Boulet et la culture distinguée

La note du 29 mai de Bouletcorp évoque l’intégrisme du connoisseur (et la pizza). Plusieurs traits intéressants de l’opération culturelle y sont décrits (lire de préférence la bande avant son commentaire).

Le premier est le caractère générique de la distinction culturelle. Loin d’être liée à l’art ou à une pratique particulière, la distinction (ici observée à partir des domaines musical et culinaire) peut s’exercer a priori sur un spectre d’activités étendu. La caricature de l’amateur de metal est savoureuse – mais il est encore plus drôle d’imaginer la réaction d’un Jean Clair à l’idée de voir ainsi illustrée la figure du connoisseur. Chez Boulet, pas la moindre trace de la culture « musée d’Orsay »,  le personnage le plus proche de la culture officielle est un amateur de jazz (glurps, s’étrangle Adorno) à chapeau mitterrandien – autant dire un dinosaure ou un martien.

Cet éloignement de la culture scolaire ou ministérielle fait d’ailleurs ressortir un trait généralement passé sous silence. Alors que chez Bourdieu (qui suit Norbert Elias), le motif principal de l’opération de distinction est la recherche du prestige social, ce qui anime les amateurs hétéroclites de Boulet est un attachement personnel sincère. La culture est aussi affaire d’amour, ce qui contribue à expliquer la démesure ridicule dans laquelle sombrent les thuriféraires de l’endive cuite.

Cet amour explique le développement d’une érudition qui est la marque du connoisseurship. Là encore, le déplacement de la culture légitime vers des domaines plus exotiques fait apparaître la mobilisation d’un corps de connaissances aussi pointu qu’inutile comme la signature de l’opération culturelle, métamorphose d’une pratique quelconque en pratique distinguée.

Le ressort de la distinction est bien le savoir, ou plutôt son excès. L’érudition n’est pas une connaissance, mais l’exagération et l’exhibition d’un processus d’appropriation que l’amateur impose aux autres de manière tyrannique et sectaire. Elle apparaît donc à la fois comme le principal indice de la distinction et la manifestation de son insupportable arrogance.

Alors que l’opération de distinction culturelle est généralement valorisée, Boulet choisit d’en montrer le caractère désuet, ridicule et aliénant. Se situant délibérément à l’opposé  du sectarisme de l’amateur, il occupe la position d’un usager neutre conduit par l’utilité, et souligne par la déformation physique l’outrance de l’amour cultivé. La culture est-elle has been?

Le billet se clôt par la manifestation de l’attachement de Boulet à sa recette personnelle de pizza, dont il défend l’originalité à la manière d’une œuvre d’art. Mais la dernière vignette est ambiguë. Au lieu d’exalter l’œuvre, elle en souligne au contraire la normalité. La pizza moutarde-fromage n’est pas un objet culturel, juste une singularité.

6 réflexions au sujet de « Boulet et la culture distinguée »

  1. Le connoisseurship (et certains historiens de l’art qui font de l’attribution à d’une pièce à un artiste et du jugement de la valeur d’une oeuvre l’alpha et l’oméga de leur travail) me font toujours penser à ce strip : http://xkcd.com/915/

  2. Ah pardon ! Pas comme une œuvre d’art ! Je défends ma pizza comme une œuvre enfantine: Elle est purement sentimentale. 🙂

  3. @RM: Excellent!

    @Boulet: Je voulais dire: autosuffisante et autojustifiée comme l’œuvre d’art. Mais je n’ai effectivement pas interprété correctement la fin du strip. Je revois ma conclu (MàJ: corrigé).

  4. L’opération de distinction culturelle perd du terrain, laissant la place à une neutralité utilitaire, c’est à dire celle du règne de l’usager pragmatique. Cette manière de présenter les choses me plaît, quoique ce vocabulaire bourdieusien admirablement efficace pour une analyse tends toujours à en dénuer l’objet de son émotion, c’est à dire de son intérêt initial. Mes observations rejoignent les vôtres, bien que sur un tout autre plan, la culture informatique portée par la figure du technicien expert disparaît progressivement vers celle du consommateur high-tech éclairé. La figure du geek (sujet qu’il traite d’ailleurs lui-même souvent) glisse vers un pragmatisme, pragmatisme dont on voit chez Boulet qu’il n’est pas nécessairement dénué de poésie. Quant à savoir si la culture est has been ou non, cela nécessiterait déjà que l’on parvienne à s’accorder sur une définition… vaste débat.

    Un seul point me chagrine dans ce billet, que je me permets de partager. Cette dernière phrase est profondément fausse : chez Boulet, la culture dont on se moque est toujours d’abord la sienne (la nôtre). C’est cela qui explique en premier lieu je pense l’attachement personnel sincère de ses amateurs hétéroclites : son auto-dérision agit comme un exutoire, comme un recul critique sur une culture générationnellement partagée.

    Beau billet sinon, merci ! 🙂

  5. Arf. Mais alors, si vous modifiez le texte alors que je le commente, comment allons-nous y arriver ? Ceci dit, la conclusion me plaît mieux ainsi. 🙂

  6. @Jonathan: Vous avez tout à fait raison, j’étais en train de réécrire ma dernière phrase («La culture dont on se moque est toujours celle des autres»), pendant que vous rédigiez votre commentaire. L’auto-dérision est un caractère fondamental de la culture récente, sa présence chez Boulet est une signature d’époque.

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