L’image que je ne comprenais pas

Un souvenir pas facile à expliquer. Une émotion mêlée, petite souffrance, fascination intacte, souvenir précis. L’image que je ne comprenais pas. Comme la figure de l’énigme, le secret qui défiait tous mes efforts. Mais en même temps, j’aimais cette image. J’aimais cette image pour son mystère. C’est de ça que je me souviens le mieux, ce qui m’est resté, je peux presque encore l’apercevoir, non, ça ne me dérangeait pas de ne pas comprendre.

Tu parles, Charles. Je n’ai jamais raconté cette histoire. Enfouie parmi toutes les tragédies et les ridicules de l’enfance. Bien sûr que j’avais socialement honte de ne pas comprendre. Je n’aurais pour rien au monde demandé qu’on me l’explique. Mais face à mon miroir, dans le dialogue secret avec moi-même, c’était comme ça. Comme tout ce qu’on accepte, toutes les énigmes qu’on remet à plus tard, il y a tant de choses qu’un enfant ne comprend pas.

J’ai quoi, dix ans peut-être, je ne sais plus. Et je ne sais plus quand j’ai enfin vu ce qu’il fallait voir dans cette image. Ce n’est pas cela qui importait. Ce dont je me souviens c’est de cette compagnie familière et comme amicale – longtemps j’ai porté avec moi le mystère de cette image aimée.

Dans Le Sceptre d’Ottokar (1939-1947), histoire aux relents de conte médiéval, le roi de Syldavie doit présenter l’attribut au public le jour de la Saint-Wladimir. Un complot est fomenté pour le dérober. Un faux appareil photographique, muni d’un ressort à la place de l’objectif, est astucieusement utilisé par les conspirateurs pour projeter l’objet à travers la fenêtre grillagée de la tour où il est gardé. C’est en passant devant un magasin de jouets (à l’enseigne curieusement écrite en français) que Tintin comprend l’artifice utilisé.

Ce dont je ne m’étais jamais aperçu, c’est que l’énigme et son eurêka sont soigneusement mis en scène. Pas étonnant que je m’en sois souvenu comme d’un mystère: le dessin ne livre pas immédiatement la clé. L’objet qui permet de comprendre est là, au milieu des autres jouets, sans que rien le désigne, et toute la page suivante nous fait assister à la course de Tintin dans le château pour atteindre la salle du sceptre. Ce n’est qu’à la page d’après que le mécanisme de l’appareil est enfin dévoilé.

De plus, il me manquait une information cruciale. C’est en voyant un modèle réduit de canon que Tintin comprend le trucage – émotion marquée par des gouttes en couronne autour de sa tête. Mais ce type de canon-lanceur à ressort, probablement familier dans les années 1930, ne faisait pas partie de mon univers ludique. Je ne pouvais donc pas voir ce que Tintin voyait, ni associer le jouet au mécanisme de l’appareil photo.

Je revenais donc immanquablement à cette clé énigmatique que me désignait le scénario («Eurêka!… Eurêka!… J’ai trouvé!…»), explorant à chaque nouvelle lecture cette image qui devait me livrer le secret, interrogeant chacun des jouets présents dans cette devanture – nounours, tambour, jeu de quilles, grue, voiture de course, petits soldats, avion, château-fort…

Ce n’est qu’aujourd’hui que je comprends comment s’est construit pour moi le piège de cette image, promesse d’une clé invisible, et pourquoi elle a pris dans ma mémoire la première place dans la longue liste de mes mystères visuels. Aujourd’hui encore, la fascination n’a pas disparu. Il me reste quelque chose de la richesse du secret enfoui dans cette image muette, quelque chose de l’énergie déployée pour résoudre l’énigme, de l’attraction si forte que suscite le mystère.

17 réflexions au sujet de « L’image que je ne comprenais pas »

  1. Je crains bien de n’avoir jamais compris non plus avant aujourd’hui, mais ça ne m’avait pas tracassé plus que ça. D’autres trésors enfouis dans ces albums que l’on n’en finit pas de (re)découvrir… Je sais ce que je vais lire aujourd’hui, tiens.

    Amitiés

  2. Tout d’abord, mes félicitations pour l’excellente initiative que ce blog.
    Je démarre quant à moi une petite activité éditoriale et du coup suis très sensible aux sujets connexes et comme TinTin ds Le Sceptre d’Ottokar, je suis passé devant et ai été interpellé par le sujet. Je repasserai régulièrement et je pense qu’on aura l’occasion d’échanger…

  3. Ce que tu dis sur le canon à ressort est très juste : l’enfant des années 1940 pouvait sans doute trouver l’image évidente parce que c’était un jouet courant et sans doute très désirable. Pour d’autres générations, l’identification n’est pas immédiate. Donc même avec des images ultra-lisibles, Hergé bute sur le fait que ses lecteurs ne peuvent pas tous avoir le même rapport aux objets représentés (ce qui rappelle la fameuse image où un européen voyait une fenêtre tandis qu’un africain voyait un bidon).

    Pour moi aussi toute cette histoire de sceptre à ressort était assez confuse mais ça ne m’a pas traumatisé (c’est moins grave que de ne pas comprendre quel outil est employé sur un mode d’emploi Ikea il faut dire). Mes souvenirs d’enfance comparables concernent plutôt la représentation graphique très immédiate, sans rapport complexe au récit : le fameux Lambique (Bob et Bobette) a-t-il une moustache ou pas ? Comment est-ce que le rat Anthracite (Chlorophyle et Minimum) fait pour avoir une fausse cicatrice ? Comment est-ce que ça se fait que Catwoman/Selina Kyle change de couleur de cheveux ? Comment est-ce que Rick Jones se transforme en Captain Marvel alors que ce sont deux personnes distinctes ?…
    Par contre je ne me suis jamais demandé comment ça se faisait que Hulk conservait toujours son pantalon et qu’il était forcément violet.
    J’ai aussi le souvenir extrêmement net d’une aventure de Daredevil qui est au prises avec un homme panthère aveugle qui vit de l’autre côté du miroir, épisode auquel je ne comprenais rien du tout.

  4. @Wood : Sûrement mais si on te montre un magasin de jouets dans lequel, entre autres, se trouve un canon, penseras-tu instantanément qu’il y a dedans un ressort et que c’est la solution de l’énigme (même si tu n’auras pas de mal à imaginer la présence du ressort) ? Ce qui me rappelle ces représentations d’objets de culte abandonnés, de rites ou de gestes qu’on interprète différemment à présent – on voit quelqu’un utiliser un téléphone portable alors qu’il ne faisait que se tenir l’oreille, etc.

  5. Il y a aussi le champ-contrechamp très efficace pour l’imaginaire dans les 3 images du début de l’article : celle du milieu (point de vue de guignol ?) fait disparaître la vitre, comme à toucher, tant, d’ailleurs, que dans la 3° image de la première bande, le petit doigt du héros s’efface derrière le « T » noir inscrit sur cette vitrine… (j’ai toujours aimé lorsque je lisais ces albums les points d’exclamation, interrogation, l’éclair, les étoiles, et aussi les sortes de petits tourbillons qui aident à la lévitation du héros) (les six petites larmes autour de la tête aussi)

  6. @Jean-no: Oui, j’en ai beaucoup d’autres aussi! Celle-là est la première de ma liste.

    @Wood: J’ai découvert Tintin à la fin des années 1960, Playmobil ne sera créé qu’en 1974 – je suis donc tombé dans une faille temporelle interdisant la compréhension du Sceptre… 😉 Plus sérieusement, le canon à piston de Hergé devait ressembler à celui-là: un modèle vraisemblablement en fer-blanc, bien différent des canons en plastique de mon enfance, et qui ne comportaient pas de dispositif à ressort… Malgré le réalisme du dessin de Hergé, je ne pense pas qu’il soit possible d’interpréter correctement la forme figurant le crochet pour armer le piston si l’on n’en a pas déjà vu. A sa décharge, il n’imaginait sans doute pas en 1939 que son œuvre allait affronter une si longue postérité…

  7. Mystère, puissances de la fiction et psychogenèse d’un chercheur en culture visuelle 😉
    J’ai lu Tintin si longtemps, au point qu’on me disait parfois qu’il faudrait peut-être lire enfin des choses plus matures, plus sérieuses. J’y trouvai cette promesse du monde que le cinéma plus tard contenait lui aussi. En tombant à l’improviste sur ces quelques planches, sentiment que celles-ci me regardent comme une sorte de continent enfoui. Une émotion – de l’image de la vitrine de jouets aux petites tourbillons – me prend brusquement devant une forme si délicate et efficace de schématisation.
    bon dimanche sur l’île mystérieuse…

  8. @André : au fait, c’est le procès perdu par Moulinsart qui t’a encouragé à reproduire du Hergé ? 🙂

  9. L’évolution rapide (ici des jeux d’enfants) fait entrer de plus en plus vite notre passé dans le domaine de l’archéologie. Décrypter les signes avec la connaissance d’un ethnologue va s’avérer de plus en plus rapidement obligatoire pour comprendre le sens complet d’une situation.

    La non interprétation immédiate de cette image de Tintin évoque la distance entre les traces et leur interprétation. Ici il s’agit des indices dans une image, pour un archéologue il s’agira de « mobilier », de résidus ou de traces.

    Dans ce sens, l’exposition de 2003 au musée romain de Lausanne se projetait en 4003 pour nous montrer, sous une forme humoristique, l’interprétation qui pourrait être faite de nos vestiges actuelles (cf article in archéologia n°397 ou Futur antérieur ; Trésors archéologiques du XXIe siècle après J.-C. de Laurent Flutsch).

    L’expérience nous montre presque quotidiennement que nos étudiants n’interprètent pas toujours comme nous le souhaitons, faute d’un vécu assez ancien, ce que nous leur transmettons !

  10. Amusant que vous insistiez tous autant sur le ressort.
    J’ai du lire cet album une vingtaine de fois depuis mon enfance et jamais je n’ai fait le lien entre le canon et le ressort. Pour vous, il saisit tout de suite, à la vue du canon, l’astuce du ressort. Pour moi, les choses étaient jusque là beaucoup plus simples : Tintin se demande comment ils ont pu faire disparaitre le sceptre, il voit par hasard un canon en jouet, il comprend que le sceptre a été projeté par la fenêtre. Arrivant sur place et inspectant l’appareil, il comprend que celui-ci fonctionne avec un ressort.
    Pour moi, donc, inutile de savoir si le jouet fonctionne ou non avec un ressort, simplement l’idée de projection était à retenir.

    En tout cas, cette histoire me fait penser à d’autres. Quand j’étais petit, je ne comprenais pas qui était Monsieur Meudise. (Une souris verte… Je l’attrappe par la queue, je la montre à ces messieurs. C’est Monsieur Meudise…) Et la difficulté qu’a beaucoup vis à vis du jeu Jacques a dit. Jakadi a dit.

  11. @ André,
    J’avais beau disposer d’un superbe canon de pirate Playmobil à piston au moment où je me régalais avec les aventures de Tintin une dizaine d’années après toi, je ne me souviens pas avoir deviné tout de suite le sens de cette image… qui m’avait marqué aussi, entre autres, elle était faite pour cela… Peut-être l’ai-je facilement comprise après coup, reconnaissant rapidement le mécanisme de projection porté discrètement par cette métonymie visuelle qu’est le canon, mais rien avant, c’est que le lien entre un appareil photo et un canon n’est pas évident… (Pas un Canon) L’appareil ne fait pas disparaître les objets instantanément ! C’est plutôt le contraire, il reçoit et ne projette pas…
    Et bien que le cadrage savant et le regard admoniteur de Tintin attire l’oeil du lecteur sur ce jouet plus que sur les autres, je me demande si Hergé n’a pas voulu tout simplement intriguer son lecteur à la manière dont de nombreux récits policiers mettent en scène le dévoilement de l’énigme en laissant une longueur d’avance à l’enquêteur… Le dernier lien, la dernière preuve, est souvent invisible pour le lecteur… qui doit attendre la leçon magistrale de la fin.
    Voilà en tout cas, lors d’une flânerie Benjaminienne devant une vitrine, une association intéressante entre un appareil photo qui fait disparaître les objets d’un coup et une image qui cache son information sous des figures de style (signes)… De quoi s’intéresser à la question de l’indicialité… 😉
    En attendant Sherlock Holmes…

  12. Je constate avec plaisir que je n’étais pas seul… Il nous reste donc à décrire aussi les incompréhensions d’images – une figure qui complique quelque peu celle, plus traditionnelle, de la saisie instantanée et quasi-magique du sens (« un dessin vaut mille mots », etc.)…

    @Olivier: Oui, c’est bien le scénario qui est retors, avec un dessin qui met en scène l’eurêka tout en restant dans une ambiguïté qui s’éclairera a posteriori. La page suivante de la course vers la salle du sceptre et sa chute ne peuvent pas se justifier si le trucage était immédiatement compréhensible: il s’agit bien d’un petit piège narratif, dans le contexte d’un mystère de type chambre close.

    Celui-ci s’est refermé pour moi faute de pouvoir faire le lien entre les deux dispositifs, ce qui constitue un effet inattendu de l’évolution après-guerre de l’industrie du jouet. Mais aussi et de façon plus complexe une conséquence de l’évolution simultanée des deux lignées technologiques – car comme tu le suggères un appareil photo des années 1970-1980 n’a plus grand chose à voir avec la chambre de grand format dans laquelle on peut dissimuler un système de jet. J’aime beaucoup ces effets de vieillissement imprévus qui déjouent les manigances de la narration (voir notamment: Les androïdes rêvent-ils de photos de famille? ou Star Wars, ou la nostalgie de l’avenir)…

  13. Merci André et bravo pour ce billet. Moi aussi j’ai été très longtemps intrigué par cet « Eurêka » suivant une case où je n’avais rien vu de spécial, et, au cours des dizaines et dizaines de lectures qui ont suivi, il m’a fallu, je pense, « étudier » (que dire d’autre) cette séquence avant d’arriver à faire un lien entre a) le canon en vitrine et l’appareil photo truqué et b) la question du sceptre disparu et la question du ressort. Il y aurait beaucoup à travailler sur cet enchaînement, mais je suis vraiment séduit par toute cette discussion, même si elle peut sembler mineure en ces temps arabiques.
    Pendant ce temps, justement, une discussion très grave a lieu sur un blog du Monde.fr à propos des écrans pour les enfants analysés par S. Tisseron: http://www.lemonde.fr/societe/chat/2011/02/18/les-ecrans-envahissent-le-quotidien-des-enfants-comment-les-parents-peuvent-ils-agir_1482358_3224.html
    Bien à tous,
    François Brunet

  14. Idem, il m’a fallu de nombreuses lectures avant de comprendre comment Tintin avait compris…
    Et c’est après avoir découvert un de ses petits canons à ressort chez une de mes grands-mères (mais un modèle bleu-gris acier du début du siècle je suppose), que, quelques semaines plus tard en relisant l’album d’Hergé, j’ai fait le lien…

  15. Je suis bien loin d’etre plus intelligent que la moyenne, encore moins lorsqu’il s’agissait d’image, pourtant je ne me souviens pas m’etre jamais interroge la-dessus ou si vous preferez le ressort du canon me semble etre explique tres clairement ? Il faudra que je re-verifie l’album a l’occasion

Les commentaires sont fermés.