Anciens et nouveaux médias face à la perte du AAA

(Billet mis à jour le 14/01 à 9:05) Les réseaux sociaux sont-ils porteurs d’une nouvelle créativité? Chaque fois que la question est posée, il semble difficile d’y apporter une réponse tranchée, faute de pouvoir s’appuyer sur une œuvre d’une qualité suffisante. Mais chercher le nouveau Flaubert n’est peut-être pas la bonne manière de répondre à la question. L’inventivité des outils en ligne privilégie des critères différents de ceux auxquels est habituée la critique d’art, notamment la réactivité collective instantanée, sur un mode critique ou satirique. La créativité en ligne, qui s’exprime sous la forme du buzz, suit le modèle classique de l’amplification médiatique liée à la création d’un événement. Son analyse doit donc s’élaborer sur un mode comparatif, à partir de l’observation concrète de cas d’événementialisation.

Traitée sur un mode unanimement alarmiste et catastrophiste, la dégradation de la note AAA de la France par Standard & Poors a été illustrée de la manière la moins créative possible par les éditions de la presse en ligne du 13 janvier au soir. Deux options quasi-exclusives sont retenues: 1) la figuration littérale par jeux de lettres proposée par l’AFP, reprise par Le Monde ou Le Parisien, ou leur version Scrabble (déjà utilisée lors des alertes du mois de décembre), proposée par Sipa au Nouvel Observateur, voire la basique typo autoproduite par Libération (voir ci-dessus). 2) La façade de Standard & Poors, proposée elle aussi par les grandes agences filaires en différentes versions, auxquelles ont notamment recours France-Soir, L’Express, Le Point, La Tribune, etc. (voir ci-dessous).

Restait une option encore plus minimale: l’absence d’illustration, retenue par Mediapart ou Le Figaro. A 18h, seul le magazine en ligne Slate.fr proposait de faire le lien visuel entre la dégradation de la note et le président Sarkozy, anticipant une tendance de l’illustration à venir.

Le contraste ne pouvait pas être plus frappant avec la réplique contemporaine des réseaux sociaux, marquée par la jovialité et l’inventivité, comme si l’annonce tragique ne faisait peur à personne – voire était accueillie avec jubilation par ceux qui l’interprètent comme un présage de la défaite électorale de Nicolas Sarkozy.

Sur Twitter, on a pu observer notamment la création du hashtag #Frnce, caractérisé par la perte de la lettre A, ou sa version illustrée, proposée par @Doespirito: une fausse couverture faisant allusion à l’ouvrage La Disparition, rédigé par Georges Pérec sans utiliser la lettre E.

Cette traduction d’inspiration oulipienne avait été anticipée par une page événement créé en décembre sur Facebook, appelant au « Pot de départ du troisième A« , et déjà largement alimentée par une série de parodies de logos de marques ou d’affiches de cinéma dépourvus de leur A (merci à Dominique Gauthey pour son signalement, voir ci-dessous).

D’autres réactions lettrées ont circulé sur Facebook, recyclant diverses références culturelles, comme Le Monde des non-A de Van Vogt ou Le Naufragé du A de Fred (voir ci-dessous).

Hommage involontaire des anciens aux nouveaux médias, mais seule tentative véritablement créative de la presse classique, Libération, dans sa Une papier du 14 janvier, joue à son tour du mème de la disparition en faisant tomber la lettre A nom du président de la République au bas de la page (selon Sylvain Bourmeau, cette mise en page, imaginée dans la soirée du 13, a été conçue sans avoir pris connaissance des réactions sur les réseaux sociaux; on notera avec intérêt la différence de politique éditoriale entre le print et le web).

13 réflexions au sujet de « Anciens et nouveaux médias face à la perte du AAA »

  1. @Dominique Gauthey: Merci pour ces indications!

    En fin de soirée du 13, les sites web de Libération ou du Figaro rejoignaient Le Monde ou Le Parisien dans le choix de la photo de Philippe Huguen proposée par l’AFP de 3 A en lettres dont un tombé (également utilisée sur la Une papier du Dauphiné libéré).

  2. Est-ce qu’on sait comment ces images sont créées? Le monde.fr, au moment où j’écris ce commentaire propose une autre image qui va tout à fait dans votre sens, on peut y voir un triple A en plusieurs dimensions, au second plan des billets de banque (le titre de l’article est « A quoi ressemble la vie après la perte du triple A? »). Par exemple, est-ce qu’un journaliste fait la demande à un photographe ou à un homme quelconque d’aller photographier des lettres de scrabble pour illustrer son article? Est-ce que se sont des images déjà existantes sur Internet et réutilisées par ces médias? Mon questionnement peut paraître secondaire mais je suis toujours surpris de voir cette auto-création d’images par les journaux en ligne pour illustrer un événement, comme vous l’avez très bien dit sur les lettres de scrabble, qui n’a pas, par définition, d’images.

  3. Ce sont la plupart du temps des photos d’illustration réalisées par des photographes professionnels et distribuées par les agences d’images, par exemple SIPA (le scrabble), AFP, Photononstop.

  4. Il est facile de vérifier les propositions de l’AFP à la presse en consultant le site ImageForum, ce que je conseille fortement de faire avant toute analyse médiatique (du moins pour les organes abonnés à l’agence). La plupart des images utilisées depuis hier soir (et ce matin à la Une de plusieurs quotidiens) étaient les photos mises en tête de gondole par l’AFP (et donc réalisées d’avance à dessein en anticipant l’évenement).

  5. Merci Lavoisier : le carnet scolaire de la France perd un A, l’Elysée en gagne un : andouilles AAA + A donc, certifiées plus qu’authentiques. Tout se transforme ! (Et la moutarde nous monte au nez : c’est quand qu’on le Vire ?)

  6. Merci beaucoup pour ces réponses. En parcourant ces sites et en découvrant ce système d’échange d’image j’y vois un peu plus clair… Je reste sceptique pour l’image proposée par Libération, j’ai la sensation en regardant cette croix rouge qu’elle a été réalisée sur Paint à la va-vite…

  7. Tchecoslovaquie, Allemagne de l’ouest.. le Nouvelle Obs a posé ses A sur une carte qui date d’avant la chute du mur !

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