A quoi ressemblait Chopin?

Portrait de Frédéric Chopin par Delacroix, huile sur toile, v. 1838; portrait par Louis-Auguste Bisson, daguerréotype, 1848 (détails).
(1) Portrait de Frédéric Chopin par Delacroix, huile sur toile, v. 1838. (2) Portrait par Louis-Auguste Bisson, daguerréotype, 1848 (détails, cliquer pour agrandir).

A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Frédéric Chopin (1810-1849), on a vu ressurgir sur les affiches et les produits dérivés son célèbre portrait par Delacroix (fragment de la toile qui l’associait à George Sand, exécutée vers 1838 et restée inachevée), qui représente le jeune musicien dans une pose romantique (ci-contre, à gauche).

Le portrait que fit de lui une dizaine d’années plus tard Louis-Auguste Bisson (et que nous connaissons par une reproduction tardive due au photographe Czeslaw Olszewski), montre un visage plus marqué (ci-contre, à droite). On croit deviner sur ses traits altérés la trace de la maladie qui l’emportera en 1849. Malgré la mélancolie commune aux deux portraits, les différences sont telles qu’on peut se demander s’il s’agit bien du même homme.

En 1856, le dessinateur Marcelin publie un long article illustré intitulé « A bas la photographie » (dont on peut lire la reproduction dans l’anthologie La Photographie en France d’André Rouillé, ed. Macula, 1989, p. 255-266). Alors que la peinture savait donner des choses et des gens une représentation agréable, la photographie les enlaidit, explique-t-il.

Pour mieux démontrer sa thèse, Marcelin associe la description de quelques célébrités par le biais du portrait littéraire à la caricature de leur visage photographié. Je reproduis ci-dessous trois de ses dessins, comparés aux portraits graphiques et photographiques des modèles.

Marcelin. Ingres, autoportrait, 1858. Portrait par Carjat, 1861.
(1) Marcelin. (2) Ingres, autoportrait, 1858. (3) Portrait par Carjat, 1861 (cliquer pour agrandir).

« Monsieur Ingres. D’après nature: La majesté; un front haut et puissant, de grands yeux d’aigle qui fixeraient le soleil, un nez aquilin bien accusé, une bouche impérieuse, un menton carré et volontaire, des cheveux noirs vainqueurs du temps, une tête d’empereur romain ou de pape du moyen âge. En photographie (collection Sylvestre): un épicier constipé. »

Marcelin. Dumas par Giraud, 1846. Portrait par Nadar, 1855.
(1) Marcelin. (2) Dumas par Giraud, 1846. (3) Portrait par Nadar, 1855 (cliquer pour agrandir).

« Monsieur Alexandre Dumas. D’après nature: Vous souvient-il de son portrait par Giraud, publié en tête d’une édition des Mousquetaires? Voilà le vrai Dumas: aventureux comme d’Artagnan, chevaleresque comme Athos, robuste comme Porthos, galant comme Aramis. En photographie (boulevard Montmartre): Le roi des chimpanzés. »

Marcelin. Delacroix, autoportrait, 1837. Portrait par Nadar, 1858.
(1) Marcelin. (2) Delacroix, autoportrait, 1837. (3) Portrait par Nadar, 1858 (cliquer pour agrandir).

« Monsieur Delacroix. D’après nature: La passion; les yeux clignotants et gouailleurs, le nez aventureux, la bouche de Méphistophélès, les cheveux de Roméo, un type d’Hoffmann. En photographie (collection Sylvestre): Un marchand de contre-marques. »

Et Marcelin de conclure:

« Croyez donc à la beauté, au mérite, après cela! Mais de quel mauvais lieu sortent donc tous ces spectres? (…) Et supposez la postérité jugeant les célébrités de notre temps d’après ces photographies réputées documents authentiques, en les comparant aux célébrités des temps passés dont les portraits sont venus jusqu’à nous! En face des saints de Giotto et de Cimabue, des savants d’Holbein, des guerriers d’Albrecht Dürer, des princes du Titien (…), de quelle génération d’huissiers (…) ne donneront-ils pas idée, ces fantômes photographiques, ridés, contractés, grinçants, aux regards faux, ayant à la fois l’immobilité de la mort et l’inquiétude de la vie: des cadavres préoccupés! »

Passionnant témoignage. Face aux deux portraits de Chopin, l’un peint, l’autre photographique, ma réaction spontanée est de faire plutôt confiance au second pour évaluer la ressemblance du premier. Ce réflexe provient moins de la nature technique de l’image que d’une construction historique et d’un apprentissage culturel.

Chez Marcelin (comme chez Baudelaire), la beauté est un attribut de classe. Impossible d’associer cette qualité au vulgaire. C’est en effectuant ce voyage dans le temps que l’on peut s’apercevoir du poids social qui pèse sur la détermination d’une propriété qui nous paraît aller de soi.

Il en va de même de la nature du portrait. Parmi les photographies ci-dessus, une au moins correspond probablement à celle à laquelle se réfère Marcellin: le portrait d’Alexandre Dumas par Nadar, l’un des plus grands photographes du 19e siècle. Ce n’est donc nullement la qualité de l’exécution que critique le dessinateur. Chez Marcelin, la problématique de la ressemblance s’élabore à l’inverse de la nôtre. Conformément à la doctrine, le portrait est une représentation idéalisée, synthétique, intemporelle. En 1856, un spécialiste des formes visuelles peut estimer que la ressemblance photographique ne remplit pas ce contrat.

Nous savons aujourd’hui reproduire en photographie les principes d’idéalisation qui gouvernaient autrefois le portrait en peinture. L’interprétation de l’aspect d’un visage que fournit le studio Harcourt, pour prendre un exemple classique, n’a avec l’original qu’un rapport éloigné. Peu importe qu’il s’agisse d’un enregistrement photographique: un portrait Harcourt est plus fidèle aux conventions du portrait qu’à la ressemblance individuelle.

Ce que nous avons appris, c’est que la photographie peut fournir, dans certaines conditions, une image qui n’est justement pas un portrait. Plutôt le relevé d’un état temporaire, que traduit bien le principe de la photo d’identité, qu’il faut renouveler à échéances régulières pour qu’elle conserve son efficacité identificatoire.

Agnès Maillard (Le Monolecte): (1) autoportrait; (2) portrait par Eric Despin (cliquer pour agrandir).

Ces usages n’empêchent nullement de recourir quand il le faut aux ressources idéalisantes du portrait, qui demeure aujourd’hui comme hier l’étalon de la représentation sociale. Lorsqu’Agnès Maillard, notre chère Monolecte, publie son premier livre (Le Syndrome du poisson rouge, 2009), elle sacrifie au rituel et recourt, non à la photographie d’amateur (ci-contre, à gauche), mais au travail de l’art d’un professionnel (ci-contre, à droite).

Quoiqu’elles représentent la même personne, ces deux images sont très différentes. Dans l’autoportrait de gauche, Agnès n’a qu’une touche de rouge à lèvres, l’éclairage est naturel, la focale un peu trop courte écrase les perspectives et lui grossit le nez. Dans le portrait de droite, le maquillage, la coiffure, le vêtement et la pose sont plus recherchés. Le photographe a demandé le sourire lèvres entrouvertes, signe conventionnel de naturel qu’on produit rarement spontanément devant l’objectif. L’éclairage en split lightning associé à une légère plongée amincit le visage et accentue sa féminité. Une correction de post-production a probablement aidé à mieux faire ressortir la couleur des yeux.

La vraie Agnès ressemble-t-elle plus à la photo de gauche ou à la photo de droite? Comme je ne suis jamais allé avec elle à l’opéra, je la reconnais mieux dans l’autoportrait de gauche – même si celui-ci ne rend pas complètement justice à sa vivacité enjouée, que la photo de droite, quoique plus conventionnelle, recompose avec le sourire et l’œil malicieux. La vraie Agnès n’est pas tout entière dans l’une ou l’autre photo: elle est un peu dans l’une et un peu dans l’autre.

Le portrait n’est pas une image fidèle, il est notre miroir social: la trace d’un état passager du jeu avec les apparences, qui n’est ni plus vrai ni plus faux que notre vêtement, notre coiffure ou d’autres marques de nos choix identitaires. Entre Delacroix et Bisson, il faut l’admettre, je ne saurai jamais vraiment à quoi ressemblait Frédéric Chopin – sauf peut-être en écoutant sa musique.

14 réflexions au sujet de « A quoi ressemblait Chopin? »

  1. bon, je vais essayer de te dessiner voir si t’es mieux que sur les photos que j’ai de toi !

    sérieux : merci pour réflexion Monolecte – le rituel de la « photo de presse libre de droits » achetée par l’éditeur à un des 4 ou 5 photographes spécialisés sur Paris, c’est uniquement une convention reproduite à l’identique (souriez), et liée à la représentation la plus convenue de l’auteur, insérée ensuite ad lib comme un timbre-amende sur tous les supports et même sur le livre

    quelques photographes, John Foley dans la période où il avait fondé Opale, Olivier Roller maintenant, essayent de rompre avec ça – ça me paraît opposition plus fondamentale que la question dessin/photo

    mais, retour aux guntherteries majeures : voir chez moi http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2096 – les outils numériques, par la proximité qu’ils autorisent, permettent de mettre en cause ce statut symbolique lui-même (pour les auteurs présents sur Face Book, la collection de statuts et la fréquence des commentaires comme mise en cause parallèle ?) – souvent, ces 2 dernières années, des photos maladroites mais prises sur mon site ont été reprises dans cadre pro au lieu de cette photo de presse type

    là-dessus, tiens, un petit coup de Préludes (celui en Do majur, celui qui fait pile 40″, mon préféré…)

    en prolongement : dans « Un amour de Swann » le passage où Françoise achète 5 sous sur un trottoir une photo du pape, et le narrateur une photo de la Berma – lire aussi, dans « Rimbaud le Fils » de Michon, le passage incroyable où il reconstitue la pose chez Carjat

  2. C passage (A l’ombre des jeunes filles en fleur) que j’adore : quand Françoise achète la photo du pape, elle achète vraiment ce qui correspond aux attributs du pape. Quand le narrateur achète la photo de la Berma, il achète un visage qui ne devient celui de la comédienne que s’il est mobile…

    En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma. Les innombrables admirations qu’excitait l’artiste donnaient quelque chose d’un peu pauvre à ce visage unique qu’elle avait pour y répondre, immuable et précaire comme ce vêtement des personnes qui n’en ont pas de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli au-dessus de la lèvre supérieure; le relèvement des sourcils, quelques autres particularités physiques toujours les mêmes qui, en somme, étaient à la merci d’une brûlure ou d’un choc. Ce visage, d’ailleurs, ne m’eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l’idée, et par conséquent, l’envie de l’embrasser à cause de tous les baisers qu’il avait dû supporter, et que du fond de la « carte-album », il semblait appeler encore par ce regard coquettement tendre et ce sourire artificieusement ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement pour bien des jeunes hommes ces désirs qu’elle avouait sous le couvert du personnage de Phèdre, et dont tout, même le prestige de son nom qui ajoutait à sa beauté et prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre l’assouvissement si facile.

  3. Article très intéressant. La thèse de Marcellin est originale mais il faut tout de même noter que les portraits peints sont dans la plupart des cas réalisés une dizaine d’années avant les photographies. Ne serait-ce donc pas plutôt la vieillesse qui enlaidit ?

  4. Voir aussi dans la correspondance de Flaubert, une lettre à Louise Collet du 14 août 1853 (http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/):
    « Ne m’envoie pas ton portrait photographié. Je déteste les photographies à proportion que j’aime les originaux. Jamais je ne trouve cela _vrai_ . C’est la photographie d’après ta gravure ? J’ai la gravure qui est dans ma chambre à coucher. C’est une chose bien faite, bien dessinée, bien gravée, et qui me suffit. Ce procédé _mécanique_, appliqué à toi surtout, m’irriterait plus qu’il ne me ferait plaisir. Comprends-tu ? Je porte cette délicatesse loin, car moi je ne consentirais jamais à ce que l’on fît mon portrait en photographie. Max l’avait fait, mais j’étais en costume nubien, en pied, et vu de très loin, dans un jardin. »
    Et dans le n° 34 de la « Revue de la Bibliothèque nationale de France », dont le dossier est consacré à Chopin, un article de Malgorzata Maria Grabczewska sur « Les portraits au daguerréotype de Frédéric Chopin »

  5. Très intéressant, merci pour vos analyses toujours éclairantes !

    Cela se prolonge dans le style du comparatif de Marcelin, qui emploie deux discours très différents pour parler des deux images.
    Pour le portrait, on a droit à des références et connotations culturelles-artistiques (la bouche de Méphistophélès, etc.), qui n’ont pas de légitimité pour la photo, que Marcelin renvoie seulement à l’univers prosaïque du bourgeois (sauf pour Dumas, où la remarque est bizarrement raciste – bizarrement je trouve, car il m’a l’air très « blanc » sur la photo, presque plus que sur le portrait, non ?).
    Et le portrait mérite une description de ses détails, alors que la photo n’a droit qu’à une phrase synthétique. Spontanément j’aurais attendu l’inverse (=qu’à l’époque on associe photo et capture des détails), mais ici semble-t-il c’est le dessin qui « voit » les détails. Sans doute parce qu’ici il s’agit de détails signifiants, emblématiques, alors que le détail photographique est censément dépourvu de sens ? (mais peut-être que je me trompe sur les dates et le contenu de ce discours sur les détails en photo ?)

    Une surprise aussi : la photo semble devoir être « retraduite » en dessin (la caricature sous le texte) pour prendre le sens trivial que Marcelin veut lui donner. Il y a un curieux relais (photo-caricature) qui contredit dans une certaine mesure l’opposition initiale (photo-dessin), ce que je trouve curieux. D’autant plus que le dispositif initial binaire (« d’après nature » vs. « photo ») devient très visiblement ternaire (la caricature n’étant ni photo ni « d’après nature », mais étant plutôt tant bien que mal tirée vers le statut du texte).

    Zut, je fais partie de ces commentateurs trop bavards. Pardon.

  6. juste une petite observation: une courte focale n’écrase pas les perspectives, en revanche une longue focale oui!

  7. @ Caillou : si je comprends bien le texte, l’article de Marcelin ne contient pas les photographies (« Parmi les photographies ci-dessus, une au moins correspond probablement à celle à laquelle se réfère Marcellin »), c’est A. Gunthert qui les a ajoutées. Comme les tableaux d’ailleurs : en 1856, on n’imprime pas encore de photos dans la presse, ni ne reproduit de toiles en couleurs (enfin je crois).

    Du coup Marcelin est techniquement obligé de « réduire » la photo à un dessin, ce qui l’arrange certainement, puisque ledit dessin est une caricature. Le lecteur est obligé de lui faire confiance — on notera qu’il choisit de redessiner la photo, pas la peinture, ce qui correspond à la légitimité qu’il accorde aux deux techniques (on ne touche pas à l’œuvre d’un grand peintre), et, comme tu le fais remarquer, à sa manière de traiter les textes (la peinture s’évoque avec force références, la photo se croque en quelques traits vengeurs et un qualificatif assassin).

    Ironie du sort, il faut attendre 2010 pour que nous soyons en mesure de faire les comparaisons auxquelles nous invite Marcelin…

  8. Merci à tous pour la qualité de vos interventions!

    @FB: Ah, La Berma! La photo de Marcel était probablement signée du studio Nadar, elle aussi 😉 Mais le rituel de la photo d’écrivain n’est pas juste un élément de décor des 4e de couv, c’est une pierre d’angle de notre imaginaire, héritier de la longue tradition des frontispices, dont le texte de Marcelin révèle à sa manière à quel point elle participe de la culture lettrée. La formule revient en somme à: les grands auteurs ont un visage (c’est même à ça qu’on les reconnaît). On y reviendra sans doute…

    @Caillou: Très bonne remarque. Oui, la caricature de photo montre comment Marcelin « voit » de la photo. Et oui, le vrai modèle est le portrait littéraire.

    @une pédante: En effet, merci de me corriger, j’aurais dû plutôt dire: « écrase les plans »…

    @Karkaf: Oui, le texte n’est publié en 1856 qu’avec les caricatures (voir la 1e page du journal). Cela dit, c’est plus compliqué: les photos auxquelles Marcellin fait référence sont visiblement considérées comme connues, ou accessibles (au moins pour un public parisien, c’est ce que suggère la mention des collections). Et la raison pour laquelle il prend pour exemple des célébrités est bien de pouvoir s’appuyer sur une comparaison entre un visage connu et sa photo, qui ne l’est pas moins.

  9. Remarque rapide : il me semble bien que tout ce qui est dit ici du portrait peut s’ appliquer à l’architecture, aux paysages, aux natures mortes, ….

    Dans les deux cas (peinture, photo) il s’ agit bien d’une « interprétation », seulement pour la peinture c’est évident alors que pour la photographie on a longtemps cru que non (mais maintenant on sait que oui !)

    Bref, en quoi est-ce spécifique au portrait ?

  10. Merci pour la référence Marcelin!
    Alors est-ce que la banalité des portraits numériques trahirait l’élégance du portrait artistique (numérique)? Ou bien les exigences du mirroir social ont changé surtout au sein des SNS, car aujourd’hui on montre les deux, comme dans le cas de Monolecte!

  11. Une erreur s’est glissée dans ce très intéressant article : concernant Delacroix, la photo est en fait celle du général Custer ! 😀

  12. @Olivier B.: Oui, c’est en quelque sorte la version moderne du marchand de contre-marques (camelot) 😉
    Le portrait de Nadar ci-dessus (que Delacroix n’aimait pas) a été réalisé postérieurement à l’article du Journal Amusant, et ne peut donc être l’image qui a servi de modèle au dessin de Marcelin. Il est d’autant plus intéressant de constater la proximité de la grimace de la caricature avec l’air renfrogné de la photo, qui pourrait constituer une indication sérieuse sur la mine habituelle du peintre.

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