La guerre des retraites n'a pas eu lieu

Il s’est passé quelque chose en France au mois d’octobre? Si l’on en jugeait par les dernières couvertures des magazines (voir ci-dessus), pas de quoi fouetter un chat. Seul L’Obs cherche une porte de sortie. A la télé, Nicolas Sarkozy fait penser au personnage de César dans Astérix, lorsqu’il glisse sous le tapis ses défaites à répétition face aux irréductibles Gaulois.

Ah, mais pas du tout! C’est toute la différence! Sarkozy a gagné… Et c’est là qu’on aperçoit le défaut du scénario. Gagné quoi, puisqu’il n’y a pas eu de conflit? Tout comme on est passé d’un jour à l’autre de la négation de la pénurie d’essence à la réclamation de l’arrêt des blocages, revendiquer la victoire suppose d’avouer qu’il y a eu une guerre.

La guerre des retraites a-t-elle eu lieu? A l’exception de l’Humanité ou du Monde diplo, la presse a joué profil bas. Triomphe de l’iconographie de la pompe à essence, en pied, de profil, ou en sauce (ci-dessous, à gauche). Du coup, en arrivant sur The Big Picture du Boston Globe, les internautes découvraient avec stupéfaction les photos d’une insurrection glorieuse, aussi épique que Mai 68 (ci-dessous, à droite).

Ne pas tomber dans le piège des images. Les allégories du Boston Globe proposent une vision du conflit qui n’est pas moins stéréotypée que les photos qui évitent de le montrer. Mais ce que raconte cette iconographie dans son ensemble, c’est que le récit de l’insurrection n’a pas trouvé preneur en France. Face à l’ampleur inattendue d’une contestation en profondeur, la presse a choisi de minimiser, par les mots et les images, un mouvement souvent ramené à ses aspects les plus superficiels.

La résistance à l’héroïsation s’est manifestée de bien des manières. Le floutage des visages des manifestants, supposé préserver leur identité et leur droit à l’image, a été utilisé délibérément pour faire glisser la revendication légitime vers l’horizon de la violence ou de la délinquance. On a également assisté au décryptage in vivo de la figure traditionnelle de la Marianne, inventée en mai 68 par Jean-Pierre Rey et devenue depuis un classique de l’iconographie revendicative. Démonter le mécanisme allégorique alors que le conflit est en cours est une forme originale d’éditorialisation qui contrarie la vision épique de la manifestation.

La grille de Mai 68 était pourtant dans tous les esprits. Quel seuil, quel signe, quelle preuve attendait-on pour oser faire le parallèle? A l’Elysée, les conseillers ont été moins craintifs que les journalistes: c’est bien l’œil fixé sur ce précédent qu’ils ont piloté la gestion du conflit. Comme pour la fronde des enseignants-chercheurs, inflexibilité et pourrissement ont été les armes utilisées pour remobiliser la droite contre la chienlit. De Gaulle n’était-il pas sorti grand vainqueur des législatives en juin 1968?

Un calcul trop bien huilé, qui s’est heurté à la pusillanimité du traitement médiatique. Sarkozy n’a gagné que la guerre des pompes. Une escarmouche. Pas de quoi effacer les ravages de mamie Lilliane et du « président des riches » – qui sera finalement la signature de la défaite en 2012.

L’inflexibilité, c’était bon pour De Gaulle. Mais qui, à part Xavier Bertrand, voit Sarkozy en Père de la Nation? Les dégâts sont immenses. Quand Eric Woerth s’empare du mot « démocratie » pour protéger la confiscation du dialogue, on touche le fond du désastre. Plus aucune parole politique crédible ne peut sortir de ce trou noir du mensonge qu’ont fabriqué les gouvernants.

A côté des pompes emblématiques, une image qui restera du mouvement d’octobre est ce « ninja » qui saute à pieds joints sur un manifestant, sous le regard des caméras. Une acrobatie qui a fait renifler la provocation de policiers en civil. Que TF1 ou Paris-Match (ci-contre) décrivent illico presto l’homme masqué comme un « casseur » n’a fait que renforcer les soupçons de ceux qui y voient la main de l’Etat. Avec une justice qui a démontré sa soumission, on se demande quel procès pourra les convaincre qu’il ne s’agit pas d’un membre du RAID.

Sarkozy avait fait campagne sur la restauration de la « valeur travail ». Or, c’est bien la défense du travail comme valeur et le refus de sa métamorphose en un long esclavage qui expliquent l’ampleur de la mobilisation. La rigidité et le mépris du gouvernement ont fait apparaître comme une farce ses proclamations démocratiques et sociales. Non, le président, qui n’a plus pour arme que de convaincre les convaincus, ne sort pas vainqueur de ce conflit. Plus il a fait mine d’ignorer la fronde, plus le mouvement social a démontré son imposture.

La guerre des retraites a bien eu lieu. Comme l’ont justement perçu les syndicats, c’est le mouvement social qui a gagné «la bataille de l’opinion». Ce n’est pas parce que l’appareil d’Etat appliquera de force la réforme que l’on va se persuader de son bien-fondé. Le peuple est vaincu – mais pas convaincu. Ce qu’ont montré les sondages, mais aussi les conversations au quotidien, c’est que la perception populaire des enjeux s’est formée, comme en 2005, contre le consensus politico-médiatique. Cette leçon précieuse fait apparaître un autre paramètre, qui est celui de l’expérience comme critère en dernier ressort. Il y a fort à parier que ce critère jouera un rôle déterminant lors des prochaines batailles électorales.

15 réflexions au sujet de « La guerre des retraites n'a pas eu lieu »

  1. Je me suis trouvé vers l’Opéra jeudi, en plein défilé, et j’ai eu un peu de mal à croire ce que je voyais : une manifestation plutôt fournie, avec des flics embusqués partout, rien à voir avec la « mobilisation en forte baisse » que nous vante la télévision. Au contraire, considérant l’absence de lycéens et le caractère désespéré de la manifestation (puisque la loi est votée), on est loin de l’échec.

    Il me semble que les journalistes se laissent contaminer par le sens très aigu du « mantra » dont fait preuve le gouvernement… une phrase répétée par chaque ministre finit par devenir une information, même si elle est complètement fausse et parfois même quand elle est prémonitoire. Pour les pompes à essence (« il n’y aura pas de pénurie »), ça n’a pas marché, (presque) tout le monde était directement concerné. Mais dès que les informations ne concernent directement qu’une petite partie de la population, ça prend. Ce qui me frappe par exemple, c’est quand tous les JT disent en boucle : « statistiques de [chômage/sécurité/PIB/…] : une bonne nouvelle pour le ministre » parce que le ministre en question a lui-même annoncé qu’il était content de ses chiffres, même si en tendant l’oreille, on comprend qu’ils sont calamiteux, du genre « l’augmentation du nombre de chômeurs ralentit » (ça augmente toujours mais moins vite) ou « à l’exception des vols avec violence et des agressions gratuites, la délinquance est en baisse »…

    Jusqu’à quel point un pays peut-il rester démocratique quand il y a une telle dissonance entre les faits et leur présentation médiatique ? Je trouve ça inquiétant, non pas pour une question assez temporaire de bon ou de mauvais gouvernement, mais parce qu’il me semble que ce pays régresse en tout.

  2. Pour rebondir sur ce que dit Jean-no, jeudi, à la fin de la manif, je suis entré dans une brasserie donnant sur la place Saint-Augustin où arrivait la manifestation. Les cortèges fournis continuaient d’arriver, on les voyait par toutes les vitres. Des écrans plats un peu partout dans la brasserie diffusaient BFM, où une journaliste parlait, un sous-titre indiquant qu’elle était en direct de la même place. Il n’y avait pas de son mais l’image était saisissante : derrière elle, une place quasiment vide où ne passaient que sporadiquement quelques camionnettes. La caméra tournait le dos à la manifestation qui arrivait, cadrait une des avenues qui s’enfonce dans le 17° et que quasiment personne n’empruntait pour repartir. Je regrette de n’avoir pas eu d’appareil photo sur moi ce jour là pour fixer ce décalage entre la rue et la vision qu’en donnent les médias.

  3. @Jean-no, @Clochix: Merci pour ces témoignages éclairants… Dans un autre billet rapide, j’ai comparé le mouvement contestataire iranien de 2009 avec le mouvement social français, en constatant que les militants iraniens avaient organisé leur propre diffusion d’information, parce qu’ils étaient conscients de vivre sous un régime d’information contrôlée.

    Les enseignants-chercheurs ont fait la même expérience amère, en 2009, d’un mouvement inhabituellement long et nourri, pour des retombées politiques nulles et une traduction médiatique clairement en deça des enjeux. Lors d’un débat avec des journalistes que j’ai organisé à la fin du mouvement, nous sommes arrivés à la conclusion que ça avait été une grave erreur de ne pas prendre en main de façon organisée notre propre communication. La condition pour enclencher un tel processus est une prise de conscience sur l’état de notre « démocratie ». Pour le mouvement des retraites, il est frappant de constater à quel point celui-ci a été mené « à l’ancienne », en comptant sur le porte-voix médiatique, sans recourir autrement que de manière exceptionnelle aux outils numériques et à internet.

  4. @André : tu veux dire prendre en main la communication vers les médias ? genre RP ? mais n’est-ce pas déjà trop tard pour aller vers les médias professionnels ?
    Le peuple n’a-t-il pas déjà compris que les médias ne relaieront pas leur combat ?
    Glissons sur le thème des « journalistes tous vendus » qui n’a pas beaucoup d’intérêt. Mais gardons effectivement la leçon de la discrépance entre les faits et le traitement par les journaux, particulièrement les images.
    Le peuple c’est un grand mot et je ne sais pas toujours où il va chercher l’information, mais quand on regarde les chiffres de l’audience et que maitre-eolas fait tout seul près de 40.000 VU et Libération avec ses dizaines d’employés vend 110.000 exemplaires, je me demande si c’est vraiment intéressant d’aller quémander une apparition dans les journaux.
    Idem, le buzz sur la censure, dont tu es un des dignes fournisseurs ;-), transmet pas mal les infos, non ?
    Prise de conscience populaire, c’est vraiment ce qu’il nous faut et pas seulement alimenter la machine informative.

  5. @Ksenija: Non, pas de communication vers les médias, mais l’organisation d’une communication autonome, qui puisse produire un récit susceptible de concurrencer celui des médias installés. Les outils sont là, mais ce n’est pas suffisant, il faut avoir une vraie démarche organisée de construction de l’information.

    Précision: je ne crois pas au complot médiatico-politique, mais je crois aux effets combinés de la rigueur économique (pour les exécutants) et de la gentrification (pour les responsables) qui ont pour conséquence inéluctable de minorer l’interprétation de tout mouvement social. La fabrique de l’information est devenue bien trop routinière, conservatrice et localisée pour être capable de produire une vision élaborée d’une événementialité imprévue, complexe et qui n’apporte pas avec elle son propre mode d’emploi.

  6. On notera au passage les valeurs patrimoniales (la mère, la maison) mises en avant dans les trois unes que tu cites en début de billet… façon de revenir au calme après la tempête, les bras d’une mère, le foyer, la baraque a tenu bon devant l’adversité… C’est un choix (conscient ou non peu importe) qui s’inscrit doublement dans le discours sarkozyste. Il transmet son point de vue à tout le monde, l’apaisement du retour au calme et aux considérations patrimoniales n’est possible qu’après une campagne heureuse, c’est du point de vue de Sarkozy qu’il y a appaisement et d’autre part il annonce aussi le triomphe de ses valeurs patrimoniales qui sont son fond de commerce ; on a intérêt à investir dans la pierre si l’on veut une retraite correcte…

    Intéressant de voir ici comment la presse adopte insidieusement (il faudrait faire une étude plus poussée, ce n’est qu’une intuition appuyée sur des observations nombreuses…) le point de vue de Sarkozy qui devient en quelque sorte le personnage principal d’une épopée (tout en suggestion car la guerre n’a pas eu lieu), en racontant l’histoire à partir de son point de vue… La presse s’est demandée s’il tiendrait, comment il ferait pour s’en sortir, pour rebondir… la contestation est devenue une sorte de match entre la rue et lui, qu’il a accentué volontairement quand il a aperçu la fin de la procédure sénatoriale, en mimant le courage dans des déclarations dignes d’un Stentor à la voix de bronze, alors qu’il n’avait en réalité qu’à attendre le vote inéluctable et les vacances de la Toussaint dans sa bulle dorée où il pouvait se voir chaussant le cothurne sur les écrans de TF1 et consorts…

    Mais comme tu le dis à la fin, et dans le cas de ce mouvement, c’est énorme, l’expérience de la réalité très largement partagée par les français et enregistrée sur les réseaux sociaux, les téléphones portables et les blogs sera un élément décisif en 2012… Il fallait vraiment être très cynique ou alors enfermé dans un caisson étanche pour ne pas voir que la France était secouée par une vague d’effeverscence inédite et encore inexpliquée… et quelque chose me dit que cette « inquiétude » (c’est le mot sarkozyen pour désigner la saine colère populaire) est loin d’être éteinte…
    de révolte méprisée en révolte niée on se rapproche d’une révolution… ou d’un score vraiment minable en 2012…

  7. @André : la réflexion sur la mise à disposition des mouvements sociaux d’outils de communication n’est pas neuve. Je dirais même qu’il y a eu très tôt (au regard de l’histoire du Web français) de belles réussites. Ma mémoire est défaillante, mais je crois me souvenir que dès 96 plusieurs initiatives ont vu le jour dans ce sens. Le collectif Samizdat a lancé la liste de discussion Infozone et commencé à fournir aux gens qui le souhaitaient des outils pour gérer leur communication en ligne. Cela a débouché plus tard sur la création d’HNS, une sorte d’agence de presse alternative. En même temps, le mini-rézo a commencé à fédérer des webmestres et à donner de la visibilité à des paroles divergentes. Essentiellement sur des sujets liés à la vie du réseau, mais aussi sur d’autres mouvements sociaux. Ainsi peu après se lançait Pajol, site et liste d’information sur la lutte des Sans-Papiers, qui lui a je crois permis d’acquérir une véritable visibilité en ligne. Enfin, en 1999, dans la foulée des manifestations de Seattle, se créait l’Independant Media Center (Indymedia), réseau international de médias permettant à chacun et chacune de diffuser ses informations, selon le principe de la publication ouverte.

    Donc les médias existent. Malheureusement, ces médias n’ont pas su sortir de leur ghetto, celui des gens, souvent militants, ayant déjà une réflexion sur la production et la diffusion de l’information. Ils n’ont pas su étendre leur public au delà d’un petit cercle de convaincus, et sont donc resté à l’état groupusculaire.

    L’étape suivante a peut-être été l’apparition de ce que l’on a appelé les « pure player », type Rue89, Bakchich ou Owni, qui sont imprégnés de culture internet, relativement participatifs et touchent une plus large audience. La couverture du mouvement par Rue89 ou Owni a je trouve été relativement honnête, car par exemple s’appuyant sur de nombreux témoignages.

    Bref, lentement mais sûrement, la réflexion avance. Et les grands médias ont relayé si servilement les mensonges du gouvernement, se sont bien souvent tellement ridiculisés, que j’espère que cela va faire réfléchir une partie des nombreux qui étaient dans la rue et constataient le décalage entre ce qu’ils vivaient et le récit qui en était fait.

  8. comme Clochix et Jean-No j’ai constaté pour y avoir participé que les manifestations ne désemplissaient pas. contrairement à ce que diffuse la médiacratie les personnes étaient nombreuse et motivées. beaucoup n’avaient pas envie d’arrêter ! je en sais pas ce que les syndicats décideront pour la rentrée mais des entreprises sont encore en grève. une des choses qui m’a marquée pendant ce mouvement est de voir tous âges confondus le rejet de ce projet (même des mamies étaient scandalisées). ce gouvernement ne veut pas écouter les français (n’en a pas le courage en organisant un référendum par exemple). ça se paiera ; personne ne sait quelle peut être la suite du mouvement…

  9. je suis abasourdi par tous ces commentaires, qui ne parlent pas du fond du problème.
    Comment payer les retraites, quand un grand nombre de ces retraités sera plus longtemps en retraite qu’au travail. Mais, qu’ils se rassurent, ils seront, dans la mouïse, et plus tôt qu’ils ne le pensent. Et, ils ne pourront même plus faire payer les riches , car, ils seront partis.

  10. @Piotr : Les posts de Culture Visuelle sont consacrés à la culture visuelle, par exemple à la représentation d’un évènement d’actualité. C’est une question qui peut difficilement éviter la prise de position politique ou morale (voir que les manifestations sont déclarées inexistantes dans la presse alors qu’elles ne désemplissent pas), mais savoir si le régime des retraites est en déficit et comprendre pourquoi sont d’autres questions.

  11. Salut André,

    Sur l’histoire des réseaux sociaux, j’ai constaté pour ma part que dans mon entourage tout le monde prenait des photos et des vidéos des manifs, avec des téléphones en particulier, pour les mettre en ligne en rentrant le soir, sur Facebook, sur les blogs etc. C’est peut-être une histoire de génération (j’ai 23 ans) également…

    Le problème c’est que tout ce contenu n’est pas ressorti. Pourquoi ? Tout simplement parce que si je suis journaliste en France, je ne vais pas me remettre en question en disant « je fais mal mon boulot d’informateur et je vais aller sur les réseaux sociaux pour voir ce qu’il s’y passe ». Il est par exemple hallucinant de constater que les journalistes repompent sans remettre en question les chiffres des défilés donnés par les préfectures, alors que le simple fait d’aller voir sur place montre la plupart du temps leur invraisemblance.

    Quand on parle d’un pays à l’autre bout du monde, c’est beaucoup plus facile. Du coup, ce que je me dis, c’est que peut-être (ce n’est qu’une hypothèse, mais il y aurait sans doute moyen de le vérifier) que les médias étrangers ont parlé eux de cette « contre-propagande », ou au moins s’y sont intéressés, et c’est peut-être pour ça que le Boston Globe donne une vision beaucoup plus triomphaliste du mouvement.

  12. Lire, « Comprendre le pouvoir » (3 petits volumes) de Noam Chomsky pour comprendre le phénomène journalistique. Il parle principalement de la désinformation aux USA mais on voit tout à fait cela arriver chez nous. De mémoire, il explique très bien les raisons de ce phénomène.

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