Compte rendu du séminaire "Mythes, images, monstres", 2009-2010

Le séminaire « Mythes, images, monstres » s’est donné pour objet l’analyse des usages visuels de la culture populaire occidentale contemporaine. Selon les principes mis en œuvre par Roland Barthes dans Mythologies (1957), toutes les productions des industries culturelles sont placées sur un pied d’égalité, sans distinction entre fiction et information, au titre d’œuvres à caractère narratif, ou récits, en concurrence sur les marchés du loisir et de l’attention.

Dans ce cadre, l’usage principal des images apparaît comme celui de support de récit. En régime culturel, l’image n’est jamais seule: elle accompagne le plus souvent un énoncé, présent ou implicite, qui justifie son usage. Comme tous les produits des industries culturelles, l’image est un objet édité, autrement dit le résultat visible d’un processus élaboré dont l’éditeur est le principal acteur. Au lieu de se restreindre à la seule prise en compte des caractères formels de l’image, l’analyse doit par conséquent porter sur le dispositif dans son ensemble (qui inclut notamment la nature du support, le contexte d’énonciation ou les indications d’échelle).

Le cadre théorique qui permet d’analyser la majorité des usages de l’image en régime culturel est celui du rapport illustratif, qui peut être caractérisé par l’existence d’une intention narrative et la création d’un rapport signifiant entre un énoncé et une image.

Tout en rappelant le poids du rôle pédagogique dans l’essor des produits éditoriaux illustrés, l’analyse de l’imagerie des dinosaures, de 1852 à nos jours, a permis de mettre en évidence l’importance de la fonction de figuration dans les usages culturels de l’image. Censé véhiculer une information objective, le « réalisme » de la représentation vise à renforcer l’illusion de neutralité de la proposition visuelle. En l’absence du représenté, l’image a la capacité de fournir une information suffisamment dense pour faire croire à l’existence d’une nouvelle réalité.

S’en tenir à l’analyse des productions isolées n’est pas suffisant. Le système des industries culturelles est caractérisé par une forte propension à la répétition ou à la reprise des récits, pour des raisons d’opportunité économique. La viralité des récits est perçue comme un indicateur de leur pertinence symbolique. L’analyse de la mythologie de la conquête spatiale au début des années 1950 ou celle de l’illustration de Rudolf Zallinger « La marche du progrès » (1965) ont permis d’observer les effets historiques de cette répétition, qui produit une objectivation des récits. Leur circulation intermédiale fait progressivement oublier leur caractère d’œuvre créée et leur confère une valeur de généralité, les faisant accéder au rang de métarécits (Lyotard). L’objectivation ainsi réalisée favorise l’appropriation collective.

En dépit de la fiction de la rationalité occidentale, le paysage que dessine une histoire des usages culturels de l’image montre que la croyance mythologique y occupe une place semblable à celle des sociétés dites traditionnelles. Comme la culture chrétienne médiévale, les industries culturelles choisissent l’image pour s’adresser au plus grand nombre. Comme elle, elles s’appuient sur la fonction figurative pour favoriser une objectivation des récits. Comme elle, elles font de l’imaginaire le moteur d’une société.

Principales publications

12 réflexions au sujet de « Compte rendu du séminaire "Mythes, images, monstres", 2009-2010 »

  1. L’un des moteurs d’une société, je crois, non ? Il en est d’autres (la réalité du travail, ou des études, ou de la religion; l’appartenance à un groupe; les efforts des militants…) il me semble, ou ai-je la naïveté de le croire seulement ? L’objectivation des récits a-t-elle court, aussi, dans le monde réel (ou ce dernier n’existe-t-il tout simplement pas ?) ?

  2. A plusieurs reprises j’ai lu ici ce concept d’objectivation – qui marche très bien sur ses deux jambes – et à chaque fois je me demande d’où il vient. On le rencontre bien sûr ailleurs, mais dans ce cadre plus spécifique d’analyse, est que quelqu’un pourrait me dire d’où vient le poisson ?

  3. @PCH: Il n’y a pas d’opposition entre le réel et les récits: les récits construisent le réel, c’est leur fonction. Le sens fondamental de ma proposition est bien de replacer les images dans un paysage plus général, où leur usage n’est qu’une ressource parmi d’autres.

    @Pierre: Le concept d’objectivation est issu de l’ouvrage important de Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivity, Zone Books, 2007.

  4. Dire « les récits construisent le réel » est peut être donner trop d’importance aux récits, il me semble ?

    Mais enfin bon, c’est un sujet trollesque, aussi je préfère juste le démarrer, voir s’il va prendre 🙂

    Cela n’enlève rien à cet article. Même de dire « l’imaginaire est LE moteur d’une société », ça se défend (l’inverse aussi), je ne sais pas si l’auteur le voulait ainsi ; mais de toutes façons ce n’est pas grave, l’ensemble est très intéressant.

    Peut être aussi, aimerais-je des précisions sur « La viralité des récits est perçue comme un indicateur de leur pertinence symbolique.  » Je sais bien que les scientifiques, pour manifester « l’objectivation » de leur propre récit, font gaffe à montrer qu’ils se limitent à l’observation, et encore mieux qu’ils observent les observateurs. (chez les scientifiques, c’est la récursivité qui semble former réalité 🙂

    Mais là, avec la notion d’indicateur, de symbole, de pertinence, on est en plein dans des notions qui construisent une science. Aussi, les scientifiques pourraient-ils dire par eux mêmes s’ils considèrent « la viralité des récits comme un indicateur… », et non plus seulement observer ce phénomène d’observation dans la société ?

    Je comprends de l’article que ce phénomène de viralité est dû à une économie d’énergie, à une optimisation économique des industries culturelles : ça coûte moins cher de répéter le même récit tout le temps, plutôt que d’en inventer un à chaque fois. Mais sauf erreur ça ne marche pas à tous les coups ? Le principe d’économie n’explique pas à lui seul qu’un récit « marche », il me semble ? Comment comprenez-vous ça ?

    Cordialement.

  5. @Hervé A: « Dire “les récits construisent le réel” est peut être donner trop d’importance aux récits » Je ne crois pas. L’espèce humaine aime beaucoup les histoires, toute l’ethnologie est là pour nous le rappeler. Il y a une bonne raison à ça. Le récit est tout simplement une forme très efficace d’organisation de l’information. Il a un début, une intrigue, une fin: il met en ordre et donne une signification aux phénomènes. Le réel est chaotique et incompréhensible tant qu’il n’est pas saisi par l’ordonnancement d’un scénario. Chaque chose que nous identifions et savons nommer fait partie d’un ou plusieurs récits qui en construisent le sens. Si vous préférez, appelez ça un savoir. Vous serez d’accord avec moi si je dis que devenir membre d’une société s’effectue en apprenant tous les savoirs utiles à sa compréhension, qui forment sa culture. Appeler récits ces savoirs est une façon de mettre en avant leur caractère construit, une façon de les « désobjectiver ». Le réchauffement climatique est-il une information objective ou bien s’agit-il d’un scénario longuement mis au point, testé et discuté? Ce que nous sommes encore capables d’apercevoir du processus de constitution de ce récit en raison de son caractère récent vaut en réalité pour n’importe quelle « information » de notre culture, dont chacune a une élaboration et une histoire.

    L’un des récits fondamentaux de la culture occidentale est celui de la rationalité: à l’inverse des sociétés primitives ou médiévales, aveuglées par l’obscurantisme ou le rite, l’homme moderne est éclairé, et fonde ses décisions en raison. Le rappel du rôle insistant de la structuration par les récits (et donc par l’imaginaire) est très difficile à accepter du sein de la mythologie des Lumières. Votre incrédulité est donc très compréhensible: elle est la preuve de l’efficacité du récit 😉

    “La viralité des récits est perçue comme un indicateur de leur pertinence symbolique » Je suis désolé pour le caractère synthétique de ces formules, qui visent à résumer un an de séminaire, mais c’est la loi du genre. Pour le dire de façon plus simple: le fait qu’un roman comme Tarzan, James Bond ou Harry Potter soit repris au cinéma est généralement interprété comme le signe que ce récit est doté d’une pertinence supérieure à un autre qui n’a pas fait l’objet d’une telle reprise. Le raisonnement que nous appliquons est assez compliqué, il intègre notamment la dimension économique de l’oeuvre cinématographique, comprise comme une forme de barrière à l’entrée, autrement dit de système de sélection en fonction de l’attractivité supposée du récit. Il faut être attentif au fait que le système médiatique intègre à tout moment, sous la forme de hit-parade des ventes ou d’informations sur l’audience d’un film, la réponse du public à la proposition culturelle. La prise en compte de ces effets de circulation est réelle et profonde au sein de la culture populaire, mais elle est encore très mal décrite. L’article « La Lune est pour demain » en donne un aperçu plus détaillé à partir d’une étude de cas, nous en étudierons d’autres cette année.

  6. Je veux bien comprendre si on appelle « ça » un savoir, mais convenez qu’il y a une différence entre un truc « chaotique et incompréhensible », et un truc « saisi par l’ordonnancement d’un scénario ». Je trouve qu’on assimile trop vite le premier au second, sous prétexte qu’on ne pourrait accéder au premier que par le second.

    Pour ce qui est de la viralité, ok. Si je comprends bien vous auriez pu écrire : « NOUS percevons la viralité des récits comme un indicateur de leur pertinence symbolique ». « Nous », c’est à dire les participants aux années de séminaires.

    Je serais curieux d’avoir votre avis sur le récit dans le domaine des partis politiques. La aussi il y a des partis qui répètent tout le temps la même chose pour former une authenticité. (qu’ils disent). Une exploitation de la viralité, un virus pire que la peste, pour le coup.

    Il me semble que l’une des clefs du politique tient à ce thème, où le récit dit se rapporter à la réalité pour être crédible. Pour y parvenir certains répètent tout le temps la même chose, d’autres se rapportent aux attentes des électeurs… qui forme savoir, qui forme réalité, comment ça fonctionne ?

    Cordialement.

  7. Non, ci-dessus, le « nous » désigne le destinataire des oeuvres, autrement dit le « public ». Nous faisons tous partie du « public ».

    La dimension construite des savoirs est quelque chose qu’on perçoit mieux à distance, dans une autre tribu plutôt que dans la sienne propre. Vous avez bien identifié le recours au récit et ses fonctions (« former une authenticité ») chez « les partis politiques » – mais les autres communautés n’agissent pas différemment. Pensez par exemple à la religion. Même le groupe le plus sectaire se réfère à ce qui est pour lui une « réalité », tout en s’appuyant sur l’efficacité de la répétition.

  8. Mais comment dire à la fois que « nous » c’est tout le monde, donc vous, et que on perçoit mieux quand on est en dehors ?

    Si vous êtes dedans, c’est donc que vous percevez moins bien la dimension construite des savoirs ?

    Comment répondez-vous à ce sujet ?

  9. Chacun de nous appartient simultanément à plusieurs groupes. On peut donc parfaitement être « dans » un groupe et « en dehors » d’un autre.

    Ensuite, il y a la pratique d’observation, qui est une vieille question du monde scientifique. La première chose qu’on apprend en sciences sociales, c’est qu’il y a une interaction entre l’observateur et ce qu’il observe, et on apprend à gérer ou à contrôler cette interaction. C’est une différence fondamentale avec le journalisme, par exemple, qui croit qu’il peut rendre compte objectivement d’un « fait » qui existe en dehors de la construction médiatique, et que celle-ci n’a pas de rétroaction sur le monde qui l’entoure. Si toutes ces questions vous intéressent, je ne saurais trop vous conseiller d’ouvrir un manuel de sociologie, où elles sont développées de façon beaucoup plus détaillée.

  10. …« autrement dit de système de sélection en fonction de l’attractivité supposée du récit. ».
    Cela rappelle une théorie célèbre, appliquée dans un tout autre domaine, fondée sur des processus de sélection. Il semble que ce soit une question assez chaude aujourd’hui : les réplicateurs de Dawkins, les mêmes, les questions liée à la réplication…
    Est-ce que vous reprenez des approches évolutionnistes ou des schémas darwiniens qui viennent des sciences nat, et éventuellement quels sont dans ces recherches les arguments qui vont à l’encontre de celui de la singularité humaine (ASH) ? (on peut trouver un point de vue critique sur l’ASH, « Culture et singularité humaine », ici :
    http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/05/35/09/PDF/ijn_00000428_00.pdf

    Je connais mal cette tendance, qui me paraît très intéressante (qui peut parfois choquer les inconditionnels de l’ASH), mais si c’est possible j’aimerais en savoir un peu plus sur la manière dont vous construisez ces processus de sélection…

  11. @Pierre: Le (néo-)darwinisme a apporté la preuve que la nature est sociale. Il n’y a donc rien d’étonnant à constater que ses modèles peuvent s’appliquer à la compréhension de la vie en société, qui n’est rien d’autre qu’un écosystème particulier.

    L’argument de la singularité humaine? Vous êtes sérieux? Vous ne voulez pas qu’on parle aussi de l’âme tant qu’on y est? Je vous rappelle que la pseudo-antithèse nature/culture est sans fondement: de nombreuses espèces animales sont dotées de cultures transmissibles. Elle n’est en tout cas d’aucun secours lorsqu’il s’agit d’examiner la réalité des fonctionnements culturels, qui sont évidemment des fonctionnements sociaux – autrement dit parfaitement compatibles avec une description écologique…

  12. @André : je suis bien d’accord, je voulais juste savoir si vous utilisiez concrètement certains trucs en bio en dehors de schémas très généraux…

Les commentaires sont fermés.