Ben Laden, enterré par Photoshop

Lundi matin, lendemain de 1er mai, la France qui s’était couchée encore émue du souvenir du mariage princier se réveille en sursaut à la nouvelle de la mort de Ben Laden (voir ci-dessus).

Surchauffe dans les rédactions. Quel angle choisir pour présenter la disparition de l’ennemi public n° 1, qui met fin à dix ans de traque ininterrompue? Vers 8 heures du matin, de nombreux sites de presse, suivant les suggestions visuelles de l’AFP, parent au plus pressé et montrent des soldats apprenant la nouvelle par la télévision (voir ci-dessus). Traitement minimaliste d’une news qui ne s’est pas encore vraiment concrétisée.

Mais les choses s’accélèrent avec l’apparition d’une image supposée du cadavre, diffusée par la télévision pakistanaise Geo TV, reprise en France peu après 8h par I-Télé et BFM-TV. A 8h46, Le Figaro est le premier quotidien national à reproduire sur son site une photo d’écran prise à la volée où l’image apparaît très anamorphosée: «Des chaines de télévision pakistanaises montraient lundi le visage partiellement défiguré d’un homme qu’elles présentent comme Oussama Ben Laden, tué dans une opération américaine au Pakistan, sans pouvoir cependant authentifier l’image. La photo montre un homme arborant une barbe hirsute, le visage en sang et partiellement enfoncé au niveau des orbites» (voir ci-dessus).

Malgré toutes ces précautions oratoires, l’appel d’article apparaît bien en Une avec son illustration, composant avec le portrait de Barack Obama un bon résumé visuel de l’événement du jour (voir ci-dessous).

Ce choix est risqué. Comme le suggère le diaporama du Monde (voir ci-dessus), le visage du chef d’Al Quaida, dont on n’a aucun portrait récent, devrait être plus âgé, sa barbe grise, comme en témoignait une vidéo de 2004. Plutôt que de montrer l’image, même assortie des prudences du conditionnel, LeMonde.fr ou Libération.fr ont choisi de s’abstenir, en attendant de plus amples vérifications.

Mais la tentation est trop forte. Alors qu’I-télé et BFM-TV reprennent en boucle la photo du visage tuméfié (voir ci-dessus), l’AFP publie à 8h46 en tête de son choix d’images une photo d’Irakiens pointant du doigt la reprise de la photo sur un écran de télé à Bagdad. Le Parisien n’hésite plus, et affiche sur son site à 9h04 «les images du cadavre de Ben Laden», suivi à 9h24 par le Nouvel Observateur, qui l’insère en encart sur un portrait d’Obama, pour une composition proche de celle du Figaro.fr (voir ci-dessous).

Entretemps, sur Twitter, l’information se répand que cette photo serait un trucage. Rosaura Ochoa a mis en ligne sur Twitpic dès 9h un montage qui montre que le visage tuméfié est une image retouchée réalisée à partir d’un portrait de Ben Laden de 1998 par Reuters (une image qui a d’ailleurs été utilisée pour illustrer la Une du Nouvel Obs quelques minutes auparavant…). Selon Buzzfeed, il s’agit d’un fake déjà ancien. Cette image existe effectivement en de nombreux exemplaires sur internet, par exemple en illustration, datée d’avril 2009, d’un article conspirationniste affirmant que le terroriste est déjà mort (voir ci-dessous).


Je relaie à mon tour sur Twitter l’information du trucage. Le Nouvel Observateur est le premier à changer son illustration de Une, à 9h45. Averti par ses lecteurs en commentaire, LeFigaro.fr modifie l’article à 9h56, puis retire l’illustration en appel de Une. Par la grâce des mises à jour, le dérapage est effacé sans laisser de traces. Mais à 10h32, alors que l’AFP a mis à jour sa sélection d’images, I-Télé continue à diffuser la photo du prétendu cadavre (voir ci-dessus).

A la différence de la capture de Saddam Hussein, les pouvoirs publics américains n’ont pas publié les images de l’assaut ni de la mort de Ben Laden, dont le corps a été, a-t-on appris au cours de la matinée, enseveli en haute mer. Les apercevra-t-on plus tard? L’état de la dépouille risque de contredire la formule « justice est faite » utilisée par le président Obama pour qualifier l’opération. Pour l’heure, les Etats-Unis ne souhaitent visiblement pas favoriser le culte d’un martyr.

Mais le portrait de l’ennemi vaincu, figure habituelle de la victoire, manque. Ben Laden n’était pas n’importe quel ennemi, mais un homme traqué dont l’image s’était progressivement amenuisée, encourageant tous les fantasmes. La confirmation de sa défaite était si ardemment désirée qu’on aura pu la projeter dans un médiocre trucage, illisible à force de passer de support en support. Comme par un dernier pied de nez, c’est Photoshop qui aura fourni à l’Occident cette preuve ultime de sa victoire. (Merci à Valentina Grossi et Vincent Glad pour leur concours.)

17 réflexions au sujet de « Ben Laden, enterré par Photoshop »

  1. La photo retouchée de Ben Laden se retrouve aussi comme illustration d’un article datant d’avril 2009: http://bit.ly/lVD1Iz. Il était si facile de constater qu’il s’agissait d’un faux que seulement le besoin urgent d’avoir une image illustrant un événement si important peut expliquer cette reprise par les médias…

  2. Ce qui est surprenant, c’est ce besoin d’image du tyran à bas, blessé, mort, en mauvaise posture. Comme si on avait besoin de faire contraste avec leur superbe du temps où ils étaient au pouvoir.
    Je pense en particulier à Ceaucescu (http://www.rtve.es/resources/jpg/9/6/1225281506669.jpg) Saddam Hussein (http://moondoggy2.files.wordpress.com/2010/08/saddamspiderhole.jpg) et il y en a sans doute pas mal d’autres…
    Un sujet d’étude pour l’Atelier ?

  3. L’image de l’ennemi vaincu est aussi vieille que les triomphes des empereurs romains, qui montraient au public les vaincus enchaînés à leur char. Il est en fait assez anormal que cette image manque cette fois-ci. Non seulement parce que ces images ont presque toujours été disponibles dans le passé récent, voire complaisamment mises en scène, mais parce que Ben Laden était un mythe dont on avait déjà annoncé à plusieurs reprises la disparition. S’il y a bien un ennemi dont il fallait montrer l’image, c’était lui! Cette absence de documents visuels, tout comme la disparition rapide du cadavre, enseveli en mer, ce qui est sans précédent pour un cas de ce type, pose nécessairement question à propos du déroulement de l’opération.

  4. Il me semble que cela pose question non seulement au niveau du déroulement de l’opération, mais aussi au niveau pur et simple de l’existence même de cette opération : et si cette info de décès, pourtant distillée par Obama himself, était… un fake ? une manoeuvre cachant une stratégie quelconque ? Il serait croustillant qu’Obama fasse (ait prévu) un démenti ante-mortem – qu’il ait, oui, prévu cette option-là (en admettant, ce qui est quand même probable, qu’il ait été effectivement abattu) : « Non, je ne suis pas mort, cette information est totalement erronée »… Vous imaginez le « binz » 🙂 Pour le coup les américains seraient obligés de sortir les « preuves »…
    Quoiqu’il en soit, la société de la « preuve par l’image »(quoiqu’il faille toujours être prudent) a besoin de VOIR, sans quoi elle fantasme, elle n’est pas tout à fait sûre, elle n’y croit pas vraiment… (comme cela a été le cas notamment lors de la « disparition » du vol A-447 Rio-Paris dont on avait totalement perdu la trace, mais sans preuve visuelle…)

    Heureusement Photoshop veille. Et votre titre est très bon.

  5. Ah diable !… Il fallait lire, bien sûr : « il serait croustillant que BEN LADEN fasse un démenti(…) »

  6. Ce qui m’a le plus étonné, en voyant cette photo sur BFM en me levant ce matin, c’est à quel point elle semblait fausse dès la première seconde. Sur une télé HD, on voyait parfaitement que le visage avait 2 couleurs de peau différentes, et surtout 2 résolutions différentes (la barbe semblait tirée d’un JPEG trop compressé, alors que le haut du visage était de bien meilleure qualité). Est-ce que les journalistes sont à ce point naïfs ou incompétents en matière d’image ? Se sont-ils dit que même un fake grossier ferait toujours quelque chose à voir, à commenter ? (il fallait voir Olivier Mazerolle débiter des platitudes en boucle pour voir en direct comment la machine médiatique tournait à vide…)

  7. bon, puisque le précédent commentaire a été supprimé, on répète et on va être plus précis: ensevelir veut dire recouvrir de terre et donc ensevelir en mer est un oxymore

  8. @stéphane: Je suis au courant. C’est l’expression qu’a employé Le Monde. L’AFP a utilisé « enterrer ». D’autres journaux ont utilisé « inhumer ». Aucun de ces termes n’est approprié, évidemment, puisque tout notre vocabulaire spécialisé renvoie à une mise en terre (humus= terre). Mais comme on ne va pas dire « jeter à l’eau », il faut bien admettre un usage générique, au sens de « mettre un corps dans son lieu de sépulture », ce que semble admettre le dictionnaire de l’Académie.

  9. L’absence d’image comme l' »inhumation » en haute mer, très étranges en pareilles circonstances, montrent bien la valeur de la « prise »… Elle est plus symbolique qu’opérationnelle (militaire), même s’il est possible que cette opération désorganise ou désoriente Al Qaeda, c’est surtout un symbole radioactif que les autorités américaines ont attrapé… et c’est au niveau symbolique (d’un symbolisme de western) que l’opération ‘est jouée mais maintenant, les choses sont délicates et ce symbole, ils semblerait que les autorités américaines ne savent pas quoi en faire, car le montrer, sous une forme ou une autre (stèle funéraire sur terre potentiel lieu de pélerinage-image du cadavre humiliante pour ses fidèles), c’est répondre aux cris de vengeance des uns et au goût du martyr des autres… et faire le contraire de ce qui était recherché, c’est-à-dire éteindre un symbole. La solution de l' »inhumation » en pleine mer en insistant sur le respect des traditions musulmanes et le contrôle (pour l’instant) des videos de l’attaque manifestant une étonnante retenue de la part des justiciers, restent pour l’instant la seule solution pour éteindre le symbole… mais l’on voit avec ce fake grotesque que les appétits vengeurs occidentaux sont efficaces dans la production de symboles.
    Les images de l’attaque américaine et probablement les « preuves » visuelles de la mort de Ben Laden vont sûrement fuiter, mais les autorités américaines diront qu’il s’agit d’une trahison…
    Le terrorisme n’a d’efficacité que sur le plan symbolique dans l’occupation du visible (informations, images chocs…) il s’agit pour eux de faire peur et de saturer les journaux d’images terrifiantes. L’attaquer en son coeur consiste à le réduire à l’invisibilité… Il est évident que les images de Ben Laden mort seront des publicités vivantes pour le terrorisme, et l’on sait qu’Obama tient à faire baisser le degré de haine antiaméricaine que Bush a largement contribué à faire monter dans le monde … en même temps il lui faut visiblement donner à ses futurs électeurs, des gages de patriotisme américain… d’où l’annonce cow-boy (« justice est faite ») et ce « tact » visuel qui « déterrorise » le terroriste…
    En attendant les fuites…

  10. Lu sur 7sur7.be: «Selon CNN, Oussama Ben Laden aurait modifié son apparence physique pour éviter d’être reconnu, d’après un responsable américain, ajoutant qu’il était cependant reconnaissable. Des tests ADN ainsi que des comparaisons photographiques ont été réalisées afin de s’assurer qu’il s’agissait bien du chef d’Al-Qaïda a précisé un autre responsable américain, sous couvert d’anonymat. En outre, la correspondante de la BBC au Pentagone a révélé qu’il existait bel et bien des clichés du cadavre d’Oussama Ben Laden -non truqués ceux-là- mais que la Maison Blanche craindrait de révéler ces photos « trop sanglantes » au public.»

  11. « a précisé un autre responsable américain, sous couvert d’anonymat »
    « la correspondante de la BBC au Pentagone a révélé » etc.

    Est-il la peine de poursuivre ? Même pas de lien.

    ce n’est pas parce que des entreprises d’information traditionnelles affolées relayent n’importe quoi que les médias en ligne sont plus sérieux.

  12. « ensevelir » n’est pas synonyme d' »inhumation ». Il a un sens plus générique. Et son étymologie latine « sepelio » http://fr.wiktionary.org/wiki/sepelio n’est pas non plus spécifique. Les exemples donnés sont variés (incinération notamment). La spécialisation est culturelle et vient, sans doute, de nos pratiques.

    Pour la mer, le terme technique est « immersion » (je suis fils d’un capitaine au long cours qui eût à réaliser ce genre d’opération à quelques reprises).

    Et, preuve ultime (?), le TLF qui donne à la fin du paragraphe A-2 du mot « immerger » la signification : ensevelir dans la mer.

  13. Il y a un double problème à diffuser cette image de Ben Laden:

    Premièrement c’est un montage tres « grossier » sur Photoshop et tout bon iconographe aurait du déjouer ce photomontage.

    Et deuxièmement, quel est ce besoin de montrer ce visage tuméfié, d’exhiber ce gros plan de la mort d’un homme… même d’un meurtrier, d’un fou qu était ce Ben Laden
    Je me demande à quoi cela sert ? ou plutôt à qui ça sert?
    Nous avions eu les images de l’exécution de Saddam Hussein, la mort du couple Ceaucescu en direct et maintenant un faux portrait de Ben Laden.
    Y aura t il moins d’atrocités dans ce monde en diffusant cette image ?
    Il faut voir « des cadavres » pour se rendre compte qu’ils sont bien mort et on le voit l’image ne prouve rien car tout est possible avec les techniques informatiques.

    Les générations futures auront compris le sens de cette banalisation de l’horreur par l’image ?

    Il faut témoigner, les photojournalistes doivent informer visuellement c’est vital mais pas nécessairement par ce genre de cliché qui n’apporte rien et qui relève d’un certain voyeurisme.
    Je lance ce débat …

  14. Page 7 du Parisien (papier) ce jour où figure la photo avec cette légende:
    « L’Agence France-Presse a réussi à prouver que la prétendue photo de Ben Laden mort (à gauche) avait été truquée [etc.] ». Voir ici (format PDF).

  15. Merci à Olivier et Patrick pour leurs signalements. On a aussi plus de détails sur le processus de publication de l’image (voir notamment les articles du Monde et de Télérama).

    Il apparaît que AP, Reuters et l’AFP ont diffusé l’image dès le début de la matinée, à partir de sources télévisées pakistanaises, certes avec des conditionnels longs comme le bras (ce qui permet de dire ensuite qu’on a prévenu les abonnés – mais à ce moment-là on se demande bien pourquoi retirer ensuite la photo de la base; il y a donc bien une différence entre diffuser, fut-ce sans garantie, et ne pas diffuser…). On appréciera d’autant plus la réserve de journaux comme Le Monde ou Libération, qui ne tombent pas dans le piège, quand on apprend que BFM-TV attend tranquillement le démenti officiel de l’AFP, qui n’est publié qu’à midi. Vérifier l’info, pourquoi faire, puisqu’elle vient d’une agence?

    Un vrai problème est l’incroyable retard de l’AFP à réagir – sachant que les premiers démentis motivés circulent sur Twitter dès 9h, et que le journaliste de l’AFP chargé des réseaux sociaux, François Bougon, y publie une mise en garde vers 10h.

    L’autre observation confirme le rôle capital de Twitter comme instance collective mixte de vérification (Twitter est surtout un lieu de discussion de blogueurs spécialisés et de journalistes), plus rapide que les outils labellisés. L’AFP, le Figaro ou le Nouvel Obs, ont réagi à partir des indications de Twitter, et non d’une instance officielle, ce qui pose autant de questions que l’usage non vérifié initial.

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