La reconfiguration du photographique

André Gunthert : Nouveaux usages des images numériques from lecolededesign on Vimeo.

Intervention à l’Ecole de design de Nantes, le 13 février 2012.

Résumé: La « révolution de la photographie numérique » est loin d’être achevée. L’étape la plus récente de l’évolution des pratiques est aussi la plus décisive. Nous assistons à un changement en profondeur du paradigme photographique, particulièrement visible à travers les usages communicants et conversationnels de l’image.

26 réflexions au sujet de « La reconfiguration du photographique »

  1. Bonjour,
    Réflexions très intéressantes comme toujours! J’ai 3 remarques/questions:
    – Par rapport à l’Iphone, vous dîtes que c’est la dé-spécialisation qui en fait un outil de loisir et ce qui aurait contribué à son succès. Est-ce qu’il ne s’ajouterait pas à ça le fait qu’Apple se vende comme un objet culturel (idée relevée dans le livre « Le Web collaboratif » de Ph. Bouquillon et Jacob T. Matthews et abordée dans ce documentaire http://goo.gl/KRFhY) ? On peut saisir cet élément dans le fait par exemple qu’il y ait « la communauté Apple » et « la communauté Blackberry » qui au-delà des différences techniques s’affrontent sur des valeurs (il me semble).

    – par rapport au statut de la photo dans le partage sur Facebook: vous y voyez une dilution de la photo qui devient un élément à partager (même si vous constatez qu’elle n’a pas été dévalorisée). Je me demande s’il n’y aurait pas au contraire une supériorité de la photo par rapport au texte et à la vidéo dans le sens où elle s’appréhende d’un seul regard, plus vite qu’un texte ou qu’une vidéo (je ne parle bien sûr pas d’interprétation mais d’appréhension dans un contexte de flux). J’ai géré plusieurs pages Facebook pour des institutions culturelles et les photo sont les éléments les plus vus sur la page. C’est un exemple mais il est peut-être généralisable…

    – Enfin, savez-vous pourquoi des caméras ont été intégrés dans les premiers camphones? En effet les industries ont l’air en retard sur l’idée de circulation des images et on a donc l’impression que l’ajout de cette fonctionnalité semble plutôt le fruit du hasard (comme pour les sms en fait)…

  2. Merci pour vos questions!

    1) Vous avez tout à fait raison. Le cas de l’iPhone renvoie bien sûr à l’ensemble de l’histoire des stratégies de vente d’Apple, dont une constante est de présenter ses produits comme des objets culturels plutôt que des objets fonctionnels. La volonté de déspécialisation a pour conséquence l’investissement des dimensions de l’interface et de l’ergonomie. Le succès du multitouch, devenu la métaphore généralisée de toute l’imagerie numérique, témoigne du succès de cette approche.

    2) Là encore, je vous rejoins: l’image conserve un statut particulier, même sur les réseaux sociaux. Mais les caractères ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, ils se combinent. Intervenant comme une interaction dans le flux de la conversation, l’image acquiert des caractères spécifiques qui transforment son usage. Je poursuis l’analyse de ces propriétés nouvelles, que j’essaierai bientôt de caractériser (en séminaire le 12/04).

    3) Le premier camphone (le Sharp J-SH04, en 2000), qui exploite l’intégration des nouveaux capteurs CMOS, petits, peu consommateurs d’energie et de faible coût, est présenté comme un gadget. Le succès qu’il rencontre va rapidement changer la donne, et rend progressivement cette fonction indispensable. Il est tout à fait caractéristique de constater que cette fonctionnalité de l’image communicante ne provient pas de l’industrie photo, mais bien de celle des telecom. Je m’attendais à ce que l’industrie photo intègre plus rapidement cette fonction, mais il faut constater que son association aux caméras est encore très lente – ce qui, dans l’intervalle, garantit le succès des smartphones, qui sont désormais les appareils photos les plus répandus.

  3. Je trouve amusant que Nikon souhaite que l’on considère comme révolutionnaire sa nouvelle gamme Nikon One dont le principal argument est la fonction « instant animé » dont le seul usage possible à ma connaissance est d’alimenter les conversations sur les réseaux sociaux. Ce qui me semble encore plus révolutionnaire à mon avis c’est d’avoir mis la « qualité photographique » (rapidité, sensibilité, définition…) au second plan dans la stratégie marketing.

  4. Merci pour cette retransmission (d’autant que, nantais, je suis passé à côté de la conférence). Une toute petite remarque amusée : l’exemple des photos de repas d’avion comme figure de la pratique conversationnelle de la photo partagée semble être un cas qui te relie à Dominique Cardon (voir p.29 de ce pdf daté de juin 2009 : http://rpist.inist.fr/sites/rpist/IMG/pdf/Web_et_information2.pdf, ainsi qu’une diffusion de La Suite dans les idées de F.Cul. du 17/10/2009, hélas inaccessible en ligne). Quand deux observateurs de la photo partagée citent le même cas, il y a là matière à investigation !

  5. @sb: Le Nikon One me déprime…

    @Guillaume Ertaud: Je reconnais volontiers ma dette envers Cardon, c’est bien lui qui a attiré notre attention sur les plateaux repas (et les blogs cuisine… 😉

  6. La prise en compte de l’importance des réseaux sociaux par l’industrie photographique n’est pas récente. Dés 2001 Kodak intitulait sa gamme d’apn Easychare avec le bouton « share » directement sur l’apn. Cette approche marketing s’est cependant heurté à la convergence numérique. L’apn ne pouvant être au centre, il était logique qu’elle développe des stratégie alternative (notamment l’approche qualitative).

    Le plus drôle, c’est que, loin de permettre une offre diversifiée de la part de l’industrie photographique, la moindre nouvelle fonction (même la plus absurde) est souvent reprise par l’ensemble des marques d’où le désarroi de nombreux vendeurs photo. Il est en effet difficile de lutter contre la convergence numérique. Déprimant? Cela fait partie de la dimension ludique de la photographie. Les apn ressemblent de plus en plus à des casse-têtes chinois. Les casse-têtes chinois m’ont toujours amusés. En photographie, c’est plutôt la facilité que je trouve déprimante.

    La page wiki consacré à la convergence numérique est étonnante. Aurait-elle été écrite par un prof qui aurait plagié le style geek pour pourrir le web ? (« Avant la convergence numérique, faire des photos de vacances était une opération lourde ») ou bien suis-je un troll parano ?

  7. Vu l’inventivité très mesurée des constructeurs, on peut en effet considérer que le Nikon One est une proposition pas totalement dénuée d’intérêt. Mais présenter cet outil par ailleurs très traditionnel comme le comble de la modernité est une blague qui ne m’a pas fait rire. N’importe quel smartphone est plus évolué, parce que communicant et modulable. Continuer à investir le moment sacré de la prise de vue montre bien qu’on n’a pas compris à quel point le paradigme s’est déplacé vers l’après, la postprod et la monstration. Bref, le Nikon One reste juste un appareil photo, c’est à dire un outil très décevant à l’ère de l’image conversationnelle…

  8. Il est vrai qu’un smatphone est plus évolué. Mais l’idée de vouloir qu’un apn ressemble à un smartphone me parait plus qu’absurde. A l’ère de l’image conversationnelle, j’ai été sidéré par le nombre de personne critiquant « le live » du Monde pour son manque de profondeur pendant le déroulement des événements à Toulouse comme si « la pensée » pouvait échapper au temps.

    L’investissement dans le moment sacré de la prise de vue par le biais d’un nombre invraisemblable de « mode scène », de boutons, d’automatisme plus sophistiqué les uns que les autres (la mesure matricielle 3d, par exemple) pour finalement régler 4 ou 5 paramètres (mise au point, vitesse, profondeur de champs, sensibilité, colorimétrie) me fait toujours autant rire.

    J »avoue que l’investissement progressif dans la postprod et la monstration (le projecteur sur certains apn)intégré directement aux apn me fait encore plus rire. Ce que vous appelez la vingétisation (le fait de rendre « vintage » en post prod) devrait permettre de rajouter un grand nombre de chapitres à ce petit livre dont j’aime beaucoup les photos : « Manuel de la photo ratée » de Thomas Lélu qui ne concernait à l’époque que la photographie argentique.

  9. André, je pense que pour les constructeurs traditionnels d’appareils photographiques désacraliser l’instant de la prise de vue, ce serait se tirer une balle dans le pied. Concurrencer Nokia, Apple ou Blackberry sur le terrain de la communication n’est pas évident. Après tout, si c’est l’image conversationnelle qui est la priorité, les smartphones sont déjà sacrément performants. Pour un affichage écran et éventuellement des tirages 10×15, ce qui correspond je pense aux besoins de la majorité des utilisateurs, les smartphones n’ont que deux défauts, la qualité de l’image en basse lumière et l’ergonomie. Mais si on ajoute un viseur optique ou numérique et un zoom optique a un smartphone, c’est son ergonomie en tant que smartphone qui va en prendre un coup. En fait, il y a même d’un point de vue business probablement un cercle vertueux, au moins pour l’instant, entre les smartphones et les appareils dédiés à la photo. La généralisation de l’image communicante sur les smartphones a supprimé ce que la photographie ou la vidéo pouvait avoir d’intimidant et a donné à leurs utilisateurs l’envie d’avoir un appareil dédié. Les smartphones participent indirectement à la sacralisation de la prise de vue. Les appareils photos sophistiqués ne se sont jamais aussi bien vendus et ce ne sont que les appareils compacts, ceux qui ne se distinguent des smartphones que par leur ergonomie, qui souffrent de cette concurrence.
    Si la postprod n’est pas élémentaire, et dans ce cas les smartphones peuvent facilement l’intégrer (de ce point de vue le Nokia N8 est plutôt réussi), elle suppose l’utilisation d’un grand écran. Une tablette pourrait sans doute faire le boulot, mais là encore je ne vois pas trop comment Nikon pourrait concurrencer Apple sur ce marché. Et l’ordinateur reste quand même bien agréable à utiliser. 🙂

  10. « Vouloir qu’un apn ressemble à un smartphone me parait plus qu’absurde »: Votre réaction témoigne de façon typique des résistances qui ont été celles du monde la photo. Ajouter du wi-fi dans un apn n’est pas très compliqué, des cartes flash le proposent, pour des prix raisonnables. Un apn dopé en communication se démarquerait facilement de la concurrence… Mais en réalité, l’industrie photo a déjà perdu la bataille face aux smartphones, et ne récupèrera pas le terrain perdu. La photo traditionnelle, définitivement vintage, n’est plus qu’une activité de niche, au sein d’un monde qui gère ses images autrement. Ce constat est paradoxal, au moment où la numérisation pouvait ouvrir la photo à de nouveaux marchés. L’histoire aurait pu être différente si les fabricants avaient montré plus de réactivité et d’adaptabilité aux nouveaux besoins, mais il aurait fallu admettre de repenser le paradigme, c’est-à-dire de penser moins « photo »…

  11. Il est indéniable que nous ayons changé de paradigme, de là à y souscrire sans condition et vouloir que tous les objets et les esprits s’y conforment… ce serait oublié les risques sanitaires liés au wi-fi (le tabac d’hier). Je ne plaisante qu’à moitié.

    Je préférerais une offre diversifié avec de nombreux secteurs de niche à l’intérieur même du monde numérique. (je souscris au propos de Thierry Dehesdin)

    « Ce constat est paradoxal, au moment où la numérisation pouvait ouvrir la photo à de nouveaux marchés. » Elle a ouvert la photo à de nouveaux marchés notamment celui de la vidéo… « L’instant animé » du Nikon One mais aussi la « HD » d’un 5d MarkII. Il suffit, en effet, de penser moins « photo ».

  12. @sb: « de là à y souscrire sans condition et vouloir que tous les objets et les esprits s’y conforment » C’est un procès d’intention. Je me borne à décrire l’état du marché. Qui pouvait penser il y a 10 ans, face aux premiers camphones, que la majorité des photos serait un jour réalisée sur des téléphones et non sur des appareils photo? Pour le secteur photographique, il s’agit tout simplement du plus important bouleversement de son histoire – difficile de faire comme s’il ne s’était rien passé… Vous me demandiez ce que je pensais du Nikon One, je vous réponds que sa prétention à incarner la modernité photographique est hors sujet, voilà tout. Cela posé, j’ai bien des reproches à faire au nouveau paradigme, notamment son absence de prise en compte des besoins d’archivage – un point qui me paraît crucial, sur lequel je me suis déjà exprimé.

    @Thierry Dehesdin: J’avais vu un proto de camera video Kodak en 2010 qui ressemblait à un iPhone, mais sans la fonction téléphone… 😉 Ils avaient bien compris le déplacement du paradigme, mais ils ne savaient rien faire d’autre que de courir derrière… Trop tard… L’iPhone n’est pas tombé de l’arbre un jour de pluie, il est le fruit d’un long processus de recherche, commencé en 2001 avec le projet de l’iPod/iTunes. Pourtant, Kodak avait des partenariats avec Apple! Ce sont eux qui ont réalisé le premier apn de la marque à la pomme, le Quicktake 100. L’histoire de Kodak dans sa dernière période est bien celle de toutes les occasions ratées…

  13. @Thierry Dehesdin
    Il lui manque encore la modularité, les applis, le fait de pouvoir twitter d’une seule main… bref tout ce qui fait le sel du prosommateur.

  14. @ André Gunthert
    J’ai surtout été surpris par la similarité de votre discours avec celui du marketing (qui vise les réseaux sociaux) même si dans les faits vous avez raison, le smartphone a gagné.

  15. (Désolé pour ce troisième et dernier message témoignant de la dimension dialectique -au sens scolaire du terme- de mes messages)
    « Qui pouvait penser il y a 10 ans, face aux premiers camphones, que la majorité des photos serait un jour réalisée sur des téléphones et non sur des appareils photo? » Personne à part des « futurologues » du genre Alvin & Heidi TOFFLER qui s’inscrivaient dans le prolongement d’un Mc Luhan. Alvin était d’ailleurs l’invité d’une émission de télé en 1991 qu’il serait intéressant de regarder dans son intégralité (http://boutique.ina.fr//video/art-et-culture/litterature/CPB91007567/le-xxie-siecle.fr.html)
    Le terme « prosommateur » qui a été repris (sans discernement) par le marketing décrit bien le monde de celui qui, à la fois consommateur et producteur, va voir le dernier navet sorti au cinéma pour pouvoir en parler sur son blog, ou bien, qui déprime à l’idée que le dernier apn sorti ne soit pas assez communicant.
    En même temps, il faut bien reconnaitre que ce même prosommateur produit un contenu d’excellente qualité aussi bien dans la forme que dans le fond, souvent supérieur à celui des média traditionnel avec un budget beaucoup plus modeste (sans parler de l’aspect collaboratif et interactif)
    Je profite de cet ultime message pour vous exprimer ma plus sincère gratitude… je suis venu vous voir il y a très exactement 10 ans pour vous interviewer (pour le compte d’une start-up online) à la fin d’un cours passionnant sur la conquête de l’instantanéité, à Paris VIII, pour vous demander pourquoi « Etudes photographiques » ne parlait pas plus de la photographie contemporaine (comme si, à l’époque, elle était déjà vintage). Avec culturevisuelle, je suis plus que comblé.
    Merci encore et bonne continuation.

  16. @sb: Merci! A chaque usage, son outil. Pour parler des cultures contemporaines, il fallait Culture Visuelle, un organe qui met le piratage à son service… 😉

    « Prosommateur », « pro-am » et autres mots-valises qui tentent de décrire la nouvelle visibilité de la conversation font l’impasse sur le fait qu’il y a bien longtemps que le comportement des consommateurs influe sur le commerce, mais apportent l’aveu de la longue myopie d’une vision top-down d’une économie de l’offre. En rendant visibles des interactions qui étaient jusqu’à présent très difficiles à apercevoir, le web et les réseaux sociaux donnent un coup d’accélérateur à une révision drastique de nos outils descriptifs. Le fait que l’image participe désormais de la conversation est une évolution majeure de ses usages.

  17. @sb
    « Mais l’idée de vouloir qu’un apn ressemble à un smartphone me parait plus qu’absurde. » N’est-elle pas absurde précisément parce qu’un smartphone qui fait des photos est déjà intrinsèquement un apn ? Historiquement, ce n’est pas la première fois que la photographie en tant que procédé industriel change de main et que cela s’accompagne d’un changement de paradigme (de l’image unique à l’image multiple, par exemple)

  18. @tchamba

    Oui bien sûr… Sauf que je ferais des photos avec un smartphone lorsqu’il y aura des possibilités de décentrements et de bascules et une qualité équivalente à celle d’un IQ180.

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