Détestons ensemble "Les Petits mouchoirs"

Peut-on faire une expérience de sociologie de la culture à partir des Petits mouchoirs de Guillaume Canet, film à succès de l’année 2009? Je n’avais pas vu ce film en salle, ni ne souhaitais le voir, au regard de son empreinte médiatique. Découvrant l’autre jour sa diffusion sur M6 (le même soir que Abyss ou Demain ne meurt jamais…), je poste sur Facebook, en conversation réservée à mes friends, le statut: « Pas vu « Les petits mouchoirs ». Faut-il que je me le tape ou puis-je me l’épargner? Merci de vos avis éclairés« .

Posté à 19h56, ce statut dont la formulation fait entendre un jugement négatif, n’est pas exempt d’ambiguïté. Il ouvre potentiellement à une discussion dont la conclusion pourrait m’amener à voir le film. Pourtant, dans mon souvenir, le désir de visionner cet opus que je perçois comme désespérément franchouillard est faible, au point que mon statut pourrait bien n’être qu’une plaisanterie, pure incitation au bashing, autrement dit une manière d’alimenter la conversation en ligne sans aucun objectif réel de consommation culturelle.

Si les premières réactions de mes amis confirment mon préjugé négatif (« à éviter », « à chier », « à fuir »…), la conversation prend rapidement un tour plus complexe, avec l’expression de quelques avis positifs (« C’est intéressant. Et la musique est très bien »), mais surtout avec l’apparition d’une lecture au second degré, révélatrice de caractéristiques sociales (« Il y a quelque chose à en apprendre sociologiquement sur la vision de la famille, du groupe de la sociabilité », « Assez représentatif d’une certaine boboiété et de l’attraction qu’exerce ce modèle sur une partie de la classe moyenne urbaine intellectuelle ») voire de biais cinématographiques (« Si tu aimes le cinéma français auto-centré, auto-ému, auto-congratulatoire… »). Le rappel de la fréquentation (« 5 millions d’entrées ») est également un argument qui va peser dans la balance.

Les jugements exprimés par mon cercle amical ne tranchent pas avec l’image que j’ai du film, et confirment plutôt ses aspects négatifs. Mais la conversation a un effet imprévu, typiquement tardien. A part Jean-no, hors concours (« Je ne sais pas quoi penser des Petits mouchoirs, je suis partagé. En plus je ne l’ai pas vu »), le constat est que nombreux sont mes amis à avoir vu le film – et à pouvoir se prononcer en connaissance de cause. La rapidité et l’abondance de la conversation (35 commentaires au total) fonctionnent également comme la confirmation d’une prosécogénie qui, fut-elle négative, n’en avive pas moins le désir de me mettre à mon tour en conformité avec l’injonction collective: dans les groupes où j’évolue, la connaissance du film fait partie du bagage légitime.

Selon l’observation proposée par Gabriel Tarde: «J’ouvre un journal que je crois du jour, et j’y lis avec avidité certaines nouvelles; puis je m’aperçois qu’il date d’un mois, ou de la veille, et il cesse aussitôt de m’intéresser. D’où provient ce dégoût subit? Les faits racontés ont-ils rien perdu de leur intérêt intrinsèque? Non, mais nous nous disons que nous sommes seuls à les lire, et cela suffit. Cela prouve donc que notre vive curiosité tenait à l’illusion inconsciente que notre sentiment nous était commun avec un grand nombre d’esprits. (…) Analysons bien cette sensation de l’actualité qui est si étrange et dont la passion croissante est une des caractéristiques les plus nettes de la vie civilisée. Ce qui est réputé « d’actualité », est-ce seulement ce qui vient d’avoir lieu? Non, c’est tout ce qui inspire actuellement un intérêt général, alors même que ce serait un fait ancien.» (L’Opinion et la foule, 1901).

La conversation sur Facebook a créé chez moi un effet d’actualité, de remise à l’agenda du film de 2009, équivalent à celui produit par le travail de promotion lors de la sortie d’un DVD. L’échange vif et nourri a restitué une prosécogénie à un produit culturel qui en était à mes yeux dépourvu. Pouvais-je être le seul dans mon cercle à ne pas détester le film de Canet en connaissance de cause?

J’ai donc vu Les Petits Mouchoirs. Qui est effectivement très mauvais [1]Mais finalement moins que ce à quoi je m’attendais… Il faut faire intervenir ici un autre cadre de lecture, celui que Jauss appelle l' »horizon d’attente » du destinataire, … Continue reading. A part évidemment l’idée d’ajouter Jean Dujardin à la distribution dans le seul but de le martyriser, le défigurer, l’exclure de l’action puis l’occire in fine, véritable trait de génie… (voilà précisément ce qu’apporte le visionnage du film: pouvoir exprimer un avis fondé à propos de cet objet partagé, reprendre une place active dans la conversation – ce qui paraît bien être un objectif social précieux…).

Notes

Notes
1 Mais finalement moins que ce à quoi je m’attendais… Il faut faire intervenir ici un autre cadre de lecture, celui que Jauss appelle l' »horizon d’attente » du destinataire, modifié par la diffusion télévisée. Film que je n’aurais pas accepté de voir en salle, LPM fait un téléfilm très acceptable, comme les films de copains de Sautet, dont il reproduit vaillamment le modèle.

12 réflexions au sujet de « Détestons ensemble "Les Petits mouchoirs" »

  1. Un film « très mauvais » peut faire un « téléfilm acceptable ». Ah bon. Pour moi un mauvais film reste un mauvais film. Qu’il soit ciné, télé, web, watch, holo, ce que vous voulez. Mauvais c’est mauvais, point. Ou alors, à entrer dans des considérations financières, du genre « je ne dépenserai pas 10€ pour ça, alors qu’à la télé c’est gratuit (enfin presque). Ou alors, à considérer qu’un film de cinéma est a priori supérieur en qualité qu’un téléfilm ; ce qui n’est pas toujours le cas, évidemment – quoique « téléfilm » ait une connotation très péjorative pour la foule des « cinéphiles » (qui du coup, sous l’influence de la « pensée du regard d’autrui » dont parle Tarde – son livre est toujours d’actualité, bien vu d’en parler ! – perçoivent tout ce qui est « télé » comme de peu d’empan, en tout cas inférieur, à regarder d’un oeil distrait en mangeant des lasagnes en famille, etc.). C’est vrai qu’on est conditionné par le médium (McLuhan), mais c’est un peu dommage pour la dramaturgie de façon générale, pour le travail du scénariste et du réalisateur, dont l’effort est équivalent quel que soit le support de diffusion.

  2. @NLR: Godard et bien d’autres nous l’ont expliqué longuement: face à un écran de cinéma, on lève les yeux, devant une télévision, on les baisse… L’expérience du cinéma n’est pas exportable dans son salon… De fait, les conditions de présentation d’une œuvre modifient fortement sa perception. Peut-on dire qu’on voit le même objet sur la cimaise d’un musée ou dans le salon d’un domicile privé? L’histoire de « L’Origine du monde », tableau longtemps dissimulé aux regards parce que perçu comme pornographique, y compris par Lacan, puis exposé aux yeux du public parce que lavé de toute vulgarité par le jugement esthétique, démontre très exactement le contraire…

  3. « … les conditions de présentation d’une œuvre modifient fortement sa perception ». Nous sommes d’accord ; c’est même particulièrement valable pour le domaine olfactif/gustatif (mettez, sans le dire, du Chanel N°5 dans une bouteille de Heineken munie d’un spray et faites tester la fragrance sur un parking d’hypermarché ; il y a de fortes chances pour que celle-ci soit perçue plutôt négativement (même pour les accros au N°5), alors que si l’expérience est conduite dans une boutique feutrée des Champs Elysées, avec le flacon d’origine et Brad Pitt dans les environs (il est la nouvelle égérie du parfum (!) ), la fragrance sera jugée « divine » (même au nez de ceux qui ne la connaissaient pas).) Ce qui me fait dire qu’un assez bon téléfilm doit être GENIAL au cinéma… 😉 Cela dit, l’heure est au surdimensionnement des écrans plasma (pour ceux qui ont la place et les moyens, une fois de plus) et au rétrécissement spatial des salles type « complexe Machin » ; on va arriver à une situation où l’angle de vision sur la « fenêtre magique » sera quasi identique, partant la perception. Reste « l’ambiance populaire », qui marquera toujours la différence. Mais bon, si c’est pour se choper des bruits parasites et des odeurs de pop-corn… (éternel débat). Quoi qu’il en soit, à l’heure de la dictature de l’apparence, de l’image et de « l’emballage », – du contenant plutôt que du contenu – la qualité intrinsèque, la seule qui devrait compter, a bien du souci à se faire, hélas.

  4. On peut se demander si tu n’avais pas reçu d’avis d’amis ce qu’il en aurait été de ton « moins mauvais que tu ne t’y attendais »… (jl’ai pas vu, j’aime personne là-dedans : je suis comme jean-no, sur ce plan) (en même temps je ne suis pas ton ami) (sur facebook j’entends : tu remarqueras le double sens de l’assertion précédente : à indiquer à Fatima, ça)(mais je me dis que les conditions sociales de productions suffisent à me donner une idée : par exemple, je ne sais pas exactement de nos jours, j’ai plus la télé, mais M6 le dimanche soir alors, j’avais peur)

  5. @PCH: Même pour un cas aussi mince, on ne peut pas réécrire l’histoire… Mais je me souviens bien que je n’étais pas désireux de voir ce film, et que la conversation a modifié ma décision, d’une manière qui m’a étonné moi-même… Le phénomène d’augmentation de prosécogénie des émissions télé par le biais de leur discussion en direct sur Twitter fait l’objet de nombreux commentaires récents (voir notamment l’intéressant article de Vincent Glad: « Live-tweet, le retour de la grand-messe télévisuelle » http://www.slate.fr/story/69277/live-tweet-grand-messe-television ). On est ici dans un cas analogue, qui confirme la justesse de l’interprétation de Tarde.

  6. Commentaire au sujet de « Prosécogénie », article trop ancien pour être commenté.

    Vous proposez ingénieusement ce mot pour désigner la « qualité de ce qui produit l’attention ». Je propose d’améliorer la définition en remplaçant « produit » par « mobilise » : la prosécogénie serait la « qualité de ce qui mobilise l’attention ».

    Cela respecte mieux le fait que l’image ne produit pas elle-même l’attention, mais qu’elle est un dispositif qui peut l’attirer, la captiver, en modifier la modalité à l’instant du visionnage. L’attention du sujet préexiste à l’image, mais souvent utilisée de manière différente. Elle est par exemple dispersée ou flottante. L’image peut appeler à une concentration de l’attention vers elle. Etc. (Réf. sur l’attention : Jean-Paul MIALET, L’Attention, Que sais-je ?). La pertinence du terme « produire » implique que l’attention est plus ou moins forte selon le moment, mais alors on ne prend en compte qu’une des modalités de l’attention.

    Si jamais « mobiliser » est trop réducteur, il faudrait modifier davantage la définition, mais cela respecterait peut-être encore moins ce que vous cherchez à désigner ?
    Ex : « Tout ce qui caractérise la manière selon laquelle un objet mobilise ou non l’attention du sujet ». La manière, non les moyens.
    Mais par suite, le choix du préfixe « -génie » n’est peut-être plus adéquat ? Je parlerais dans ce cas de « prosécotropie » ou qqch comme ça ?

    Je verse ça au débat conceptuel.

  7. @ Hugues Lefebvre: Merci pour cette suggestion, mobiliser est en effet plus précis que « produire », mais dans mon billet, ce terme n’est utilisé que pour donner la traduction mot à mot, la définition proposée pour prosecogénie étant: « qualité de ce qui suscite l’attention ».

  8. Oups désolé ! Effectivement.
    Donc, dans votre définition, vous désignez l’attention au sens premier, le plus courant, qui est cette concentration de la conscience (et le plus souvent de la perception) sur un objet particulier.

  9. Oui, je me borne à reprendre la notion telle qu’elle est utilisée dans la théorie à laquelle je me réfère, qui est une théorie économique, non psychologique. Dans cette acception, l’attention, qui se mesure et se compare en unités de temps consommées, correspond à une simple application cognitive, sans précision sur la qualité de la vigilance exercée.

  10. à Gunthert:
    et bien adolescent que j’étais , je me rappelle des salles de cinéma, pas en première ligne mais au fond (presque au piquet) , + ma petite taille, je vous affirme que moi, vraiment, je me croyais dans mon salon. L’ambiance seule change.
    Mais ne me prenez pas pour un goujat non-plus, je me souviens aussi d’un film vu en noir et blanc, dont je ne connaissais ni l’histoire ni les avis, rien d’autres sur les chaines concurrentes (il y en avait que 5; la 4éme c’était payant -> 6-1=5 )
    Sans enthousiasme au début et après 5 minutes, j’étais conquis… admirable et très beau : « 12 hommes en colère » de Sidney Lumet avec Henri Fonda, 1957.

  11. Cher Monsieur Gunthert,
    J’adore le cinéma, mais je peine à supporter les chroniqueurs de votre genre. Heureusement, les artistes passent et les critiques trépassent. Au pire, se glaussera-t-on dans 20 ou 30 ans de votre billet, comme on aime à retrouver un critique de l’époque qui ne comprend rien à la 5ème de Beethoven. Quand on écrit un texte de 7 paragraphes et que l’on commence à s’exprimer (et encore…) au dernier paragraphe, c’est qu’on aurait mieux fait de voir un film de boules sur son ordinateur, plutôt que de martyriser de la sorte son clavier. Vivement dans 30 ans!

  12. Pirmin Rhotel je partage votre avis.

    Je trouve l’auteur de ce billet détestable et spécifiquement méchant, ce film exprime bon nombre de sentiments et met en scène beaucoup de situations de la vie courante, entremêle les vies complètement décalées d’une bande d’amis et montre au téléspectateurs que la différence n’empêche pas l’amitié, l’amour.
    Il est bien facile monsieur de critiquer, le tournage d’un long métrage est prenant et fastidieux, et je trouve que Mr Canet s’en est très bien sorti et a réalisé là, un chef d’œuvre du cinéma français.

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