Une image pour la guerre

Comme en réponse aux fuites massives sur le conflit afghan publiées par Wikileaks, une image. En couverture du Time de cette semaine (édition du 9/08/2010), le portrait d’Aisha, beau visage creusé en son centre d’une blessure atroce – le nez coupé. Une punition infligée l’an dernier par sa propre famille à l’issue d’un procès par les talibans pour avoir fui un mariage forcé. Le titre choisi par le magazine américain ne laisse pas de doute sur l’interprétation de cette torture barbare: « What happens if we leave Afghanistan » (« Ce qui se passera si nous quittons l’Afghanistan »).

Alors qu’on apprend que la jeune femme a rejoint les Etats-Unis pour une opération de chirurgie reconstructrice, le débat fait rage entre faucons et colombes, qui qualifient la publication de l’image de « pornographie de guerre » (« war porn »). Terrible constat de l’échec de 9 ans d’occupation, le message de cette photo peut en effet se retourner comme un boomerang contre ses émetteurs. Certains décryptent le choix de cette image-choc comme le signe d’une escalade désespérée de la part des partisans d’un conflit de plus en plus impopulaire.

Si l’image de la souffrance d’Aisha semble rejoindre la courte liste des icônes qui, de Kim Phuc à Neda, s’inscrivent dans la mise en scène médiatique des guerres, il faut souligner deux caractéristiques qui l’isolent de la série. Alors que l’image de la victime féminine est habituellement utilisée comme symbole pour dénoncer le conflit, celle-ci sert à l’inverse à légitimer la poursuite de l’occupation.

Ce retournement du schéma explique l’autre différence essentielle de cette icône: au lieu d’une photographie de reportage prise sur le vif, il s’agit d’un portrait soigneusement posé (réalisé par Jodi Bieber pour le magazine), comme celui d’un mannequin ou d’une célébrité, qui rend plus affreux encore le contraste entre la mise en scène de la beauté et la blessure ouverte.

On peut voir dans cette photographie un écho paradoxal à l’un des plus célèbres portraits du XXe siècle, celui de la jeune afghane par Steve McCurry, publié en 1985 par le National Geographic. Au-delà de la victimographie de guerre, façon gueules cassées, la couverture du Time raconte que le comble de la barbarie est l’agression contre la beauté. Dans le cas d’Aisha, on peut redouter que le magazine ne nous inflige dans quelques mois l’épreuve de comparaison après reconstruction, qui fournira l’attestation définitive du bien-fondé de l’invasion américaine (avec mes remerciements à Pascal Kober).

23 réflexions au sujet de « Une image pour la guerre »

  1. « Alors que l’image de la victime féminine est habituellement utilisée comme symbole pour dénoncer le conflit, celle-ci sert à l’inverse à légitimer la poursuite de l’occupation. »
    Et que fais-tu de « Entendez-vous dans les campagnes mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos bras égorger vos fils et vos compagnes ».
    La femme que l’on associe à la vie, et que l’homme est supposé protéger dans la plupart des sociétés, a toujours été utilisé par les bellicistes comme par les pacifistes.
    Dans le cas de l’Afghanistan, la situation faite aux femmes par les talibans avait même suscité des appels à la mobilisation guerrière avant même son invasion par les armées occidentales. Et ça va être clairement un problème de communication compliqué à gérer dans les différents pays de la coalition, le jour où ils s’en iront en dealant un retour au pouvoir des talibans en échange de l’abandon de leur soutien à Al Quaeda. http://www.courrierinternational.com/article/2010/01/26/et-si-on-negociait-avec-les-talibans

    « Ce retournement du schéma explique l’autre différence essentielle de cette icône: au lieu d’une photographie de reportage prise sur le vif, il s’agit d’un portrait soigneusement posé (réalisé par Jodi Bieber pour le magazine), comme celui d’un mannequin ou d’une célébrité, qui rend plus affreux encore le contraste entre la mise en scène de la beauté et la blessure ouverte. »
    L’utilisation du beau pour mettre en scène l’horreur, n’est-ce pas la définition même d’une photo iconique? Alors le cadrage, la lumière, la référence culturelle (les pietas) qui vont permettre de décrocher un prix Pulitzer sont des procédés plus discrets et surtout banalisés, là où le dispositif qui consiste à faire poser le modèle est beaucoup plus évident, mais on est dans la même logique.
    Avec le temps, cette photo risque fort de devenir le symbole de l’échec de l’occident.

  2. Bonne analyse!
    Il sera en effet TRÈS intéressant de suivre la suite des choses.

    J’ajouterai même comme conclusion que ça donnera aussi indirectement raison à la chirurgie plastique, que ce soit pour le meilleur ou le pire…

  3. @Thierry: OK, après la photo, j’étudierai l’art lyrique 😉 Bien sûr que la figure féminine est présente comme contrepoint, en tant que non combattante, dans la représentation des guerres depuis belle lurette (Homère, etc…). Sur le terrain de la photo, il n’en reste pas moins que l’image des effets physiques des combats armés a traditionnellement plutôt servi à dénoncer les horreurs de la guerre: voir le célèbre Krieg dem Kriege d’Ernst Friedrich, qui recourt dès 1924 au principe de l’iconographie-choc, et précisément aux « gueules cassées », pour convaincre des méfaits du premier conflit mondial.

    Inscrite dans cette tradition, la photo de la petite vietnamienne en 1972 par Nick Ut fournit la forme médiatique achevée de cette figure, dont plusieurs exemples récents ont montré la persistance et l’efficacité, et qu’on peut résumer d’une formule: pour dénoncer un conflit, pas de meilleure icône que l’image souffrante d’une victime féminine ou enfantine.

    Nous avons déjà discuté sur ARHV de la pertinence de ce recours à une iconographie de l’horreur dans le contexte guerrier. Qu’on le regrette ou non, il existe un consensus assez large qui admet cet usage à des fins pacifistes. La discussion actuelle sur l’emploi du portrait d’Aisha par le Time montre que la figure inverse – l’image de la violence pour justifier le conflit – a plus de mal à passer.

    Dans tous les cas, je pense qu’il y a une différence entre les figures de lamentation et l’image de la mort ou de blessures réelles. Il y a une différence entre la piéta algérienne de Hocine, qui n’est pas une image choquante, et la tête sans vie de la petite Kaukab Al Dayah ou le visage ensanglanté de Neda, qui font froid dans le dos et qui, je suis désolé, ne se banalisent pas. Il faut bien comprendre que, contrairement à l’idée reçue, le recours à l’image-choc est toujours un choix risqué de la part d’un média – à plus forte raison en couverture. Comme l’illustre parfaitement le cas du Time, un choix de ce genre relève de convictions militantes plus que de motivations journalistiques.

  4. @André:
    « Nous avons déjà discuté sur ARHV de la pertinence de ce recours à une iconographie de l’horreur dans le contexte guerrier. Qu’on le regrette ou non, il existe un consensus assez large qui admet cet usage à des fins pacifistes. La discussion actuelle sur l’emploi du portrait d’Aisha par le Time montre que la figure inverse – l’image de la violence pour justifier le conflit – a plus de mal à passer. »
    Je n’ai pas lu l’article sur ARHV. Mais que signifie ce « plus de mal à passer ». Auprès de qui? Est-ce un point de vue moral? L’image de la violence de l’adversaire pour justifier un conflit a toujours été un must de la propagande. L’image violente mettant en scène la violence a toujours été utilisée, que ce soit pour dénoncer la violence en général par les pacifistes, ou que ce soit pour dénoncer la violence de l’adversaire et justifier ainsi implicitement sa propre violence. Ou alors est-une une affirmation purement quantitative? Est-ce que cela veut dire que le grand public va rejeter ce numéro? Je pense que Times va battre des records de vente avec cette couverture.
    Cette image passe mal surtout si tu penses qu’il faut sortir d’Afghanistan quel qu’en soit le prix. Dans ce cas, elle passe mal, parce qu’elle frappe là où ça fait mal. Et elle fera encore plus mal lorsque l’on sera sorti d’Afghanistan parce que cette image restera le symbole de l’échec des « valeurs » que l’Occident considère comme universelles et prétend imposer au Monde.

    « Dans tous les cas, je pense qu’il y a une différence entre les figures de lamentation et l’image de la mort ou de blessures réelles. Il y a une différence entre la piéta algérienne de Hocine, qui n’est pas une image choquante, et la tête sans vie de la petite Kaukab Al Dayah ou le visage ensanglanté de Neda, qui font froid dans le dos et qui, je suis désolé, ne se banalisent pas. »
    Je suis d’accord, mais faut-il les condamner ou se féliciter de ce que la représentation de la violence ne se banalise pas sous certaines conditions?

    « Il faut bien comprendre que, contrairement à l’idée reçue, le recours à l’image-choc est toujours un choix risqué de la part d’un média – à plus forte raison en couverture. Comme l’illustre parfaitement le cas du Time, un choix de ce genre relève de convictions militantes plus que de motivations journalistiques. »
    J’hésite un peu sur ce que tu as voulu dire avec cette opposition entre convictions militantes et motivations journalistiques. Je sais qu’aux Etats-Unis la presse d’opinion a une très mauvaise image et que les journalistes de la presse écrite prétende rester « objectifs » en toutes circonstances. Mais l’image-choc est-elle nécessairement militante, et est-ce un motif justifiant sa condamnation?
    L’image de la mort et des blessures réelles a été largement utilisé pendant la guerre du Vietnam, y compris en couverture des magazines.
    http://digitaljournalist.org/issue0309/lm07.html
    http://www.life.com/image/50667773/in-gallery/23230/life-covers-the-vietnam-war
    Les historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que toutes ces images ont renforcé le camp des opposants à la guerre aux Etat-Unis. Et toutes les armées du monde gèrent aujourd’hui les photo-journalistes d’une façon qui prouve qu’elles ont fait le même constat. Mais au départ n’était-ce pas simplement à la fois la volonté de montrer la guerre « pour de vraie » et de vendre du papier. 2 motivations qui me semblent tout à fait journalistiques.
    Après tout pourquoi est-ce que le recours à une iconographie de l’horreur serait acceptable à des fins pacifistes, sinon parce que la guerre est toujours acceptable lorsqu’elle est belle, ce qui n’est jamais le cas dans la vraie vie. Pourquoi faudrait-il censurer des images réalisées par des photo-journalistes qui nous montreraient la mort des soldats occidentaux et des talibans, les conséquences des bombardements sur les populations civiles, la façon dont les talibans exécutent les « traitres » et traitent les femmes.
    On en revient à l’idée de départ, ce n’est pas du photo-journalisme mais une photo posée en studio. Mais alors, ne serais-tu en train de rejoindre le camp de ceux qui prétendent qu’il existait un photojournalisme pur avant Photoshop? 🙂

  5. « Dans le cas d’Aisha, on peut redouter que le magazine ne nous inflige dans quelques mois l’épreuve de comparaison après reconstruction, qui fournira l’attestation définitive du bien-fondé de l’invasion américaine (avec mes remerciements à Pascal Kober). »
    Tu as probablement raison. Mais ça ne fonctionnera pas.
    D’abord parce que si la reconstruction est bien faite, ce sera l’inverse d’une photo-choc. Un nez au milieu d’un visage est un non-évènement en photographie. Même si c’est une prouesse technique, ce sera difficile de susciter l’admiration pour la reconstruction d’un nez à une époque ou on reconstruit des visages et où les opérations du nez ont été banalisées par la chirurgie esthétique. Le bien-fondé de l’invasion américaine ce n’est pas de reconstruire des nez, pas besoin d’invasion pour cela, mais d’arrêter les violences faites aux femmes en Afghanistan. Et ça, on en sera sans doute encore plus loin lorsque l’opération aura été faite.
    En fait la principale qualité de cette opération, d’un point vue militant, ce sera de donner l’opportunité de republier l’image choc, celle qui montre la jeune fille « avant ».

  6. C’est une illustration de l’un des « Principes élémentaires de propagande de guerre » réactualisés par Anne Morelli à la suite de Lord Ponsonby : « L’ennemi provoque sciemment des atrocités, et si nous commettons des bavures c’est involontairement » (cinquième principe), cf.
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Principes_élémentaires_de_propagande_de_guerre
    Pour la première partie de la proposition, il s’agir de montrer que l’ennemi est barbare. C’est un sauvage, il n’appartient pas à l’humanité et cela légitime la guerre que nous menons contre lui. Lors de la Première Guerre Mondiale, les journaux des deux côtés relataient en détail les atrocités commises par l’ennemi, parfois avec des illustrations. Depuis l’affaire des couveuses koweitiennes lors de la première guerre du Golfe, qui s’est révélée rapidement être une maladroite opération de désinformation, on évite le plus souvent de construire intégralement de telles fables et ce principe est utilisé en exploitant de véritables histoires horribles. Nul doute que cette couverture de Time sera suivie d’autres photos atroces de jeunes femmes défigurées à l’acide, de décapitations ou mutilations publiques, etc. Ah, on me souffle dans l’oreillette que çà se passe aussi en Arabie Saoudite. Bon. Alors, cette Une restera unique (sic). Je ne sais pas si l’on peut parler d’icône, mais de propagande exemplaire, certainement.

  7. @erwan et Patrick
    Lorsque l’on aura les autres photos des femmes décapitées ou mutilées, on en reparlera, mais pour l’instant on a une image qui fait la couverture du Times, sans commentaire et sans références à de multiples images du même ordre.
    Est-ce que vous auriez qualifié de propagande une image réalisée avec le même dispositif montrant une femme défigurée à la suite d’un bombardement américain
    Je suis conscient que cette image intervient à un moment très particulier de l’engagement américain. Ils quittent l’Irak la queue basse, les voix se multiplient chez leurs alliés comme parmi leurs militaires pour dire que cette guerre ne peut être gagnée. Le sort fait aux femmes et la sécurité de l’Amérique sont sans doute les 2 thèmes les plus mobilisateurs auprès du grand public américain. Si ces derniers renoncent à une victoire, il faudra sacrifier les premières à la sécurité américaine.
    Mais bon, que doivent faire les photographes? Ne plus photographier les afghanes si elles sont victimes? Les photographier, mais ne plus publier les photos? Publier les photos, mais sur des supports « discrets » qui ne risquent pas d’agir sur la perception du grand public?

  8. @Thierry. Les images de décapitations et de femmes mutilées existent. Il suffit de chercher par exemple « acid women » ou « beheading in Saudi Arabia » sur Google images. La couverture du Time n’est pas sans commentaire. Et c’est d’ailleurs le commentaire et le fait que la photo soit une commande du magazine qui en font une véritable image de propagande. Ce n’est pas la photo seule qui constitue une propagande, mais son mode de réalisation, la légende qui l’accompagne et sa publication en couverture d’un grand média. Par ailleurs, le procédé décrit dans le principe n° 5 que j’ai rappelé existe pour d’autres guerres. Il suffit d’observer les images publiées dans les médias arabes par exemple lors d’opérations israéliennes. Elles sont bien différentes de ce que l’on peut voir en Occident.

  9. @Thierry: Mon billet (et mon commentaire ci-dessus) comprennent plusieurs liens qui répondent à tes questions.

    Il ne faut pas se tromper de débat. Je n’aime pas beaucoup le terme « propagande » (que je n’utilise pas ci-dessus), parce qu’il a aujourd’hui un sens principalement négatif. Pour ma part, j’ai tout à fait admis, lorsque j’ai commenté ma reprise de la photo de Neda, qu’il s’agissait d’«un geste militant, qui montre l’horreur pour dénoncer la violence d’un conflit». Si l’on appelle « propagande » l’usage d’une image à des fins militantes, il n’y a aucune raison de dire que celle-ci ne s’exerce que dans un sens. Il peut y avoir propagande pour ou contre la guerre. Le jugement (positif ou négatif, selon qu’on est faucon ou colombe) ne s’exerce pas sur l’image-choc en elle-même, mais sur la cause à laquelle elle est associée. Korkos était violemment opposé à la mise en une par l’Huma de la petite Kaukab al Dayah, moi, de mon côté, j’y étais favorable, non pas parce que je pensais qu’il ne s’agissait pas d’une image-choc, mais en raison de mon opinion politique sur le conflit israélo-palestinien.

    «Que signifie ce “plus de mal à passer”?» La discussion a lieu actuellement sur le net et dans la presse américaine (voir notamment le lien indiqué qui renvoie à une synthèse du débat par le New York Times). Je sais bien qu’il y a aujourd’hui une ligne qui défend l’idée d’un « pouvoir des images ». Moi, je crois plutôt au « pouvoir du contexte ». «Les historiens s’accordent…»: non, c’est faux, c’est plutôt l’opinion médiatique, les historiens montrent exactement le contraire. Ce n’est pas parce que Life publie en 1972 la photo de Kim Phuc que le conflit vietnamien prend fin. C’est parce que la guerre est déjà fortement impopulaire que Life choisit de publier la fameuse photo, assortie d’une légende nettement teintée de pacifisme. Dans le cas de Time, encore une fois, la situation est inverse: c’est parce que le conflit est devenu impopulaire dans l’opinion que les faucons sont obligés de surenchérir, mais c’est là encore un effet du contexte. Il suffit de lire les réactions suscitées par la publication de cette image pour constater qu’elle est loin d’atteindre les buts que lui assignaient les éditeurs de Time. Tu penses que ce numéro va cartonner. Je n’en suis pas aussi sûr que toi. Un seul exemple, le dernier commentaire suscité par l’article lead du magazine:

    Kaspia: « Shame on you TIME MAGAZINE for this blatant war propaganda. Are your readers that dumb to fall for it? Most of us with brains know that (a) these practics existed in some sectors of Afghan culture for millenia and long before Talibs took power (b) you cannot bomb people into changing their values (c) the US and NATO have collectively killed more innocent women and children than the Taliban ever did (d) this is absolutely not a reflection of the beliefs and values of most afghans anyway. TIME has sunk to a new low with this misleading and damaging story. As those on the ground know, the drawn-out foreign presence is the the number 1 reason for the Taliban ressureance and they will get stronger the longer we stay. » (08/08/10, 14:30:42)

    Enfin, je comprend bien qu’en tant que photographe, tu penses que celui-ci joue un rôle de premier plan («que doivent faire les photographes? Ne plus photographier les afghanes si elles sont victimes?»). Mon point de vue est que dans le cas de l’image médiatique, ce n’est jamais le photographe mais bien l’éditeur qui décide de ce qui sera publié ou non. Le cas d’Aisha en fournit une illustration parfaite: il ne s’agit pas d’un reportage effectué à l’initiative du photographe. C’est bien sur commande du magazine que Jodi Bieber a effectué une série de portraits de femmes afghanes, qui s’insère dans un dispositif et une énonciation très étudiée (lire notamment l’article: « Afghan women and the return of the Taliban« ).

  10. @André Gunthert:
    « Je sais bien qu’il y a aujourd’hui une ligne qui défend l’idée d’un “pouvoir des images”. Moi, je crois plutôt au “pouvoir du contexte”. »
    Je suis d’accord avec toi. Le plus fascinant étant sans doute que le contexte changeant avec le temps, les images ne cessent d’être ré-interprétées (utilisées ?) différemment au fur et à mesure de l’évolution de l’idéologie dominante.
    De ce point de vue le travail réalisé par Marc Garanger en Algérie dans les années 60 me semble passionnant. http://blog.dehesdin.com/2010/06/17/marc-garanger-ou-la-photographie-a-lepreuve-du-temps/

    « Mon point de vue est que dans le cas de l’image médiatique, ce n’est jamais le photographe mais bien l’éditeur qui décide de ce qui sera publié ou non. Le cas d’Aisha en fournit une illustration parfaite: il ne s’agit pas d’un reportage effectué à l’initiative du photographe.  »
    Là encore je suis d’accord, mais sans producteur pas ou peu d’images. L’époque où les photographes pouvaient s’auto produire au travers de collectifs ou d’agences de news est finie. http://www.epuk.org/Opinion/961/for-gods-sake-somebody-call-it. Si les images existent, elles pourront être reprises dans un autre contexte, étudiées par des historiens etc.
    Or les conflits sans images sont ceux où l’idéologie peut fonctionner quasiment sans limite. Contrairement au verbe, l’image laisse toujours filtrer un peu de réel. Des « dégâts collatéraux » sans photo, restent l’idée abstraite que les inventeurs de cette expression ont voulu en faire. Sans image, des expressions telles que « these practics existed in some sectors of Afghan culture for millenia and long before Talibs took power » peuvent tout justifier de l’excision à la corrida en passant par la peine de mort, le crime d’honneur et le massacre des populations civiles que ce soit par des bombes lâchées par des avions ou à l’arme blanche!

    @Patrick
    « Il suffit d’observer les images publiées dans les médias arabes par exemple lors d’opérations israéliennes. Elles sont bien différentes de ce que l’on peut voir en Occident. »
    Loin de moi l’idée de vouloir interdire aux médias arabes de publier leurs images. Je pense au contraire que toutes ces images sont nécessaires, plus celles qu’aucun des camps en présence ne souhaite publier.
    « Ce n’est pas la photo seule qui constitue une propagande, mais son mode de réalisation, la légende qui l’accompagne et sa publication en couverture d’un grand média. » A part le mode de réalisation qui est réellement spécifique à cette image, ou pourrait appliquer ces termes à toute image de guerre publiée en couverture d’un magazine européen ou arabe. Or c’est cette image qui soulève une émotion inhabituelle. J’en conclus que c’est le mode de réalisation qui pose problème. Je trouve intéressant de rapprocher cette dénonciation de la mise en scène de ce portrait (qui suppose implicitement que les portraits du photo-journalisme traditionnel soient vierges de toute mise en scène), des réflexions menées sur Culture Visuel sur l’émotion soulevée par l’utilisation de Photoshop dans les milieux du photo-journalisme et de la presse en général .

  11. Il se trouve que je lis actuellement Histoire du visuel au XXè siècle de L. Gervereau qui analyse assez bien les images durant les deux dernières guerres mondiales. Notamment l’iconologie de la femme est assez souvent restreinte à sa position de mère (la terre-mère violée, les Pietas ayant perdu leur fils) ou à sa position de victime, la guerre était une affaire d’hommes. Les photos chocs citées ci-dessus reprennent ou double ses deux positions : fille enfant-victime, mère désemparée. C’est peut-être devenu un topos : dès qu’une photo de femme victime apparaît alors les responsables deviennent le Mal, les Méchants. La Une du Times essaye d’utiliser ce réflexe pavlovien, et si ça ne marche pas si bien que ça (les lecteurs ne sont pas tous convaincus de l’abomination des responsables) est-ce parce que la photo est trop « belle » ? S’il reste un peu de crédibilité aux photos d’information, c’est vraisemblablement les photos de guerre, mais à cause de la prise de vue, cette image n’est plus une photo de guerre et donc pas si crédible.
    Quant à ce qui est de bien étudier le contexte, je suis 100% d’accord, il semble juste que le Times a oublié qu’il n’était plus le magazine de référence et que les informations se partagent ailleurs.
    (PS à André : pour les cours d’art lyrique, je t’enseigne quand tu veux 😉

  12. Ping : Mind Overflow
  13. Pour information, Aisha, la jeune femme posant en couverture du TIME n’a pas encore rejoint les USA comme vous l’écrivez : elle est actuellement à Kaboul, sous la protection d’une ONG et prévoit de se rendre aux Etats-Unis dans l’optique d’une chirurgie réparatrice.
    Cf l’édito p.2: « She is in a secret location in Kabul protected by armed guards and sponsored by the NGO Women for Afghan Women. Aisha will head to the U.S. for reconstructive surgery »
    + l’article p. 16: « Now hidden in a secret women’s shelter in the relative safety of Kabul, where she was taken after receiving care from U.S. forces »

  14. C’est le NYTimes en date du 4/08 qui indique: « On Wednesday, the young woman (…) left Kabul for a long-planned trip to the United States for reconstructive surgery » (voir lien ci-dessus). Le Monde du 6/08 précise que: « L’opération sera un don conjoint du professeur de chirurgie réparatrice Peter Grossman, et de l’équipe du Grossman Burn Center, situé dans un hôpital du nord de Los Angeles ». La date de l’opération n’est pas encore connue.

  15. @ André,
    Tu dis :
    « Alors que l’image de la victime féminine est habituellement utilisée comme symbole pour dénoncer le conflit, celle-ci sert à l’inverse à légitimer la poursuite de l’occupation. »

    Juste une petite remarque sur ce cas très intéressant… Etant plutôt « habitué » à voir dans ce registre d’images, des photographies des blessures infligées par une guerre menée par un « oppresseur » ou un « dominant » largement dénoncé (et le dénonçant donc), et n’imaginant pas qu’on puisse couper le nez d’une jeune femme en guise de punition… j’ai tout d’abord cru, en voyant cette terrible photographie, avant de lire le titre et l’article, qu’Aisha avait été victime d’une bavure américaine…
    Et la gymnastique interprétative à laquelle nous oblige cette image qui montre en somme « les horreurs de la paix », mais d’une paix qui n’existe pas encore et contre laquelle elle cherche à nous mettre en garde, me paraît contre-productive, puisqu’elle évoque une hypothèse à partir d’une réalité (l’effet est réel mais pas la cause !) sans dire directement ce qu’elle dénonce (ce qui est tout de même plus efficace en matière de propagande)… les pratiques talibanes…

    Le rapport entre l’hypothèse (irréel du présent) d’un retrait des « we » occidentaux et la blessure (pourtant bien réelle) de cette jeune fille n’est pas forcément un argument efficace et tend à rendre cette horrible blessure virtuelle, ne devant se produire, logiquement, qu’en cas de retrait. Or les « we » ne sont pas partis alors que les talibans se renforcent et accroissent leur influence… la preuve par l’image ! Ainsi, on peut dire que cette image vient démontrer l’inefficacité de la présence militaire de l’OTAN… « Voilà ce que font les talibans pendant que l’OTAN occupe l’Afghanistan »
    Alors faut-il renforcer les troupes ou trouver un autre mode de soutien aux Afghans aspirant à la liberté ?
    La photographie mise dans son contexte après avoir par elle-même brouillé la propagande qu’elle devait servir, pose la question en faisant le constat d’un échec, elle me semble ainsi résister au rôle trop original, trop complexe, que la propagande veut lui faire jouer… en prenant « les horreurs de la guerre » à contre-pied et en étant fragile sur le plan logique.
    Avant une éventuelle intervention, cette image serait efficace… il serait alors « logique » de souhaiter une intervention devant une telle barbarie, la victime implique un oppresseur dominant ayant le pouvoir et dont les tenants de la liberté doivent la libérer… c’était le cas des images de l’éxecution publique d’une femme (novembre 1999) ou de destruction des Bouddhas de Bâmiyân en mars 2001… qui ont préparé l’intervention rendue légitime par le 11 septembre.
    Mais qui domine aujourd’hui en Afghanistan ? Qui a la force depuis neuf ans ?

    Une dernière chose, André… L’image de Néda, qui condamne sévèrement la répression du gouvernement iranien, pourrait, elle, servir à justifier une intervention (plus ou moins visible) des Etats occidentaux en Iran… Elle ne me paraît pas dénoncer la guerre, mais plutôt, d’une certaine manière, l’annoncer…
    C’est en tout cas une image qui ressortira probablement en cas d’intervention occidentale en Iran…

  16. @ Patrick,
    Tu dis :
    « C’est une illustration de l’un des « Principes élémentaires de propagande de guerre » réactualisés par Anne Morelli à la suite de Lord Ponsonby : « L’ennemi provoque sciemment des atrocités, et si nous commettons des bavures c’est involontairement » (cinquième principe),  »

    Certes, dans le cas d’un début de guerre, d’une préparation de la population à la guerre, donner une représentation négative de l’ennemi en barbare peut être efficace avant de l’attaquer ou même pendant l’attaque… Mais après la victoire officielle, la chute des talibans, et dans le cas d’une occupation, et après 9 ans ! C’est à double tranchant… Le titre témoigne bien de ce malaise et de la fragilité de la démarche… Il ne dit pas « voici ce que font les talibans, Intervenons ! » Il dit paradoxalement « voici ce que nous n’avons pas su empêcher ! Et ça continuera si nous partons ! »
    Toute la fragilité d’une réponse militaire à des questions culturelles plus complexes me semble être portée en substance dans cette Une… C’est le désarroi occidental qui s’y étale…
    Comme le dit André… C’est une réponse à Wikileaks, un geste désespéré pour sauver la face… cette jeune fille porte l’échec des occidentaux sur son visage… et ce n’est pas l’armée mais la médecine qui pourra quelque chose pour elle…

  17. @Olivier: Je voulais simplement rappeler le petit livre d’Anne Morelli qui a le mérite de condenser en quelques « principes » de nombreux cas de propagande de guerre. C’est une casuistique intéressante (dans le bon sens du terme). Ton constat selon lequel c’est le désarroi occidental qui s’étale ici me semble très juste et l’argument porté par le message « What happens if we leave Afghanistan » aurait certes été plus convaincant au début de l’engagement occidental. Tel qu’il est formulé, et même si l’on y ajoute le « now  » qui se devine derrière, il est devenu très faible et « fragile sur le plan logique » comme tu le relèves bien, après neuf années de guerre (bien plus si l’on compte l’occupation soviétique). Il n’empêche que la guerre est toujours en cours et que la communication et la propagande qui l’accompagnent, même spécieuses, se poursuivent.

  18. @André : « il n’en reste pas moins que l’image des effets physiques des combats armés a traditionnellement plutôt servi à dénoncer les horreurs de la guerre »

    En temps de paix, oui certainement. En temps de guerre, c’est généralement tout le contraire (même si exception notable pour la guerre du Vietnam) : ces images sont alors utilisés pour montrer la barbarie de l’ ennemi et pousser les patriotre à le combattre/le haïr. Voir la propagande WWI, WWII, guerre d’ algérie (par exemple, je ne crois pas que les pamphlets diffusés par l’ OAS et montrant les têtes coupés d’européens avec le sexe dans la bouche avaient pour but de dénoncer les horreurs de la guerre afin de la terminer : bien plutôt d’exciter les passions pour la continuer et ne pas accepter l’indépendance).

    Bref, il aurait peut-être fallu commencer par séparer dans l’ analyse temps de paix/temps de guerre.

    Cordialement,
    Charles Martin.

  19. @Olivier Beuvelet: Oui, ce qu’il y a de remarquable dans la photo d’Aisha, c’est précisément qu’il ne s’agit pas d’une blessure de guerre – plutôt d’un crime familial à connotation culturelle. Cette légère déviation par rapport à la topique traditionnelle des méfaits de la guerre en dit long, et permet d’identifier les registres manipulés par la couverture comme proches des postures racistes dont on constate aujourd’hui l’extension en France (loi sur le voile islamique), où le discours humanitaire et féministe fonctionne comme le sauf-conduit des positions les plus réactionnaires.

    @Charles Martin: Comme vous le notez, il y a eu une évolution des représentations dans la période récente, à laquelle l’épisode du Vietnam a justement largement contribué, mais aussi les deux guerres du Golfe, ou encore le conflit israélo-palestinien. C’est ce cadre qui constitue l’horizon d’analyse pertinent des options énonciatives de la couverture de Time. On peut également préciser que chaque conflit a sa temporalité, ce qui joue aussi dans les déterminations des choix de récit – mais il n’était pas dans mon intention de rédiger un traité avec cette brève note, destinée simplement à signaler le cas. Pour de plus amples développement, se reporter au catalogue Voir, ne pas voir la guerre. Histoire des représentations photographiques de la guerre, 1850-2000, Paris, BDIC/Somogy, 2001.

  20. @André En France aujourd’hui un crime d’honneur est un « crime familial à connotation culturelle. » C’est une pratique marginale, contraire à l’idéologie dominante, qui s’inscrit dans l’histoire familiale de la victime et des criminels. Il sera peut-être exploité par un politicien au plus bas dans les sondages, mais au même titre que n’importe quel fait divers.
    En Afghanistan « these practics existed in some sectors of Afghan culture for millenia and long before Talibs took power. » C’est un fait social.

    Parce que le sort des femmes Afghanes a été beaucoup utilisé par la propagande occidentale pour justifier le fait que les armées occidentales soient restées en Afghanistan après que l’infrastructure et les principaux dirigeants d’Al Quaeda aient été éliminés, cette couverture du Times restera la représentation symbolique de l’échec de l’occident en Afghanistan. Elle a d’ailleurs toutes les caractéristiques esthétiques propre à en faire une icône photographique. Aujourd’hui, la plupart des hommes politiques au pouvoir et des responsables militaires signifient à l’opinion publique que cette guerre ne peut être gagnée. Leur préoccupation, c’est simplement de savoir comment négocier avec les talibans tout en préservant ce que l’on appelle pudiquement nos « intérêts fondamentaux ». Et le sort des afghanes n’en fait pas partie. De toute façon, c’est probablement la seule chose qui n’est pas négociable aux yeux des talibans.

    Je ne suis pas certain que dénoncer cette situation c’est se faire « le sauf-conduit des positions les plus réactionnaires », même si je suis convaincu que cette guerre ne peut pas être gagnée.

  21. En relisant la note d’André et les commentaires qui la suivent, je viens de remarquer quelque chose : dans une guerre classique, attaquant et attaqué ne sont pas sur un pied d’égalité en terme d’ « iconologie ».

    Quasiment toutes les icones citées ici sont des femmes ou/et des enfants : Aisha ,Kim Phuc, Neda, Sharbat, Kaukab… Or s’il y a des femmes et des enfants dans la population du pays attaqué, le pays attaquant n’envoie généralement au front que des hommes (certes, c’est un peu moins vrai maintenant, mais bon) et pas d’enfants (sauf exceptions dans certaine guerres de rébellion africaines ou d’ Asie ) – et en plus ce sont des engagés, des professionnels qui ont choisi leur métier – donc en cas d’issue malheureuse ils ne seront pas des victimes « innocentes ».

    Il y a donc moins de « chance » pour l’attaquant d’obtenir une « icône » des dégâts causés par l’ennemi que pour l’attaqué (1). Il y a la une dissymétrie flagrante.

    (1) On se rappellera avec quelle énergie au début de la guerre d’Irak le Pentagone et le Washington Post avaient monté en épingle l’histoire de la soldate américaine Jessica Lynch « blessée par balles, enlevée et violée » qu’ils étaient allé délivrée dans un hôpital ennemi – en fait elle avait été recueillie et soignée par les médecins irakiens après que son véhicule ait eu un accident …

    J’imagine que les reporters de guerre ont réfléchi là-dessus ? Que tentent-ils pour pallier cette dissymétrie ?

    (Notons que l’attaquant n’est pas forcément le « mauvais », notamment pour les guerres de libération)

    (N’en concluez pas que je conseille aux armées régulières d’incorporer des enfants pour avoir plus de chance de gagner la bataille de la communication !)

    Charles.

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