sans précédent de l’économie globalisée. Oui, je te le confirme: nous vivons dans un monde pas vraiment bisounours… 😉

  8. Histoire de préciser un peu plus ma pensée et diriger vos réflexions dans une autre direction, je vous invite à lire cet article qui traite de cette question d’images « trash » :
    http://lephotographecybernomade.blogspot.com/2011/04/paquets-de-cigarettes-series-televisees.html

    Ce ne sont que des images dit André, pas si sur….

    Sur le processus de contre manipulation de l’imagerie positiviste du tabac, il n’est pas certain que des images soient efficaces pour en contrer d’autres.

    L’éducation pour apprendre à décoder, à relativiser et à comprendre les images à l’école me semblerait plus approprié.

    Dans une image il y a toujours plusieurs aspect :
    ce que l’on voit
    ce que l’on comprend
    ce que l’on ressent
    ce que l’on nous montre
    ce que l’on veut nous faire ressentir
    ce que l’on veut nous faire comprendre ou apprendre….

  9. Montrer le plaisir ce n’est pas la même chose que montrer l’horreur, surtout l’horreur réaliste vu que dans le premier cas c’est assez anodin voire agréable, et que dans le second cas il y a une volonté d’humilier, de culpabiliser, cela procède de la manipulation la plus totale, c’est une volonté manifeste de détruire la personnalité et l’indépendance d’esprit des gens, une violence psychologique de même nature que la violence physique…

  10. « Cachez moi ce sein que je ne saurais voir. »
    Je n’ai pas le sentiment lorsque j’ouvre un magazine, que je circule dans la rue ou que j’entre dans un bureau de tabac d’être cerné par des images trash. Est_ce que l’on est pas tellement habitué à de l’image douce, consensuelle que toute image qui ne fonctionne pas sur une litote en deviendrait trash?
    L’efficacité, c’est une autre affaire.

  11. @Cometti: Je me demande si c’est vraiment la peine d’écrire des billets si c’est pour les commenter sans les avoir lu. Il y a deux images trash et demi dans toute cette iconographie, mais puisque la presse a décidé d’appeler ça des « images-chocs », tout le monde va répétant qu’on est dans la surenchère du trash – alors que personne n’a vraiment regardé les images…

    De même, tout le monde (à commencer par les journalistes) part du principe que ces avertissements ne servent à rien. Je ne vais pas réécrire mon billet, mais encore une fois, ces mesures sont des composantes d’un dispositif global. Rien ne sert de publier des avertissements visuels si on ne joue pas aussi sur le paramètre du prix, de l’accessibilité, des interdictions, de l’information, etc. On peut observer que la mise en conformité française est tardive et plutôt légère dans son application des directives. Mais le dispositif d’ensemble est très élaboré et au total plutôt efficace – on peut demander aux cigarettiers ce qu’ils en pensent…

    Sur les questions de l’efficacité des publicités ou de la contre-propagande, il y a ce que chacun imagine, et ça fait une conversation de bistrot pas désagréable. Et puis il y a les études et les rapports, nombreux, qui établissent sans l’ombre d’un doute que dans le cas du tabac, la publicité et le packaging sont des facteurs décisifs dans l’acte d’achat et la sélection d’une marque (Rabin, Sugarman, 2001), ou que les avertissements sont efficaces sur certaines catégories de population. Je donne ci-dessus accès à l’un des rapports les plus complets en pdf, il suffit de l’éplucher pour vérifier.

    « Manipulation »? Oui, bien sûr, c’est le sens de la propagande, qui ne diffère pas de la communication commerciale par ses principes ni par ses méthodes, mais seulement par ses objectifs, qui relèvent d’un impératif sanitaire et sociétal. Je ne me prononce pas sur le caractère bon ou mauvais de cette entreprise, je me borne à décrire des phénomènes culturels, et plus particulièrement leur volet visuel, c’est le rôle de ce blog et le champ actuel de ma recherche. Cela posé, je constate le haut de degré d’émotivité manifesté dans les réactions à propos de la cigarette, quel que soit le camp de l’interlocuteur. Cette émotion me confirme dans l’idée que fumer n’est pas un comportement quelconque, mais bien une pratique culturelle dotée d’une forte composante identitaire.

  12. Au XIXème l’image était rare et les planches édifiantes n’en avaient que plus de force, mais surtout sur le tabac, la messe est dite.
    « Le traitement anecdotique sur le mode du fait-divers qui a accueilli la mise en conformité française », est-il le reflet de « l’incapacité du système médiatique à mettre en récit des dynamiques d’une telle ampleur », ou la mise en perspective à leur vraie valeur de l’utilisation de quelques images sur des packagings? Si les marques disparaissaient des paquets, je ne pense pas que la consommation baisserait. Il n’y a plus depuis longtemps une consommation sociale du tabac, comme pour le vin, qui permettrait de dissimuler son addiction derrière la valorisation symbolique du produit. Fumeurs et non-fumeurs s’accordent sur le fait que c’est un poison. L’image n’est pas une découverte susceptible de provoquer une prise de conscience.

  13. (André, tu m’as déjà fait le coup des bisounours, je suis ravi que mes interventions éveillent en toi un sentiment d’enfance…:-)) Je sais bien que Corbin (que j’aime bien), Vigarello (aussi, un peu moins) les autres probablement (je ne les ai pas lus, honte sur moi) constatent « l’impératif moral et la coercition sociale des campagnes hygiénistes » : mais c’est le fait de prendre ces constations pour des « données » qui me fait écrire. Ce sont des « données » parce qu’on les impose comme telles. Tu dis ne pas te prononcer sur le caractère bon ou mauvais de cette entreprise, mais moi, oui je me prononce (avec tous les prolégomènes de la politesse et du maintient de soi nécessaires -bon parfois je rigole mais c’est tout- je mets pas de gros mots) parce que ces « données » ne sont pas neutres et que, pour mettre en place ces campagnes, il faut bien que des humains le veuillent, et le produisent (au détriment de quoi ?). Je dis que ces actions-là sont à combattre (ce blog n’est peut-être pas -vraiment- le lieu idéal pour s’épancher sur cet aspect des choses, mais il me semble toujours que les évidences sont toujours à mettre en question) (cette « donnée » n’est pas donnée, mais imposée : voilà) (avec mes remerciements pour accueillir mes propos, toujours)

  14. #Thierry: Oui, la messe est dite. L’interprétation que je propose, non du simple recours à l’image, mais de son imposition à l’adversaire, est celle de sa valeur symbolique. Ce faisant, je déplace la question du terrain de l’efficacité propagandiste vers celui de la problématique culturelle. C’est la raison pour laquelle je trouve ton expression très appropriée. La messe est dite, ça veut dire aussi que la question n’est pas seulement de s’arrêter de fumer ou pas. La dynamique culturelle est constamment affaire de symboles. En apercevoir derrière les avertissements antitabac me paraît intéressant.

    @PCH: Oublions les bisounours. Dans le monde réel, il y a des choix à faire. Je ne suis pas d’accord avec ceux que tu indiques, notamment parce qu’ils reviennent à se croiser les bras devant le pouvoir de l’industrie, dont il me paraît illusoire de penser qu’elle pourrait laisser au consommateur la liberté de ses choix. L’envahissement du cinéma par la cigarette montre la dynamique du marché lorsqu’aucun obstacle ne s’y oppose. Les consommateurs n’auraient jamais pu résister par leurs propres forces à cette pression. C’est le mouvement antitabac et lui seul qui est responsable de l’inversion de cette dynamique. C’est ton droit de le désapprouver – moi, je lui tire mon chapeau!

  15. Le rapport du fumeur à la liberté est vraiment quelque chose d’étonnant, quand on fume on constate rapidement qu’on n’est plus tout à fait libre, qu’on s’est fait piéger par des stéréotypes par exemple et qu’on est objectivement le gibier des cigarettiers. Parfois aussi les fumeurs se retrouvent à enfumer leur entourage et j’en connais plus d’un qui, sauf quand il pleut, se félicite de ce qu’on n’ait plus le droit de fumer dans les restaurants ou les cafés par exemple. Et en même temps, revient toujours cette indignation face à ceux qui voudraient entraver le plaisir de fumer : dans ces cas là aussi, on parle de liberté. Et dans un sens ça se défend.
    Je me rappelle qu’à vingt ans j’étais révolté en entendant dire que les californiens voulaient empêcher les gens de fumer dans certains endroits. Aujourd’hui c’est le contraire que je comprendrais mal (mais entre temps j’ai arrêté évidemment) : les effets du tabac ne sont pas imaginaires, il ne s’agit pas d’un jugement moralisateur, d’une revanche des ascètes sur les « bons vivants », mais il faudrait s’en sortir. Est-ce que les images « choc » aideront ? Est-ce que les images plus distanciées qui ont été choisies en France auront un effet ? L’expérience est intéressante effectivement. Est-ce de bon goût ? Est-ce une question importante ? Peut-on tout traiter avec bon goût ?
    Au XIXe, des forains présentaient au public des plasticinations (ou surtout des reconstitutions) des symptômes affreux dus, notamment, à la Syphilis. Il n’y avait pas que l’image, donc, qui servait à édifier et effrayer la population.
    Un vrai morceau de bout de poumon atteint d’une tumeur dans chaque paquet de cigarette, ça ferait sans doute réfléchir 🙂

  16. Allons plus loin que l’image, a laquelle on s’habitue tres vite ! J’habite a l’etranger, j’ai ces images depuis 2 ans, je ne les remarque meme plus.
    L’image revele le changement de position de l’opinion publique sur une pratique culturelle, qui, en effet, suscite toujours des positions bien affirmees. Le probleme est que il n’y a pas que le fumeur qui est susceptible de voir ces photos, mais aussi les enfants allant acheter le journal au bureau de tabac, les enfants de parents fumeurs etc…Comment repondre aux questions de ces petits se retrouvant face a une image qui ne leur est pas destinee ? Vont-ils penser que leurs parents sont a deux doigts de la mort a cause du tabac ? La, l’impact de l’image sera sans doute plus fort, mais pas anticipe.
    Ces images devraient en effet s’inserer dans une logique plus globale d’information et de hausse des prix, qui est presque inexistante. On en est pas a une ineptie pres avec notre gouvernement.
    Avec certaines marques (Gitane notemment), c’est assez facile de transvaser ses cigarettes d’un paquet pollue par l’image a un ancien vierge. A quand la vente de cache-images, ou l’impression directement sur les cigarettes ?

  17. On pourrait imaginer des images cachées, au contraire : il faudrait fouiller le paquet pour les trouver. Il faudrait que ça ne soit pas souvent les mêmes, qu’il y ait une notion de surprise, de suspense, d’attente… Les gens regarderaient plus attentivement les vignettes.
    Après tout, si ça marche avec les images dans les tablettes de chocolat…
    Il y a plein d’expériences à tenter finalement.

  18. @Carole: Aucune campagne ne peut avoir d’effet à long terme sans renouveler ses messages. Il est clair que la publication et la médiatisation des avertissements visuels ont pour objectif d’infléchir ponctuellement la courbe. L’article 11 de la convention-cadre prévoit le renouvellement régulier des images (dans les 42 visuels du corpus original, chaque message est décliné sous 3 propositions différentes, permettant ainsi une rotation). Ceux qui ont déterminé cette stratégie ne sont pas stupides, et ont évidemment prévu que les visuels pouvaient être dissimulés. Des études ont montré que ces réactions restent minoritaires et n’empêchent pas les messages d’agir. Mais encore une fois, il ne s’agit que d’un aspect du dispositif. Les effets de loin les plus importants sur l’industrie du tabac ont été produits aux Etats-Unis par les dommages et intérêts obtenus par les class-actions et par l’importante médiatisation des procès.

  19. Et on se les echangerait comme les vignettes Panini, faisant la course a la plus gore ? Super, enfin un peu d’amusement dans l’industrie du tabac !
    Je crois que malgre leur renouvellement, on ne remarque plus l’image du tout, c’est a dire que son contenu integral nous echappe totalement. Je viens de jeter un oeil a mon paquet avec une jolie artere bouchee (je ne crois pas que ce soit tellement plus laid qu’une artere saine), et confirme que je ne l’avais pas vue avant.
    Le seul probleme avec ces biens inelastiques, c’est que non seulement le prix n’est pas un frein, l’image non plus. Au moins ca ouvre le dialogue et nous permet de constater le changement de position du gouvernement sur un meme produit. Peut-etre bien que dans 30 ans …. En fait la je bloque, je n’arrive pas a imaginer le prochain pas. La signature d’une decharge du consommateur qui reconnait ses torts si il a ces complications? L’interdiction nette du tabac ?

  20. @Carole : c’est un peu un cliché de le dire mais l’interdiction nette du tabac ferait perdre d’importantes ressources immédiates à l’état.
    En revanche, contrairement à l’obésité dont il a été démontré en Scandinavie qu’elle arrangeait la sécu en la débarrassant prématurément et brusquement des retraités, le tabac coûte cher à la longue car les tabagiques ou ex-tabagiques vivent à peine moins vieux que les autres, mais dans un état de santé très médiocre (bronchites chroniques, etc.).
    Bref, vu les rentrées d’argent qu’implique le tabac, il est probable que l’état, dont les dirigeants travaillent rarement pour le long terme, préfère augmenter les prix plutôt que d’interdire de fumer ! Une interdiction totale est concevable le jour où 99% de ce qui est fumé en France s’avérera provenir du marché noir…
    En tout cas l’état français ne produit plus de tabac, j’ai appris récemment que la SEITA n’était plus une entreprise nationale, elle a été vendue en catimini sous le gouvernement Balladur (vous l’aviez remarqué à l’époque ?).

  21. @Jean-No : On est bien d’accord, les fumeurs sont bons pour la santé des finances. Ce que vous dites sur le long terme m’interpelle, mais ma génération de fumeurs, qui avon presque toujours connu des taxes à 80% sur le tabac, minimum, remboursons sans doute tous nos frais d’hopital après 20 ans de consommation régulière. J’opine, l’interdiction du tabac n’est pas pour demain. De légères augmentations sont bien plus rentables, d’où l’hypocrisie générale.
    Là n’est pas la question, ces images sont une abomination, en nous montrant les pires cas, et pas la réalité accessible à laquelle on pourrait s’identifier, on ne nous pousse qu’à rejeter les propos des ayatollah anti-tabac, mus par un extrême dénigrement des fumeurs. Ces images sont hors de la réalité, hors du quotidien, hors de portée. Personnellement, elles m’amusent, et me font réaliser à quel point tout cela n’est qu’une machination pour se donner bonne conscience (nous agissons activement contre ce fléau), tout en étant persuadé que peu de fumeurs se sentiront concernés par ces images de bouts de viands déshumanisés.

    PS : Mes souvenirs de Balladur remontent à la cours d’école, avec la chanson ‘Balladur tête d’ordure’.. 😉

  22. @Carole: « Ces images sont une abomination »: Pouvez-vous indiquer de façon précise lesquelles? Ou bien ne faites vous aucune différence dans ce corpus? L’image de la poussette ou du couple qui se tourne le dos sont-elles pour vous des « abominations »?

    Si la détermination des initiatives publiques sur le tabac était principalement économique, ne serait-il pas beaucoup plus rentable de favoriser sa consommation, voire d’interdire toute activité risquant de remettre en cause cette industrie?

  23. @André : la photo du couple est vraiment un cas d’école dans le genre « soft » : des jeunes gens beaux dans leur chambre à coucher Ikea qui se font la tête, personne ne va s’identifier à ça, aucun gars ne se sentira en danger ou vexé. Il faudrait confier ces visuels à des artistes pour voir (des artistes un peu méchants)

  24. @ André : Je pense plutôt à celles montrant des poumons (qui, même sains, se révèlent fort peu appétissants d’ailleurs), des artères, des dents etc… Les autres sont vraiment de mauvaise qualité, et me paraissent bien inutiles. Ca manque d’originalité tout ça.
    Quant à l’extériorité positive sur l’économie de garder un nombre régulier de fumeurs, comme je tentais maladroitement de l’exprimer dans mon commentaire précédent, favoriser la consommation est la clef. La recette magique: des augmentations minimes mais régulières, des images pour se donner bonne conscience et se décharger de toute responsabilité (surtout avec la montée des procès en tout genre). Résultat: un effet parapluie concernant risques et responsabilité, mais les dents longues quand il s’agit d’en récolter les bénéfices pécuniers. Bref, un savant mélange pour garder des bénéfices économiques.

    Ps : J’ai un ami qui refusait d’acheter la cartouche lorsqu’était écrit sur les paquets « fumer provoque l’impuissance ». Ca amusait le buraliste au moins !

  25. @PCH -De quoi se mêle l’Etat ? A protéger les non fumeurs des fumeurs ! Et c’est déjà pas si mal.

  26. @André : je propose simplement que l’Etat fasse des choix sur les ventes d’armes, sur les flux financiers, sur les véritables services publics, notamment l’éducation et l’hôpital, sans aprler des prisons, la mise en place d’un impôt largement assis etc etc… au détriment de ce type de lutte qui sert certains intérêts et lui donne, à cet Etat, la bonne conscience de savoir qu’il lutte contre un « fléau ». Les gens sont adultes, il me semble. Pour les actes du mouvement anti-tabac, j’applaudis aussi.
    @jac : pauvres chéris de non-fumeurs (j’en suis, si vous tenez à le savoir) qui ont un grand si grand besoin d’Etat… J’estime qu’il est des choses plus urgentes à réaliser, et que ce type de campagne hygiéniste n’est bon qu’à établir une image proprette d’un Etat faisandé. Voilà tout.

  27. @PCH, Carole: Vu les dégâts causés au rôle de l’Etat par le sarkozysme, je comprends votre colère. Mais je l’ai dit et je le répète, ce procès tape à côté de la plaque. Au contraire de la loi Evin, qui était l’expression de véritables choix politiques, la fonction de l’Etat se borne ici à mettre en musique un ensemble d’options règlementaires décidées ailleurs, où même le corpus des images est déterminé d’avance. Contrairement à ce que vous semblez croire, en l’espèce, l’Etat français ne pouvait pas faire autrement que d’appliquer les directives, sa seule marge de manoeuvre étant de traîner les pieds en s’y conformant tardivement et a minima.

    Pour redonner un peu de crédibilité à la critique du paternalisme, il convient de prendre en compte l’évolution fondamentale apportée par les organismes transnationaux, qui constituent désormais l’essentiel de l’espace de la décision politique. L’antitabagisme fonctionne exactement comme le mouvement de lutte contre le changement climatique, piloté par le GIEC, à une échelle et selon un agenda qui dépasse de très loin le cadre de l’Etat. La différence la plus significative entre les politiques nationales et celles impulsées sous l’égide de ces organismes est la place prise par l’expertise scientifique.

    Il est intéressant de noter, alors que la plupart des décisions politiques prises dans un cadre national le sont en vertu du seul génie naturel du personnel politique, que les politiques hygiénistes ont bel et bien constitué un précédent dans un modèle décisionnaire qui est en passe de devenir la norme. Le cas de l’antitabagisme est également très éclairant par le fait que sa forte culture scientifique s’est construite au rythme de la controverse qui l’a opposé aux cigarettiers (qui ont systématiquement contesté toutes les recherches médicales négatives). La controverse, testée dans l’espace juridique des tribunaux, incite à fonder plus solidement l’argumentation, et contribue à renforcer l’assise scientifique du processus. Ces mécanismes sont vraiment différents de ceux de la décision politique à l’échelle nationale. On peut également noter qu’en raison de la très faible culture scientifique de la presse, cette dimension a beaucoup de mal à passer la rampe du récit journalistique, en dépit (ou peut-être à cause) d’une documentation considérable.

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