Culture Visuelle: quand la recherche rencontre le web

(Note pour le Conseil scientifique de l’EHESS) Culture Visuelle est un projet construit sur la base d’une plate-forme multiblog sur WordPress 3 – la même technologie qui équipe Hypothèses.org ou encore la plate-forme de blogs du Monde.fr. Ce choix permet de bénéficier d’un instrument à la fois techniquement performant, très ouvert aux interactions avec l’environnement en ligne, en particulier les réseaux sociaux, doté d’une forte capacité d’évolution, mais aussi un outil très simple d’usage, accessible aux débutants sans formation préalable.

Culture Visuelle (CV) a été mise en place depuis un an sous ma direction par l’équipe du Lhivic. Son développement a été assuré par une entreprise spécialisée dans la réalisation de médias sociaux (22mars/Owni), grâce à un financement principal issu d’un projet ANR, pour un montant de 8000 euros, et a bénéficié du soutien du CRAL, pour 2500 euros, du département de l’audiovisuel et du GDR « L’image en anthropologie », pour un montant de 3500 euros, soit un total de 14000 euros, ce qui représente une somme modeste pour un équipement de ce type, réalisé dans des conditions professionnelles.

La plate-forme est opérationnelle depuis mai 2010 et compte aujourd’hui 110 blogs et 336 utilisateurs inscrits, principalement des historiens d’art et du visuel, sociologues, spécialistes des médias, médiévistes et anthropologues, et réunit chercheurs et étudiants mais aussi, en moindre proportion, professionnels ou artistes. Depuis environ un an, CV a publié un total de 1520 billets, dont 718 billets sélectionnés. La fréquentation de la plate-forme est estimée actuellement à 15.000 visiteurs uniques par mois (données Google Analytics).

Plutôt que de reconduire en ligne le format de la revue peer-reviewed, Culture Visuelle propose une publication collaborative ouverte, sur un modèle inspiré des Comptes rendus de l’Académie des sciences, créés en 1835 par François Arago, qui vise à cultiver la recherche en train de se faire. Les trois caractéristiques principales qui font la spécificité du projet sont: 1) l’offre d’un espace de publication spécialement dédié au multimédia; 2) la mise au point d’un format de publication inédit, l’agrégation éditée; 3) l’expérimentation du fair use à la française. La réunion de ces caractères constitue un nouveau format de publication, très adapté à l’activité scientique, qui favorise le partage et la circulation de l’information, avec notamment les bénéfices suivants:

  • archiver des observations ou des notes sourcées et illustrées;
  • s’informer en temps réel des travaux des membres de la communauté;
  • échanger entre chercheurs et faire émerger des directions de recherches partagées;
  • faire participer le public concerné (professionnels, acteurs divers) et favoriser l’interaction avec le chercheur;
  • archiver, indexer et organiser les matériaux de la recherche.

Cinq fonctions qui font de la plate-forme un puissant accélérateur de la recherche.

1. Un espace de publication spécialement dédié au multimédia

Avec la démocratisation sans précédent des ressources multimédias, un fossé s’est creusé entre les outils de publication classiques et les pratiques de l’enseignement et de la recherche. Culture Visuelle s’est donné pour premier objectif d’offrir un espace de publication adapté à la gestion de toutes les sources multimédia – son, image fixe ou animée, mais aussi Powerpoint, PDF et tout autre ressource qui pourrait être nécessaire aux besoins de ses membres. Certes, ces possibilités sont théoriquement proposées par la plupart des environnements web, mais sans préoccupation d’ergonomie ou d’adaptation aux pratiques des usagers.

Publier un équivalent du matériel utilisé en séminaire exige de pouvoir répondre à des conditions précises, en termes de simplicité d’usage, de confort de lecture ou de sécurité juridique. Culture Visuelle répond à ces besoins par une maquette spécialement adaptée, un serveur puissant et la capacité de restreindre l’accès aux images sans prohiber la lecture du texte. Sur CV, on peut mettre en ligne une vidéo en un clic et un copier-coller. La maquette a été développée pour proposer le meilleur compromis en termes de format, avec une largeur de colonne de 700 pixels, ce qui permet une visualisation confortable d’une image, qui peut être examinée en détail, tout en conservant une bonne rapidité d’affichage. Les nombreuses possibilités de mise en page et de mobilisation des contenus multimédias permises par l’interface de Culture Visuelle représentent un saut qualitatif sans équivalent dans l’univers des publications académiques.

Le résultat de ce confort de gestion des sources multimédia est visible dans les billets publiés, qui comportent souvent une iconographie développée. La démonstration de l’efficacité du service rendu est notamment fournie par la réédition d’articles déjà publiés en revue, que leur mise en ligne permet d’accompagner d’une illustration plus complète. A titre personnel, je peux attester que cet environnement de travail et les facilités qu’il offre a déjà sensiblement modifié les modalités de mon recours au sources, et encourage le développement de véritables démonstrations visuelles.

Plusieurs projets de développement sont actuellement à l’étude pour perfectionner cette offre de services, avec notamment la possibilité de constituer des collections collectives, de sélectionner des groupes d’images par cliquer-déposer, ou de diversifier l’affichage.

2. L’agrégation éditée

La plate-forme applique un principe inspiré des théories du web participatif et qui peut se résumer par la formule: pas de barrière à l’entrée, mais un filtre à la sortie. Elle utilise une technique comparable à celle des médias sociaux (Facebook ou Twitter): un agrégateur réunit en un seul flux des sources individuelles multiples. Ce flux est soumis à une sélection quotidienne par un comité éditorial d’une dizaine de personnes [1]Comité éditorial: Lorraine Audric, Gil Bartholeyns, Rémy Besson, Pierre-Olivier Dittmar, Gaby David, Alexie Geers, André Gunthert, Fanny Lautissier, Audrey Leblanc, Patrick Peccatte., selon des modalités qui favorisent une interaction fréquente mais très peu consommatrice de temps. Ce format, dont le principe a été repris en 2010 par Hypothèses.org, permet un contrôle et un archivage de la production de la plate-forme, qui se présente sous la forme accessible d’un journal de recherche thématique régulièrement mis à jour.

Appuyée sur une expérience préalable de plusieurs années, menée au sein du blog Actualités de la recherche en histoire visuelle (ARHV), Culture Visuelle propose un ensemble de nouveaux points de repère qui font système: l’unité de base du blog, qui restitue à l’auteur-chercheur le rôle fondamental de propulseur, le format rédactionnel de la note, qui permet de donner une forme publique aux premiers stades de la recherche, la gestion communautaire, qui transforme la publication isolée en véritable activité de laboratoire.

La participation à la publication collective passe par l’usage de catégories mutualisées. Chaque billet comportant au moins l’une de ces catégories est dupliqué sur une page commune qui permet son indexation et son édition. Il est soumis à l’appréciation du comité éditorial, qui lui attribue des mots-clés et effectue une sélection à deux niveaux affichée en page d’accueil (soit en sélection simple, par option positive d’un membre du comité, soit en Une, par délibération et vote majoritaire de l’ensemble du comité). Un billet ne comportant aucune des rubriques mutualisées ne sera pas agrégé en page commune, mais restera accessible et indexable par les moteurs de recherche externes.

Ce journal est devenu pour l’équipe du Lhivic son principal outil de travail et d’interaction, à la manière d’un séminaire élargi et permanent, qui est ni plus ni moins la colonne vertébrale des échanges au sein du labo. Les tags “illustration“, “retouche” ou “index“ donnent l’exemple de dynamiques de recherche collectives et de l’organisation de questionnements thématiques.

Une autre application typique du multi-blogging a été la création par plusieurs doctorants de blogs “privés” (non indexés par les moteurs de recherche et dont l’accès est protégé par mot de passe), dont la consultation est réservée au petit groupe des chercheurs concernés, qui permettent d’archiver et de discuter des observations non publiables, notamment pour des raisons de confidentialité des sources. Ce groupe de blogs dispose de son propre agrégateur, qui permet aux membres de l’équipe de partager le dernier état des recherches. Pour un directeur de thèse, c’est un moyen très pratique pour suivre et discuter les travaux de ses doctorants. Culture Visuelle est à l’heure actuelle la seule plate-forme universitaire à proposer ce type d’expérimentation.

Parmi ses nombreux bénéfices, la forme communautaire donne une assise robuste à la pratique de la publication en ligne. Malgré les protestations de simplicité des outils numériques, leur usage pour les débutants reste une source de préoccupations. Par l’intermédiaire du réseau social, la communauté remplit une fonction d’aide et de tutorat. Elle fait également profiter chacun des participants de la visibilité que confère sur le web une production de qualité. Bénéficiant dès à présent d’une indexation flatteuse, parfaitement intégrée aux différents systèmes de signalement sociaux, Culture Visuelle fournit une très bonne exposition aux travaux de ses membres, favorisant leur identification par les spécialistes.

Le format de Culture Visuelle permet de reproduire le fonctionnement d’une équipe à l’échelle d’une plate-forme web. Si le Lhivic est pour l’instant le seul laboratoire de l’EHESS a utiliser cet équipement de cette façon, celui-ci a vocation a accueillir toute équipe qui souhaiterait bénéficier du même environnement. Culture Visuelle est programmé pour accueillir des communautés de chercheurs, qui peuvent dès maintenant y créer leur propre agrégateur et leur propre publication collective thématique, sur le même modèle que celui proposé par l’actuelle page d’accueil. Avec Jean-Paul Colleyn, nous travaillons actuellement à la mise en place du prochain groupe thématique de la plate-forme, au profit du GDR « L’image en anthropologie ». Un troisième sera constitué par l’équipe de la Société française de photographie, sous la direction de Paul-Louis Roubert. Nous préparons également l’ouverture d’une page d’accueil anglaise et espagnole, qui seront gérées par des rédactions spécifiques.

3. L’expérimentation du fair use à la française

Un des obstacles majeurs à l’usage des outils publics en ligne pour les universitaires réside dans l’incertitude sur ce qu’il est permis de publier, dans le domaine de la citation des contenus audiovisuels comme de la pré- ou postpublication de ses propres travaux. Le flou savamment entretenu par les éditeurs, les musées ou les gestionnaires de droits accentue une impression d’insécurité juridique décourageante.

Culture Visuelle met à la disposition de ses membres l’expertise fondée sur l’expérience et l’analyse des textes, qui permet de dégager un cadre clair et de maîtriser les conditions de citation des contenus. Les billets publics sont soumis aux limitations habituelles du domaine public et des exceptions de citation. Pour la mobilisation de contenus protégés par la propriété intellectuelle, la plate-forme offre la possibilité de bénéficier du cadre institué par la loi DADVSI du 6 août 2006, précisé par les accords du 4 décembre 2009, qui ont défini les conditions de l’exercice du droit de citation à des fins d’enseignement et de recherche, également appelé exception pédagogique ou fair use à la française, prévu à l’article L. 122-5 3) e) du Code de la propriété intellectuelle.

Ces dispositions autorisent «la représentation ou la reproduction d’extraits d’œuvres (…) à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche (…) dès lors que le public auquel cette représentation ou cette reproduction est destinée est composé majoritairement d’élèves, d’étudiants, d’enseignants ou de chercheurs directement concernés, que l’utilisation de cette représentation ou cette reproduction ne donne lieu à aucune exploitation commerciale».

En se conformant à ses dispositions, notamment par la gratuité de l’accès ou l’inscription contrôlée de ses adhérents sous leur nom avec déclaration de leur activité, Culture Visuelle permet à ses membres de bénéficier de l’exercice de l’exception pédagogique, qui s’applique à l’ensemble des contenus, quelle que soit leur origine. La plate-forme s’est dotée d’une fonctionnalité spécialement développée, appelée cachimage, qui permet de réserver la consultation des contenus audiovisuels aux seuls membres de la communauté. Sous cachimage, le contenu iconographique d’un billet est placé dans un état équivalent à un intranet à accès contrôlé, tout en préservant l’accessibilité du texte en lecture et son indexabilité pour les moteurs de recherche. Cette fonction donne toute liberté au chercheur de mobiliser les contenus nécessaires dans le respect de la loi et des ayants-droits.

Notes

Notes
1 Comité éditorial: Lorraine Audric, Gil Bartholeyns, Rémy Besson, Pierre-Olivier Dittmar, Gaby David, Alexie Geers, André Gunthert, Fanny Lautissier, Audrey Leblanc, Patrick Peccatte.

4 réflexions au sujet de « Culture Visuelle: quand la recherche rencontre le web »

  1. bonsoir,
    je pensais que WordPress était gratuit et ne demandait que peu de moyens financiers, hormis les frais de domaine et d’hébergement. Or, vous annoncez un coût de 14 000 €. Je suis perplexe. 😉

  2. @blh: WordPress peut être utilisé gratuitement avec les thèmes (maquettes) et les plugins (fonctions additionnelles) disponibles. Culture Visuelle est réalisé sur un thème original et dispose de fonctionnalités spécifiques qui ont été développées sur demande (par exemple la page d’accueil customisable ou la fonction cachimage, qui permet de réserver l’accès des images aux seuls membres, et qui n’existe sur aucun autre site). Le coût correspond pour l’essentiel à celui du développement web, ainsi que celui de l’installation et de la maintenance d’un site de multiblogging avec réseau social.

    L’environnement technique de CV n’est pas figé: nous allons continuer à l’améliorer et à proposer de nouvelles fonctionnalités, en sollicitant au fur et à mesure les budgets nécessaires à la poursuite de son développement.

  3. J’ai hâte de voir l’agrégation éditée et l’intégration des autres équipes de recherche notamment « l’image en anthropologie » !
    Vu de l’extérieur c’est très encourageant de lire chaque jour le travail-en-train-de-se-faire d’une équipe de recherche. Je ne suis pas étudiante à l’EHESS mais CV est pour moi une source de motivation et d’émulation collective très appréciable au quotidien.
    J’en profite pour vous signaler l’initiative de plateforme de recherche par le collectif conte,l’ISH et le CREA de Lyon 2 : http://collectifconte.ish-lyon.cnrs.fr/index_fr.php

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