Longue discussion mercredi dernier à l’atelier du Lhivic. Dans la lignée des travaux ouverts par le colloque « La trame des images » en 2006, nous sommes plusieurs à nous attacher à caractériser les usages effectifs de l’image médiatique. Le schéma traditionnel du recours à la photographie pour des raisons documentaires est manifestement inadapté à la plupart des situations que nous observons. Usages décoratifs, narratifs, allégoriques, signalétiques, jeux visuels, allusions, suggestions déploient au contraire une gamme de pratiques éditoriales aussi complexe que celles de l’énonciation écrite.
Le brouillage de la frontière entre communication et information
Le terme d’illustration s’est imposé pour décrire ces situations où l’image est mise au service d’un discours, d’un récit. Mais sa définition n’est pas encore suffisamment précise. Nous butons sur la polysémie du mot. Dans son sens le plus courant, « illustration » renvoie à toute insertion d’une image dans un contexte éditorial. Mais un emploi plus spécialisé lui fait désigner les usages construits de l’image, en opposition dialectique avec le terme « photographie », qui connote ses usages documentaires. Le terme est également utilisé dans différents domaines audiovisuels. Au cinéma, accompagner un plan d’une illustration musicale revient à orienter la perception de la scène par le biais de l’ambiance sonore. Dans un journal télévisé, les professionnels désignent comme une illustration l’inévitable séquence du micro-trottoir qui accompagne le traitement d’un mouvement social.
L’illustration est d’abord une catégorie graphique. Dans le domaine de l’image fixe, un fossé infranchissable sépare en théorie l’illustration de la photographie. Non que la photographie ne puisse être utilisée à des fins non documentaires (voir ci-dessus). Mais cet usage retire en principe au matériau photographique toutes les propriétés habituellement reconnues au médium. Photographie d’illustration et photographie documentaire sont supposées relever de deux univers différents: la première est l’affaire du graphiste et implique une commande a priori; la seconde, celle du photographe et suppose une publication a posteriori. La première relève de la communication et admet la retouche, le montage et toutes formes d’édition d’une image qui n’est que le support d’un message; la seconde se veut un document authentique, porteur d’une information objective, et implique le refus de toute manipulation.
Mais la réalité des pratiques déploie un espace plus complexe et plus flou, où la photographie d’information peut très bien servir à des usages narratifs ou allégoriques soigneusement contrôlés. C’est notamment le cas dans la forme du magazine, dont Life représente depuis 1936 le modèle par excellence, voué à la promotion d’un « pictorial journalism » placé sous le signe de l’expressivité. D’où une seconde dichotomie, plus discrète, mais parfaitement opératoire pour les professionnels, entre quotidiens et magazines, entre information « sérieuse » et mise en scène de l’information. Un écart de plus en plus difficile à distinguer, quand la presse quotidienne adopte, notamment dans ses Unes, la culture graphique du magazine, comme le journal Libération à partir de 1981 (voir ci-dessous).
Divers mécanismes ont contribué à accentuer le brouillage des genres. Le développement des banques d’images, initialement destinées à répondre aux besoins illustratifs, a progressivement conduit à inverser la logique de production des images. Anticipant la commande, ces agences ont entrepris de proposer des photos « prêtes à l’emploi », adaptées à des demandes stéréotypées et à des budgets restreints, et susceptibles d’être réutilisées dans des contextes divers. Circuler aujourd’hui sur la partie « créative » d’un portail comme Corbis donne une idée de l’industrialisation de l’illustration photographique – amplifiée par la puissance de l’indexation informatique (voir ci-dessous une page de résultats du portail Corbis sur la requête « problèmes de couple »). Compte tenu de la porosité culturelle entre les domaines de la communication et de l’information, il est à peine surprenant de constater que de nombreuses photographies de reportage semblent elles aussi comme composées d’avance pour les besoins éditoriaux. Les photos les plus célèbres, celles qu’on gratifie du titre d' »icônes », ne sont souvent que des images passées au tamis de la simplification allégorique – des photos que nul n’oserait appeler des illustrations, et qui en appliquent pourtant scrupuleusement les codes (voir ci-dessous, un échantillon de photos célèbres proposées par l’AFP).
D’où notre difficulté. Dans une période où les pratiques éditoriales évoluent à vive allure, où poser la limite entre document et illustration? Cette distinction a-t-elle même encore un sens? Audrey Leblanc, qui travaille sur le traitement journalistique de mai 1968, montre que chaque occurrence visuelle est l’expression d’un récit. Ne faut-il pas plutôt admettre que l’allégorie a dévoré tout l’espace médiatique et que, puisque toute image publique est une image éditée, aucune ne peut relever de la fiction de l’authenticité? Pour ma part, mon intuition me pousse à maintenir une frontière entre éditorialisation et usage illustratif. S’il n’existe évidemment aucune forme d’expression chimiquement neutre, pas plus écrite que visuelle, en tirer la conclusion que tout ne serait qu’illusion (ce qui était à peu près la position d’un Baudrillard) me paraît une impasse du raisonnement plutôt qu’une description efficace. Pourtant, mercredi dernier, faute d’une argumentation suffisamment claire, je n’ai pas réussi à tracer la limite.
Faire de l’image un signe
Rien de tel que l’examen d’un exemple pour préciser les choses. L’actualité me fournit le cas de la visite de Nicolas Sarkozy au Vatican, le 8 octobre 2010. Quoi de mieux qu’une entrevue protocolaire, phénomène ponctuel à la scénographie établie, dont la raison d’être est précisément de créer des images?
En suivant peu ou prou la méthodologie décrite par Patrick Peccatte, je collecte un échantillon, sinon exhaustif, du moins représentatif de l’événement: une trentaine de photos publiées sur divers sites d’information entre le 7 et le 9 octobre (voir ci-dessous). Pour des raisons de bouclage précoce, un bon tiers reprennent des images réalisées lors la visite précédente, en 2007 (ce qui est d’ailleurs l’occasion de constater l’absolue uniformité du protocole). J’écarte cette partie de l’échantillon pour me concentrer exclusivement sur les images d’actualité proprement dites. Si je veux repérer une limite, autant me confronter à la situation où les images sont au plus près de l’événement.
Je vois rapidement se dessiner mon cas. Parmi la vingtaine d’images sélectionnées, la plupart privilégient la réception dans la bibliothèque privée du pape (on peut se faire une idée plus complète des différentes étapes de la visite à partir de l’iconographie réunie sur le site de l’Elysée). Neuf d’entre elles sont issues du vis-à-vis des deux hommes sur fond de La Résurrection du Pérugin. Reproduite cinq fois dans différents cadrages, une même image (due à Christophe Simon/pool AFP-Reuters) se détache du lot: elle montre le pape, souriant, en train de glisser un cadeau dans la main du président qui s’esclaffe, tête baissée (voir ci-dessous).
L’image est vivante, intéressante, colorée. Elle présente l’essentiel des informations associées à l’événement, qu’elle restitue d’une manière positive. Retenir cette photo plutôt qu’une autre est bien sûr un choix éditorial, qui trahit une certaine orientation. Peut-on affirmer pour autant que cette image relève du régime de l’illustration, au sens d’une construction du récit?
Mais l’illustration de quoi? Lorsqu’on analyse les articles que cette image ponctue, on note des différences sensibles entre l’approbation enthousiaste de Paris-Match, la description ostensiblement neutre de RTBF Info, la version plus critique du JDD, ou celle franchement acide de 20 Minutes (voir ci-dessous). Qu’une seule et même image accompagne une gamme de réactions aussi large apporte la preuve que cette photo ne peut être ramenée à un symbolisme univoque. Elle renvoie une certaine image de la rencontre, différente d’autres options iconographiques. Mais cette coloration se combine avec les autres informations et facteurs d’orientation éditoriale fournis par les titres, intertitres, chapôs, légendes et textes des articles. La photographie joue ici un rôle principalement informatif et testimonial, auquel sont associées des fonctions décoratives et signalétiques.
A une exception près: l’édition de Paris-Match (ci-dessus, à gauche), qui la présente sous la forme d’une photo légendée, en lui conférant le format le plus important de l’échantillon. Dans ce cas, le titre « Tout sourire » semble moins constituer une synthèse de la rencontre qu’un commentaire du cliché, avec lequel il semble entretenir un rapport nécessaire. C’est l’établissement de ce lien qui indique qu’on est passé au régime illustratif.
Plutôt que de qualifier d’illustration cette photo, dont on a vu qu’elle pouvait être employée dans différents contextes, disons qu’elle fait ici l’objet d’un usage illustratif. Celui-ci est caractérisé par le fait qu’il veut faire dire quelque chose à l’image, autrement dit qu’une intention narrative préside au choix iconographique. Cette intention se manifeste par la création d’un rapport entre texte et image, qui n’est autre que le lien qui fonde la relation sémiotique: il s’agit ni plus ni moins de faire de l’image un signe.
Qu’est-ce qu’un signe? Une nuée d’oiseaux qui vole dans le ciel change soudain de direction. Dans un contexte culturel donné, ce phénomène pourra être perçu comme doté d’une signification, que l’haruspice est à même d’interpréter. Cet événement et celui dont l’interprétation va le rapprocher ne sont pas de même nature: le lien établi entre eux est, comme l’explique Saussure à propos du langage, « arbitraire ». Créer ce lien est l’opération qui fait d’un objet un signifiant, support d’un signifié, et de cette double entité un dispositif unique, dont les parties apparaîtront ensuite comme inséparables.
Comme la nuée d’oiseaux ne donne aucune indication réelle sur les événements humains, le rire de Sarkozy dans la photo vaticane n’a pas de signification à l’échelle globale de la visite. Il serait plus correct de le décrire comme la traduction visuelle d’une sorte d’accident. Un blog du Post.fr révèle que le moment qu’immobilise cette image est celui où Benoît XVI donne à Nicolas Sarkozy le chapelet supplémentaire que ce dernier a réclamé pour la petite nièce de Carla Bruni. Dans cette lecture, la photographie constitue un document qui atteste l’«incartade» typique «des mauvaises manières du chef de l’État français qui font jaser». Dans Match, au contraire, la photo légendée est proposée comme une allégorie rendant compte de l’atmosphère générale de la rencontre, dans une continuité sans faille du titre, du récit de l’article et de l’image, unis dans un même dispositif.
La force du signe est de dissimuler le caractère construit du dispositif. Je n’entre pas ici dans la discussion sur la nature du signe (sur laquelle je reviendrai), sinon pour indiquer que son application à la photographie, qui n’est pas un signe, représente un vrai coup de force – et une ressource considérable. Comme l’a bien compris la publicité, l’usage illustratif des images d’enregistrement renforce la suggestivité du dispositif, par le caractère d’authenticité qu’il lui confère. En s’appuyant sur la culture des usages documentaires de l’image, l’illustration photographique se donne comme la preuve irréfutable d’une construction narrative qui a la structure d’une fiction.
Le caractère artificiel de ces constructions est souvent repérable par l’observation d’un décalage apparent entre les composantes du dispositif, comme la mobilisation d’une image en dehors de son contexte original. Cependant, le traitement illustratif peut également s’appliquer à des photos contemporaines de l’événement, comme c’est le cas avec l’image légendée de Match. Il sera alors détecté par comparaison avec d’autres élaborations éditoriales.
La distinction illustrative
Sur Culture Visuelle, nous avons recensé depuis plusieurs mois un certain nombre d’usages illustratifs de l’image photographique. La collection de ces exemples montre une gamme qui va du recours le plus élémentaire à l’image comme signifiant redondant du récit à l’allégorie proprement dite, en passant par divers stades d’élaboration narrative. En discutant ou en contredisant les propositions de lecture, certains commentaires ouvrent de véritables querelles interprétatives, qui montrent bien que la construction du sens de ces images relève de l’économie du signe.
Mais l’examen global du traitement visuel d’un événement apporte une précision utile. Sur la vingtaine d’images de l’échantillon, un seul emploi, celui de Match, participe de la construction narrative. Un autre, celui du Post, appartient de manière claire au registre opposé de l’usage documentaire. Tous les autres déclinent les variantes d’une utilisation plus banale et moins construite de l’image photographique, où celle-ci joue un rôle à peine informatif de confirmation visuelle de l’événement, associé à des fonctions décoratives et signalétiques.
Un cas est plus intéressant encore: c’est celui de l’article de 20minutes.fr, où l’usage d’une photographie souriante de la rencontre semble en contradiction avec la tonalité de l’article, qui rassemble plusieurs réactions critiques. Interrogée à ce sujet, la journaliste Oriane Raffin indique qu’elle s’est bornée à reprendre l’illustration déjà utilisée dans un premier compte rendu de la visite, rédigé quelques heures plus tôt à partir de la dépêche AFP (voir ci-contre). A l’occasion d’une de ces hétérophanies pointées par Patrick Peccatte, on découvre ici un exemple d’usage a contrario, sorte de lapsus éditorial que la lecture du texte avait laissé deviner.
La visite éclair de Nicolas Sarkozy au Vatican n’a pas été traitée comme un événement majeur. La plupart des rédactions se sont contentées de reprises plus ou moins développées des dépêches d’agence. Malgré le cliquetis permanent des obturateurs qui frappe à l’écoute de la vidéo de la rencontre diffusée sur le site de l’Elysée, le traitement iconographique n’a pas fait l’objet de beaucoup plus d’efforts. L’image qui a été la plus reproduite était celle qui sortait du lot, dans un ensemble de vues plutôt figées ou stéréotypées – mais c’était aussi l’une des premières images diffusées, par l’AFP aussi bien que par Reuters, puisque réalisée en « pool ».
Rédigé à partir de la dépêche de Reuters, le bref article de Match n’a fait que retenir les éléments les plus positifs de la rencontre, assorti d’un titre qui est lui aussi un énoncé stéréotypé, déjà utilisé à maintes reprises par la rédaction pour légender des images souriantes. Si l’ensemble forme bien un dispositif narratif, c’est plus en raison de la culture de l’illustration du magazine qu’à cause d’une élaboration particulièrement soignée.
Le travail que suppose la construction d’un rapport illustratif réserve la formule aux Unes, aux événements d’importance ou à des cas spécifiques plutôt qu’au tout-venant journalistique. Le recours à l’illustration fournit ainsi une indication d’échelle dans la hiérarchie de l’information. Si son caractère expressif attire l’attention, il reste à l’évidence une large place pour d’autres formes d’éditorialisation, passées au second plan en raison de leur aspect routinier.
(Billet mis à jour le 15/10/2010)
- Lire également sur ce blog: « Les icônes du photojournalisme, ou la narration visuelle inavouable« , 25/01/2013.
21 réflexions au sujet de « L'illustration, ou comment faire de la photographie un signe »
Je propose qu’on envoie André une semaine au Desk du Monde, de Libé ou autre, pour qu’il puisse suivre au plus près ce qui motive le choix des images, comment elles sont retenus, ce qui motive ou pas leur emploi. Je pense que le CR de cette expérience serait vraiment très intéressante et permettrait d’affiner la théorie en cours.
@Hubert: Ce serait génial! Mais quelque chose me dit que c’est pas gagné 😉
Ah, ce que c’est aussi que de générer de la rancoeur ! On va bien en trouver un plus intelligent que les autres, qui sera intéressé par ce regard sur son métier pour en tirer un apport critique et constructif, et qui ne s’arrêtera pas à la déconstruction d’exemples particuliers, qui sont juste le reflet d’un fonctionnement généralisé…
« Plutôt que de qualifier d’illustration cette photo, dont on a vu qu’elle était employée dans différents contextes, disons qu’elle fait ici l’objet d’un usage illustratif. Celui-ci est caractérisé par 1) une intention narrative, qui se manifeste par 2) la création d’un rapport à caractère analogique entre le texte et l’image, celle-ci 3) faisant fonction de support figuratif du récit. »
N’est-ce pas toujours vrai de toutes les photographies dans la mesure où, en raison de son caractère polysémique, c’est toujours le texte (au sens large texte et contexte de l’utilisation) qui nous donne à voir l’image?
Mais le texte ne suffit pas à lui donner une signification univoque. Elle conserve son caractère polysémique. Et donc son utilisateur final aura toujours la tentation à l’éditing par le recadrage et la retouche de supprimer tout ce qui ne lui semble pas coller avec ce qu’il veut et croit lui faire dire.
Je suis un photographe et non un peintre. Mon image est toujours plus riche que ce que j’ai cru ou voulu y mettre. Et c’est pour cela que j’aime prendre des photos.
Dans cette perspective, le combat contre toute manipulation après la prise de vue n’est pas l’expression d’une naïveté qui voudrait préserver une information objective, mais le respect du regard d’un auteur. Sur une commande, je ne suis, pour le meilleur et pour le pire, qu’un des auteurs d’une oeuvre de collaboration. Le contexte, le regard que je pose sur ce que je photographie participent d’un travail commun au même titre que les recadrages, montages, et retouches dont ma prise de vue est l’objet. Sur mon travail personnel je suis beaucoup plus susceptible, non pas parce que mon image serait objective, mais parce qu’elle est l’expression de ma subjectivité. On aime ou on aime pas, mais c’est à prendre ou à laisser. Transgresser le célèbre cadre noir de H.C.B., ce n’est pas trahir la réalité, l’objectivité supposée de la photographie, mais la subjectivité de son auteur.
Je pense, mais c’est sans doute parce que je suis photographe, que ce qui serait intéressant ce ne serait pas de travailler au desk du Monde de Libé ou d’autres, mais d’interviewer les photographes de l’AFP pour savoir ce qu’ils pensent du sort qui est fait à leurs images…
Encore plein de question sur cette question sacrément épineuse et vertigineuse…
Si j’essaie de reprendre pour poursuivre dans ces réflexions
Le terme illustration s’est imposé aussi en réaction contre l’usage revendiqué de la photographie, l’usage documentaire. Cet usage – nommé, construit et défini – par les discours culturels, s’appuie – implicitement – sur une transparence présupposée du médium (la photographie c’est vrai (parce qu’indicielle) donc un document). Nos lectures contredisent cet usage dit « documentaire » et le terme « Illustration » a alors permis de désigner et de nommer cet (ces) autre(s) usages des photographies, observés en pratiques et qui contredisent l’usage documentaire annoncé (et dès les débuts, cf. thèse de T. Gervais).
Déplacer aujourd’hui la question « document versus illustration » à « éditorialisation des images photographiques versus usage illustratif des images photographiques» me semble absolument juste.
Ce que je trouve difficile, à titre personnel, c’est que la démonstration d’une éditorialisation des images photographiques (et non plus document) comme pratique (depuis toujours) de la presse – y compris d’actualité, y compris dans des périodes phare du photjournalisme telle que peut l’être la fin des années 60-début 70 [cas d’école de Mai 68] – est encore en cours, et ne semble pas encore une évidence. Mais je reconnais que c’est peut-être là seulement mon problème de doctorante en cours de construction de démonstration… 😉
Ce qui est sûr est que cet exemple appelle pour moi plusieurs interrogations, pour continuer à essayer de préciser et en prenant comme nouveau Checkpoint Charlie l’opposition « éditorialisation des images photographiques versus usage illustratif des images photographiques » :
– le cas de Paris Match « Tout sourire » : s’il est un exemple d’usage illustratif alors celui-ci serait en partie défini par le fait que le lien texte-image se verbalise. Il se définirait ainsi par sa nature explicite (comme pour une pub pour frites végétaline) alors même qu’on est dans le cadre d’une actualité…
Mais alors que deviennent les cas de lepénisation visuelle du président français ? Le lien est précisément implicite (c’est ce qui fait toute sa force) et il correspondent pourtant à un usage illustratif de ces photographies du président…
– Dans cet exemple de la rencontre avec le pape, la version du Post (« les mauvaises manières d’un chef d’Etat français qui font jaser ») est-elle une forme d’éditorialisation parce que le lien reste implicite avec l’image ou n’est-ce qu’un autre traitement illustratif mais pour un récit auquel certains lecteurs sont plus sensibles que d’autres ?
Merci pour ces questions, auxquelles je vais essayer de répondre. Au préalable, toutefois, je voudrais souligner qu’il est tout à fait normal de voir se déployer des incertitudes ou des questions à propos desquelles il est difficile de trancher. Nous n’en sommes qu’au début d’un processus de requalification des usages visuels, et il n’y a aucune raison pour que ceux-ci soient moins complexes que les usages linguistiques, dont l’examen a produit et produit encore des querelles d’interprétation sans nombre. La théorie procède en tentant de tracer des aires et des limites identifiables, la pratique n’a que faire de ces bornes et se joue de toutes les définitions. La discussion peut être fructueuse si l’on considère qu’il ne s’agit pas ici d’établir des équations aussi sûres que BC2 + AC2 = AB2, mais de progresser dans la compréhension d’une culture aussi puissante qu’elle est sauvage.
@Thierry: L’illustration, c’est fondamentalement une opération rhétorique qui consiste à appuyer un récit préalable sur le pouvoir évocateur de l’image. Lorsque celle-ci est un enregistrement photographique, elle ne se prête pas facilement à cette instrumentalisation, raison pour laquelle il faut souvent tricher avec le matériel existant. Je ne crois pas qu’on puisse réduire tous les usages médiatiques de la photographie à ce schéma, même s’il est vrai que celui-ci s’étend de plus en plus.
La question décisive est d’identifier le type de rapport qui existe entre les éléments du dispositif. L’usage documentaire repose sur le rapport entre le document et l’événement. L’usage illustratif repose sur le rapport entre l’image et l’énoncé. On pourrait aller jusqu’à faire un test de substitution pour vérifier quel type de rapport est mobilisé dans chaque cas. Dans l’exemple du JDD, ôter l’image ne change rien au sens de l’article, alors que dans le cas de Match, le titre perd toute sa portée s’il ne peut plus s’appuyer sur cette image précise.
La « polysémie » de l’image est un terme souvent employé, mais qui me paraît trompeur (voir à ce propos mon billet « Comment lisons-nous les photographies?« ). Si l’analyse ci-dessus compare différents contextes éditoriaux et met à jour la pluralité des usages d’une même photographie, celle-ci n’est pas apparente dans le rapport quotidien qu’a le public avec l’image médiatique, où une photo éditée a habituellement un sens et un seul.
@Audrey: La question du non-dit se pose de façon similaire en linguistique. On peut y répondre en se souvenant (comme le rappelle ci-dessus Thierry dans son commentaire) que ce qui permet l’interprétation de l’image n’est pas seulement le couple image-texte, mais plutôt le tiercé image-texte-contexte. Le jeu visuel de la « lepénisation » s’appuie sur des énoncés « dans l’air du temps », qui n’ont pas besoin d’être exprimés, mais sont présents dans le contexte précis de cette polémique. Il s’agit évidemment d’un cas limite et d’un exercice rhétorique subtil, qui joue sur la frange de la compétence interprétative, comme l’ont montré les commentaires qui contredisaient mes billets. Mais que l’énoncé relève du texte ou du contexte ne change rien au problème: il y a toujours un récit au fondement de l’usage illustratif. Il est juste plus ou moins difficile à repérer 😉
Dans le billet du Post.fr, l’image est simplement juxtaposée au texte, sans qu’aucune forme de mobilisation (ni même de légende) n’apparaisse au sein de l’article, qui s’appuie sur les sources médiatiques (La Croix, La Tribune de Genève, etc.). Il faut faire appel au descriptif détaillé de la visite et à d’autres documents (par exemple la vidéo sur Elysée.fr) pour se rendre compte que l’objet échangé sur la photo est probablement l’écrin du chapelet évoqué par le billet. Pas de caractère narratif prêté à l’image, pas de construction analogique – je ne vois pas comment appeler ça autrement qu’un usage strictement documentaire.
@ André: Ce qui est troublant pour moi aussi, c’est je me rends compte que j’assimile document à une photographie qui donnerait un plus au texte, pas seulement un élément, plutôt anecdotique, qui fonctionne comme un appel pour attirer l’attention du lecteur (paramètre de hiérarchisation de l’information, comme tu dis). Dans le cas du Post, l’image, même si elle est documentaire dans un sens strict, fonctionne finalement comme une plus-value éditoriale mais l’article pourrait très bien s’en passer. Je me demande jusqu’à quel point les discours sur l’image document me conditionne dans cette attente d’une image document exceptionnelle, rare etc…!! 😉
@André Dans ton billet, le « gout barbare » de Bourdieu ne renvoie-t-il pas à son idée que la photographie est l’art des classes moyennes en ce qu’elle ne suppose pas la maîtrise d’une culture savante pour autoriser un commentaire? Culture savante que maîtrisait Bourdieu, d’où sans doute l’expression « barbare ». D’ailleurs la références à la profondeur de champ n’est-elle pas la réintroduction d’une culture savante, spécifique à la technique photographique, pour interpréter l’image au travers d’une intention que l’on pourrait ainsi prêter au photographe? Mais précisément, parce que c’est une représentation mécanique (bon de moins en moins) et analogique du réel, la photographie est sans doute le mode d’expression où l’intention de l’auteur est la plus propre à toutes les lectures et la moins signifiante.
Je crois comprendre la réflexion que tu développes ici sur le type de rapport qui oppose le document et l’illustration. Mais je pense qu’elle n’est pertinente que pour analyser l’intention de celui qui va sélectionner l’image et l’associer à un texte. Si on suppose que l’image + le texte + le contexte ont un sens et un seul, on suppose que le lecteur est un être doué de raison. Mais lorsque l’on lit un article et que l’on regarde une photo dans un journal, on y cherche avant tout la confirmation de ce que l’on pensait avant. La photographie, parce qu’elle « elle ne se prête pas facilement à cette instrumentalisation », est sans doute le lieu qui ouvre le plus grand champ aux interprétations multiples, parce qu’elle se prête le plus à une interprétation qui repose non sur un savoir formel, mais sur « le capital culturel individuel du lecteur ».
Pas mal tout ça, le bouquin sortira quand ? 😉
En passant j’ai envie de demander : c’est quoi le contraire d’un usage illustratif ? Quels sont les pôles opposés que vous mettez sous tension ? Par exemple il me semble que les pratiques scientifiques (parmi d’autres) font le contraire, celles-ci vont multiplier les traces et le travail consiste à analyser, à vérifier, à recouper, à expliciter ces enregistrements… Enfin je ne parle pas ici des illustrations de science et vie, c’est justement le passage à la rhétorique, à la vulgarisation, à la légende, etc, qui suscite un travail ou un usage illustratif, non ?
@Pierre: Le billet a été mis à jour avec un complément pour mieux répondre à ta question. Entre l’illustratif-narratif, à un bout, et le documentaire strict, à l’autre, qui ne semblent finalement pas être les cas les plus fréquents, on voit une gamme d’usages « informatifs », mais où le sens du recours à l’image est relativement faible. Faudrait aller regarder de plus près ce tout-venant de l’édition visuelle.
Hello,
Considérer que l’illustration est une figure de discours servant à enrichir l’écrit ou c’est « fondamentalement une opération rhétorique qui consiste à appuyer un récit préalable sur le pouvoir évocateur de l’image » est une excellente manière de passer à côté de l’activité. La circulation du regard s’effectue 1. Titre 2. Message visuel 3 Texte. Selon l’importance en taille ou l’étrangeté du contenu proposé au regard 1. et 2. peuvent permuter. En cela nul besoin de stage d’une semaine, cinq minutes de discussion avec des responsables photo suffisent. De plus le volet illustration d’une publication papier est souvent envisagé selon une vue d’ensemble du « produit » afin d’en rythmer la lecture. Enfin, il y a le web et sa lecture fragmentée par essence. Ceci est une autre histoire.
@Gabriel « La circulation du regard s’effectue 1. Titre 2. Message visuel 3 Texte. Selon l’importance en taille ou l’étrangeté du contenu proposé au regard 1. et 2. peuvent permuter. » Ah bon, moi je regarde toujours la photo en premier.
@Gabriel: Vieille discussion sur le savoir des professionnels, que nous avons déjà eu ici à propos de la retouche. Est-ce qu’ils font vraiment semblant de ne pas se rendre compte qu’il y a deux univers séparés? Encore heureux que la représentation de leurs pratiques par les pros ne soit pas celle du grand public. Le problème n’est pas de leur côté, mais du côté de ceux qui payent un « produit » qu’on leur présente comme de l’information – après avoir établi une frontière soi-disant étanche entre information et communication. Cette frontière, faut-il le préciser, a bel et bien été tracée par les professionnels eux-mêmes. Qu’il soit plus difficile de vendre un « produit » en le présentant comme de la propagande est en effet une évidence qu’ils ont été les premiers à apercevoir.
@ André. Merci pour ta réponse. Décidémment je m’exprime pas bien ce matin. Ou je suis victime de la polysémie des mots. Ce que je voulais proposer c’est une distinction entre l’activité d’illustration et le message visuel (merci Mme Joly).
Loin d’affirmer que tous les pro de la presse sont de propagandistes qui s’ignorent ou pas (et ceux qui le seraient l’avoueraient-ils sinon à Guantanamo?), je pense qu’on commence à voir se dessiner, dans le cadre de l’activité d’illustration, un effet « trame et chaîne » cher à la critique littéraire. Aussi, le vieux jeu du vieux débat serait d’attirer l’attention sur ceci ou sur cela selon ce que l’on veut montrer. Là c’est plutôt des mécaniques de la querelle intellectuelle, franchement c’est pas très productif, tu l’as dit.
Je précise que je me méfie de la catégorisation binaire et que j’y ai recours malgré tout. (Qui a dit que l’honnête homme est celui qui se contredit?.
Pour l’histoire de la communication vs information, j’avait immaginé un début de piste qui permettait en tout cas de mesurer cet aspect à des fins de catégorisation, à l’aune des messages proposés, et sans l’ombre d’un doute. C’est volontier que j’en discute mais je ne sais pas si c’est le lieu.
@Thierry (comm du 12/10/2010 à 19:22, pardon pour le retard!): Oui, la question de l’intention de l’émetteur reste centrale, précisément parce que, comme le montre l’exemple Bourdieu (et la discussion du billet « Que lisons-nous… »), elle constitue un préalable à l’interprétation du message. Je ne crois pas que cette question soit en contradiction avec les autres options « culturelles » de lecture, mais bien que l’ensemble des stratégies d’approche de la photo dépend de son statut sémiotique, esquissé dans ledit billet, et que le terme d' »ambiguité » me paraît bien synthétiser.
Cette discussion très fouillée sur illustration et document me fait penser à la hiérarchie implicite qui existe entre photographe documentaire et photographe d’illustration. Le premier appartient à l’élite de la profession, reconnu à la fois par le monde de l’art contemporain et le monde de la photographie. Le second est le plus souvent considéré comme l’équivalent de l’artiste « chromo » dans le monde de l’art pour reprendre une expression de Raymonde Moulin, rejeté et du monde du photojournalisme, et du monde de l’art. Pourquoi le dénominatif de photographe d’illustration est-il aujourd’hui si souvent péjoratif ? quel lien cette dénomination entretient-elle avec l’idée d’instrumentalisation de l’image ?
Je ne suis pas certain que l’appellation « photographe d’illustration » renvoie à la notion d’illustration qui est développée sur ce blog. Cette appellation désigne une profession. Les photographes d’illustration étaient des photographes qui travaillaient sur un créneau très particulier: l’alimentation des photothèques, dont ils tiraient l’essentiel de leurs revenus. (Un grand nombre de photographe mettaient également dans ces photothèques une partie de leur production, mais ça ne représentait qu’une petite partie de leurs revenus, et ils ne se définissaient pas comme photographe d’illustration). Ils ne travaillaient pas à la commande (même s’ils essayaient d’anticiper les attentes du marché), mais s’autoproduisaient. Ces photographies étaient utilisées pour l’illustration des livres scolaires, des catalogues de voyage, les rapports annuels des entreprises, les couvertures des romans policiers etc. Aujourd’hui, ils sont morts ou ils se sont reconvertis parce que toutes ces photographies peuvent être acquises sur le web pour un prix symbolique auprès de photographes amateurs en ce sens qu’ils ne vivent pas de leurs images.
Ce qu’observe André et d’autres intervenants, c’est comment des photographies réalisées par des photographes de presse (ou récupérées sur le net sur des sites qui mettent en ligne des photographies d’amateurs), sont désormais utilisées non plus pour documenter mais pour illustrer des articles de presse.
Je ne sais pas à quand remonte cet article de Raymonde Moulin et je connais mal le monde de l’art, mais je ne suis pas certain que les hiérarchies implicites entre le monde de l’art et la photographie étaient aussi simples que cela. Certes les photographes illustrateurs se voyaient souvent reprocher une production qui correspondait « au goût barbare ». Mais les photographes plasticiens vivaient assez mal la reconnaissance par le marché d’un certain nombre de photographes de presse. Je me souviens en particulier d’articles d’une grande violence contre Salgado. Et en ce qui concerne le goût barbare, il y a toute une production de paysagistes américains (que j’aime bien d’ailleurs) qui s’inscrit totalement dans le goût barbare avec des oeuvres décoratives. Ce sont des tirages numérotés signés qui ont les signes extérieurs de l’oeuvre d’art. Leur valeur marchande est-elle suffisante pour les faire entrer dans le monde de l’art contemporain?
@Dominique, Thierry: Oui, la photo d’illustration a toujours été ostracisée, considérée comme de l’illustration et non de la photo, ce qui est logique par rapport au récit dominant de la photographie, qui veut (voulait?) l’identifier à l’authenticité et à l’objectivité. Je ne sais pas pourquoi Thierry en parle au passé, il suffit de se balader sur les banques d’images comme Corbis pour constater que cette activité est toujours florissante – et dans les bookshops pour s’apercevoir qu’elle répond à une demande impressionnante de produits d’édition toujours renouvelés (calendriers, cartes, accessoires et décorations de toute nature).
Ce que nous collectons sur CV sont des usages illustratifs de la photo dans le cadre de la presse. Personne d’autre ne les appelle ainsi – une photo de Sarkozy par l’AFP est considérée comme du reportage, non de l’illustration. Le problème, c’est que cet usage illustratif (allégorique, narratif, etc.), issu de la tradition du magazine, existe bel et bien, et même se développe – d’où le besoin d’une définition permettant d’identifier cet exercice aujourd’hui non décrit et paradoxal (comme on le voit dans un festival comme Perpignan, où l’on recommande une photo narrative tout en continuant à revendiquer le primat de l’authenticité). On peut parler d’une dérive illustrative de la photographie d’information – à condition de comprendre que cette dérive a commencé depuis fort longtemps, puisqu’elle est théorisée par le magazine Life. Raison pour laquelle je qualifierai plutôt ce phénomène d’oubli de l’illustration – de mise sous le tapis des usages narratifs de la photo, pour raison de non-conformité avec son imaginaire dominant.
Je parle au passé des « photographes d’illustration ». L’activité en tant que profession a disparu. Mais il est vrai que le genre photographique ne s’est jamais aussi bien porté.
Je me pose depuis bien longtemps la question de la vérité et du pouvoir des images. J’aime bien votre proposition du décodage. C’est aussi cela que l’on utilise pour encoder un message dans la pub.
N’avons nous pas de contre pouvoir ? Que peut on dire d’un travail d’image au quotidien qui n’illustre pas et n’informe pas ?
J’impose une de mes images tous les jours sur mon blog « unjouruneimage » et sur Facebook. Je ne suis pas le seul à pratiquer ce type d’action gratuite.
Qu’elles soient crées par des auteurs ou volées dans le passé, il pleut, sur le net, (facebook, twitter et cie…)des images et des vidéos (anciennes et nouvelles) qui (re)prennent vie, Avec désordre et sans hiérarchie. Avec le temps elles se dévoilent. Cette utilisation me permet de redécouvrir le pouvoir et la séduction d’une image ou d’une vidéo disparue ou n’ayant jamais participé à la bataille, d’en voir son potentiel et sa construction sans en subir les dommages.
La sensation de déjà vu que laisse les médias d’information me pousse vers des expériences autres au quotidien.
Désolé si ceci vous semble à côté…
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