Reparution "La photographie en France au XIXe siècle"

A l’occasion de la rentrée Gisèle Freund (exposition à la fondation Pierre Bergé, 14/10; rencontre à l’IMEC le 27/10), les éditions Christian Bourgois ont eu l’heureuse idée de reproduire en fac-similé La photographie en France au XIXe siècle, sa thèse de doctorat, soutenue en 1936, depuis longtemps introuvable. Je reproduis ci-dessous la préface qui m’a été commandée pour cette reparution.


Préface

Il fallait une bonne dose d’inconscience pour oser se lancer dans la première thèse universitaire jamais consacrée à l’histoire de la photographie. Jeune étudiante juive chassée d’Allemagne par le nazisme, Gisèle Freund soutient à Paris en 1936 un doctorat commencé quelques années plus tôt à Francfort. Edité par son amie Adrienne Monnier sous la discrète raison sociale de la Maison des amis des livres, La Photographie en France au XIXe siècle deviendra la matrice du futur Photographie et Société, publié en 1974, qui donne sa forme achevée à un ouvrage que Gisèle Freund a réécrit toute sa vie [1] Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle, Paris, La Maison des amis des livres/A. Monnier, 1936 ; id., Photographie et Société, Paris, Le Seuil, 1974..

Une photographe critique de la photographie: ils n’auront pas été si nombreux, au cours du XXe siècle, à occuper cette position ambiguë. Parmi eux, Gisèle Freund demeure la seule femme photographe à avoir considéré avec autant de hauteur de vue et de pertinence historique une pratique qui devient au même moment la signature d’une époque.

1936 est aussi l’année où l’apprentie photographe publie son premier reportage dans le tout nouveau magazine américain Life [2] Anon., « This is what the Englishmen mean by the depressed areas« , Life, 14 décembre 1936, p. 40-42.. Si la jeune émigrée s’est attachée à ce médium, c’est parce que celui-ci est en pleine mutation. Autrefois liée pour l’essentiel au commerce du portrait, la photographie voit dans les années 1930 l’essor de ses usages médiatiques, à travers le format magazine et la publicité visuelle, supports à haute énergie des projections imaginaires des sociétés développées. Simultanément observatrice et actrice de ce bouleversement, Gisèle Freund en tiendra la chronique, aidée par le regard aigu que lui a donné sa formation de sociologue.

La Photographie en France… ne ressemble pas  aux autres histoires de la photographie alors disponibles. Dans le monde germanophone, c’est l’ouvrage du chimiste autrichien Josef-Maria Eder qui fait référence [3] Josef Maria Eder, Geschichte der Photographie, Halle, Wilhelm Knapp, 1905.. Il n’est pas certain que Gisèle Freund ait lu cette aride chronologie des techniques qu’elle mentionne en bibliographie sans jamais y recourir. Elle apprécie en revanche L’Histoire de la découverte de la photographie, publiée en 1925 par Georges Potonniée, archiviste de la Société française de photographie, qui nourrit abondamment son deuxième chapitre [4] Georges Potonniée, L’Histoire de la découverte de la photographie, Paris, Paul Montel, 1925..

Dans les milieux spécialisés, la préparation du centenaire de la photographie, repoussé à plusieurs reprises et qui sera finalement célébré en 1939, entretient une certaine fébrilité autour de l’histoire de la photographie. Alors que Walter Benjamin, lorsqu’il écrivait en 1931 sa « Petite histoire de la photographie », devait se contenter de quelques rares ouvrages [5] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie » (1931, trad. de l’allemand par A. Gunthert), Etudes photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 6-39., Gisèle Freund peut puiser dans les articles qui se multiplient dans les revues photographiques, souvent abondamment illustrés, rédigés par des spécialistes confirmés comme Georges Potonniée ou Gabriel Cromer.

Mais si Gisèle Freund utilise l’information apportée par les historiens de la photographie, elle s’écarte résolument de l’approche internaliste qui gouverne alors l’historiographie du médium, et qui structurera encore les histoires de Beaumont Newhall ou de Raymond Lecuyer, parues respectivement en 1937 et en 1945 [6] Beaumont Newhall, Photography (1839-1937), New York, Museum of Modern art, 1937 ; Raymond Lecuyer, Histoire de la photographie, Paris, éd. Baschet et Cie, 1945.. Commencée sous la direction de Karl Mannheim à Francfort, où elle suit également les cours de Norbert Elias ou de Theodor Adorno, sa thèse porte la marque de l’approche sociologique marxiste de l’école de Francfort. Elle sera accueillie en 1933 à la Sorbonne par le philosophe Charles Lalo, dont le positivisme durkheimien épouse lui aussi la vision des phénomènes esthétiques comme des faits sociaux.

Dès ses premiers mots, l’introduction de La Photographie en France… pose clairement les linéaments de ce programme: «Chaque période de l’histoire voit naître des modes d’expression particuliers, correspondant au caractère politique, aux manières de penser et aux goûts de l’époque. Ces modes d’expression se montrent concrètement dans les formes artistiques. La tâche de la sociologie de l’art est de mettre en évidence les liens qui existent entre l’évolution sociale et les modes changeants et divers de la création artistique.»

L’avant-gardisme de cette approche apparaît avec sa reprise ne varietur dans Photographie et Société en 1974. L’angle choisi par Gisèle Freund annonce avec près de trente ans d’avance les travaux de Pierre Bourdieu, qui inaugurera en 1965 ses recherches en sociologie de l’art par l’étude de la photographie et des classes moyennes. On retiendra que l’édition espagnole de La Photographie en France…, parue en 1947, porte le titre: La photographie et les classes moyennes, et que son édition allemande, parue en 1968, s’intitule encore plus explicitement: La Photographie et la société bourgeoise [7]Gisèle Freund, La Fotografia y las clases medias en Francia durante el sigh XIX, Buenos Aires, Editorial Losada, 1946 ; id., Photographie und bürgerliche Gesellschaft, Munich, Rogner & … Continue reading.

La thèse décisive de Gisèle Freund dans La Photographie en France… propose de voir la pratique photographique principalement sous l’angle de l’industrialisation du portrait. Si l’on considère ce genre dans sa fonction de représentation sociale, le rôle historique de la photographie apparaît comme un symptôme de la montée en puissance de la classe bourgeoise. Il est intéressant de noter que l’un des arguments de cette vision évolutionniste est tiré d’un article détaillé du collectionneur Gabriel Cromer consacré au physionotrace, outil d’aide au dessin que Freund décrit comme un «précurseur idéologique» de la photographie [8] Gabriel Cromer, « Le secret du physionotrace, la curieuse ‘Machine à dessiner’ de G.-L. Chrétien », Bulletin de la Société du Vieux Papier, octobre 1925, p. 477-484..

Pourtant, comme son camarade d’émigration Walter Benjamin, Gisèle Freund prend elle aussi des libertés avec la grille de lecture marxiste. En grande partie appuyés sur l’autobiographie de Nadar [9] Félix [Tournachon, dit] Nadar, Quand j’étais photographe, Paris, Flammarion, 1900., les chapitres trois et quatre décrivent le monde photographique du second Empire de manière impressionniste et volontiers romantique, entre échos de la bohême littéraire et succès populaires des Salons de peinture. Le talent de portraitiste de Nadar, «artiste jusqu’au bout des ongles», est visiblement apprécié avec la sympathie d’une consœur, qui analyse avec perspicacité son travail sur la physionomie et souligne l’importance de se lier avec ses modèles «par des relations personnelles et amicales».

En l’absence de sources suffisamment denses, l’approche socio-historique de la photographie du XIXe siècle doit cependant se contenter de vues cavalières ou de parallèles généraux. Fidèle à la sociologie de cabinet de l’Ecole de Francfort, Gisèle Freund n’ira pas consulter les riches collections de la Société française de photographie, auxquelles elle préfère celles de la Bibliothèque nationale. Elle rate l’importante exposition photographique organisée en janvier 1936 au musée des Arts décoratifs par Charles Peignot, dont la partie rétrospective comprend pas moins de 582 pièces. Nombre d’entre elles seront sélectionnées l’année suivante pour l’exposition d’histoire de la photograpie du MoMA de New York par Beaumont Newhall [10] Marta Braun, « Beaumont Newhall et l’historiographie de la photographie anglophone« , Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 19-31.. La Photographie en France…, quant à elle, n’est illustrée que de 24 documents (dont seulement 16 photographies), la plupart reproduits par Gisèle Freund elle-même.

Plus qu’une histoire archivistique, la jeune allemande souhaite proposer une vision globale des relations entre art et société, comme les maîtres qu’elle admire. Dotée d’une remarquable capacité de synthèse et d’un vrai talent de conteuse, secondée par l’impeccable traduction d’Adrienne Monnier, elle produit un ouvrage clair et efficace, qui recevra un accueil élogieux. Dans les strictes conditions de l’émigration, alors qu’elle est dépourvue de moyens et aux prises avec des tracasseries policières, ce premier ouvrage témoigne d’une volonté hors du commun.

De nombreuses pages raturées l’attestent: jusque dans les dernières années de sa vie, Gisèle Freund n’a jamais interrompu la rédaction de ce qui est devenu son essai majeur, qu’elle enrichira notamment d’un important volet sur le photojournalisme. En lisant le premier état de cette œuvre magistrale, essentielle contribution à la compréhension du rôle de la photographie dans l’univers contemporain, on se souviendra que son ressort secret a toujours résidé dans l’entrelac de la théorie avec la pratique.

Notes

Notes
1 Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle, Paris, La Maison des amis des livres/A. Monnier, 1936 ; id., Photographie et Société, Paris, Le Seuil, 1974.
2 Anon., « This is what the Englishmen mean by the depressed areas« , Life, 14 décembre 1936, p. 40-42.
3 Josef Maria Eder, Geschichte der Photographie, Halle, Wilhelm Knapp, 1905.
4 Georges Potonniée, L’Histoire de la découverte de la photographie, Paris, Paul Montel, 1925.
5 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie » (1931, trad. de l’allemand par A. Gunthert), Etudes photographiques, n° 1, novembre 1996, p. 6-39.
6 Beaumont Newhall, Photography (1839-1937), New York, Museum of Modern art, 1937 ; Raymond Lecuyer, Histoire de la photographie, Paris, éd. Baschet et Cie, 1945.
7 Gisèle Freund, La Fotografia y las clases medias en Francia durante el sigh XIX, Buenos Aires, Editorial Losada, 1946 ; id., Photographie und bürgerliche Gesellschaft, Munich, Rogner & Bernhard, 1968.
8 Gabriel Cromer, « Le secret du physionotrace, la curieuse ‘Machine à dessiner’ de G.-L. Chrétien », Bulletin de la Société du Vieux Papier, octobre 1925, p. 477-484.
9 Félix [Tournachon, dit] Nadar, Quand j’étais photographe, Paris, Flammarion, 1900.
10 Marta Braun, « Beaumont Newhall et l’historiographie de la photographie anglophone« , Études photographiques, n° 16, mai 2005, p. 19-31.

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