Economie d’écran, ou la peinture recouverte par la pub

En fait d’«odyssée numérique au sein des tableaux [1] Formule extraite de la plaquette de présentation.», l’exposition Révélations présentée par le Petit Palais nous assène ce qui se fait de plus indigent comme discours sur l’art de peindre aussi bien que sur l’art de regarder. Entièrement montée et financée par le fabricant d’écrans Samsung (pour les Journées du Patrimoine), cette opération de branding n’a pas seulement pour particularité d’abandonner au mécène la place d’un curateur dramatiquement absent [2] Sur la dimension marketing de l’opération, voir l’article de Capucine Cousin sur Rue89.. Elle fait entrer au musée un mode de consommation des images qu’on croyait réservé aux stands de Darty. En accueillant cette « installation », le très honorable Petit Palais légitime ce que l’événement prétend pourtant corriger: la paresse des regards trop pressés, dont seraient affublés les nouveaux adeptes de l’écran (suivez mon regard).

Le dispositif est simple: côte à côte ou l’un sur l’autre, sont accrochés une photographie d’une œuvre maîtresse de l’histoire de la peinture et un écran LED 55 pouces où tourne en boucle une vidéo numérique réalisée par Samsung Electronics. On pourrait penser l’agencement neutre, il est déjà malhonnête. Pour faire valoir les écrans dernier cri, aux couleurs saturées et aux vitres impeccables, les reproductions qu’on leur a associées sont exécrables: finitions des encadrements douteuses, couleurs passées, recadrages aberrants (Marie-Madeleine pratiquement coupée du Christ mort de Mantegna).

Certes, il fallait sans doute une telle tricherie pour tenter de dissimuler la pauvreté des films censés nous plonger dans une «expérience immersive d’un genre nouveau». Pour la plupart, les vidéos se contentent en fait de balayer la surface des œuvres (à un rythme que seul un moine trappiste est sans doute encore capable de supporter), avec un effet de presbytie des plus déplaisants. On ne peut s’empêcher de penser aux économiseurs d’écran, dont la routine mollement hypnotique est justement tolérable parce qu’ils sont faits pour n’être pas regardés. Ici, le regard est au contraire à ce point contraint, écroué dans une linéarité lourdement narrative, qu’on regrette dès le 2e tableau la liberté jadis offerte par les images fixes.

Pour quelques œuvres, toutefois, les ingénieurs de Samsung ont fait preuve de plus d’audace. Ainsi pour l’Exécution sans jugement chez les rois maures de Regnault, dont les détails n’ont pourtant pas besoin d’effets spéciaux pour être saisissants, on a trouvé plus explicite de faire couler le sang (oui, comme dans les bondieuseries kitsch qu’on vend autour du Vatican). Un peu plus loin, les bougies de Georges de La Tour ne sont pas en reste: elles fument pour de vrai… Quant au temps anxieusement arrêté de Chirico, une agitation ludique des formes vient heureusement le dissiper.

Plus fort encore: L’Enfant au toton de Chardin se voit non seulement doté de mouvement (devinez qu’est-ce qui tourne), mais aussi de relief. Après les classiques d’Hollywood, les classiques du Louvre en 3D: on pourra désormais économiser une paire de lunettes en passant du cinéma au musée.

Non contente de sauver tous ces chefs-d’œuvre de leur platitude et de leur immobilité, la technologie les sauve aussi de leur silence. En guise de «contextualisation sonore» (comme l’appelle la brochure), on entend donc des bruits de vagues sur Le Radeau de la Méduse, des bruit de tempête sur Giorgione, etc.

Comble de tous ces égarements – ou comment défaire au Petit Palais ce qu’une exposition du Grand Palais avait remarquablement donné à voir il y a quelques mois [3] Turner et ses peintres, février-mai 2010, commissariat: Guillaume Faroult, David Solkin et Ian Warrell. : un Turner littéralement noyé sous une animation de brouillard, dont on s’étonne après coup qu’elle ne nous ait pas mouillés. Ce sera sans doute pour la prochaine expo, avec odorama…

J’entends déjà les démagogues brocarder notre élitisme et vanter les mérites pédagogiques de tels enfantillages. Je leur passe volontiers que déconstruire un Arcimboldo comme un mécano ou redresser l’anamorphose des Ambassadeurs impressionne à coup sûr les  spectateurs, tout en leur révélant quelque chose de l’artifice pictural. Pour le reste, ramener toute peinture à sa référence, et toute référence à une anecdote n’est pas faire œuvre de pédagogie, mais surfer sur la vogue du storytelling en méprisant le public. Souvenons-nous : certains puristes avaient reproché aux Palettes d’Alain Jaubert [4]Série de 50 films consacrés aux grands tableaux de l’histoire de la peinture produite par La Sept Arte, avec la participation de la RMN, du musée du Louvre, du musée d’Orsay et du Centre … Continue reading d’être trop narratives et trop éprises de suspens. L’exposition du Petit Palais montre aujourd’hui d’une manière éclatante que c’était lui faire un faux procès. Si chaque film de cette collection était bien construit comme une enquête policière, l’œuvre qu’il explorait n’était jamais réduite à la scène qu’elle représentait.

On pourra encore m’objecter que nos contemporains ne sachant plus poser durablement leurs yeux sur une image, l’installation a au moins le mérite de les forcer à observer détails et textures (pour autant que la définition, souvent très moyenne, le permette). Je répondrais que la moindre des images en très haute résolution qu’on trouve désormais sur Internet apporte une réponse bien plus pertinente à ce handicap du regard que ces vidéos d’un autre âge. L’accord passé il y a presque deux ans entre Google Earth et le musée du Prado, notamment, a permis de présenter les œuvres d’une manière réellement inédite. Synchronisation de l’œil et de la souris, effets combinés d’immersion et de survol, sensation de continuum avec accès discontinu… Sans parler d’une perception de la matière qu’aucune visite réelle n’autorise (les tableaux étant toujours maintenus à bonne distance, alors qu’on approche ici l’échelle du millimètre). Dans ce dispositif-là, l’internaute n’est pas contraint de suivre docilement le mouvement d’une caméra dépourvue d’imagination. Certes, il peut cliquer, butiner, zapper. Mais, dès qu’il zoome, il est happé par cette surface dont la profondeur semble soudain aussi énigmatique qu’illimitée.

On l’aura compris: le pire dommage causé par l’exposition Samsung n’est pas pour ces quelques 40 chefs-d’œuvre, qui en ont vu d’autres et dont la sacralité, sans doute, se nourrit aussi de telles bigoteries. Non, le pire est pour la technologie numérique, ici réduite à du gadget publicitaire. Comment mieux disqualifier le potentiel d’intelligence de ces nouveaux outils qu’en infantilisant ainsi le spectateur et en s’interdisant toute la complexité que le pixel peut recéler?

Parce que l’institution muséale prend ici le risque de ne présenter que des reproductions (sans doute la seule véritable audace de cette entreprise), le dossier de presse n’hésite pas à invoquer Malraux. Malheureusement, il ne suffit pas de coller des copies sur un mur pour faire un musée imaginaire. Il faut aussi une véritable pensée du support, c’est-à-dire de l’espace qui va d’une image à l’autre, et du temps qui les enchâsse dans notre mémoire.

Notes

Notes
1 Formule extraite de la plaquette de présentation.
2 Sur la dimension marketing de l’opération, voir l’article de Capucine Cousin sur Rue89.
3 Turner et ses peintres, février-mai 2010, commissariat: Guillaume Faroult, David Solkin et Ian Warrell.
4 Série de 50 films consacrés aux grands tableaux de l’histoire de la peinture produite par La Sept Arte, avec la participation de la RMN, du musée du Louvre, du musée d’Orsay et du Centre Pompidou.

4 réflexions au sujet de « Economie d’écran, ou la peinture recouverte par la pub »

  1. Magnifique! Qu’est qu’on a rigolé à l’atelier en découvrant ces joyeuses blagues. Le business à toujours aussi bon goût. Merci.

  2. Le chiffon Rouge que constitue à vos yeux un industriel engagé dans une authentique exposition de décryptage numérique de chefs d’oeuvres, immuablement enfouis sous la poussière de leur notoriété, a eu semble t’il eu le don de fausser votre jugement et vous rendre parfois aveugle mais aussi sourde.

    Dommage qu’il n’y ai pas eu d’investigation préalable de votre part auprès de Pierre Oscar Levy qui a signé en tant que réalisateur 23 des 40 films présentés ainsi que Jean Jacque Birgé le directeur artistique et musical de ces mêmes 23 films. Le débat et l’esprit critique l’aurait emporté sur le procès d’intention éloquent que vous faites au mécène de la collection et de l’exposition. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

    http://www.mediapart.fr/club/blog/jean-jacques-birge/190910/promenade-virtuelle-au-petit-palais

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