Et si on arrêtait de travailler sur Tintin?

Dessin de Tardi, publié dans le n° hors série de (A suivre), avril 1983.
Dessin de Tardi, publié dans le n° hors série de (A suivre), avril 1983.

Les éditions Moulinsart, propriétaire des droits de l’oeuvre d’Hergé, ont eu la peau de Bob Garcia. Le tintinologue qui avait eu le tort de publier deux études illustrées d’une trentaine de vignettes, a été condamné en appel pour le motif burlesque de « contrefaçon » à 50.000 euros de dommages et intérêts. La maison d’édition a mis une hypothèque sur la maison de l’écrivain, qui n’a pas les moyens de payer un tel montant et fait appel aux dons sur sa page Facebook.

On sait Nick Rodwell particulièrement chatouilleux sur les questions de propriété intellectuelle. Le procès Garcia est clairement l’occasion de faire un exemple, dans le contexte de la préparation du film de Steven Spielberg, pour intimider ceux qui seraient tentés de soumettre l’oeuvre d’Hergé aux pratiques du remix, montage et autres citations qui fleurissent sur internet. Ce faisant, l’homme d’affaires est en train de creuser la tombe de Tintin. Une oeuvre non partageable, limitée à un destin exclusivement commercial, s’exclut d’elle-même des circulations appropriatives de la culture populaire. Tintin, déjà largement absent des blogs, voit sa présence diminuer comme peau de chagrin sur les espaces publics du web, où sa viralité est réduite à zéro.

En niant toute possibilité d’appliquer l’exception de citation aux oeuvres graphiques, y compris quand celles-ci ne portent pas de tort financier à l’auteur et à ses ayants-droits, l’intransigeance de Moulinsart menace le travail de tous les chercheurs en études visuelles. C’est pourquoi je propose que les chercheurs suspendent leurs travaux sur l’oeuvre d’Hergé jusqu’au retour de celle-ci dans le domaine public (en 2053). En réduisant son impact culturel, ils contribueront mécaniquement à la baisse des ventes. Peut-être Rodwell comprendra-t-il alors ce que sa poule aux oeufs d’or doit aux dynamiques culturelles, dont la recherche est un puissant moteur.

18 réflexions au sujet de « Et si on arrêtait de travailler sur Tintin? »

  1. Je ne comprends pas la complaisance des juges vis à vis des prétentions de Moulinsart (qui a obtenu il y a quelques années le pilonnage d’essais : l’alcool dans Tintin, les rapports entre Hergé et le Rexisme). Il est vrai que le droit français (et, je suppose, belge), souffre du fait que le droit de citation dont peuvent profiter les journalistes ou les chercheurs n’existe pas pour les images (ou en tout cas les dessins ?) et que la jurisprudence est de moins en moins souple à ce sujet, ce qui permet un blackout sur de nombreuses œuvres graphiques, notamment. La revue Papiers Nickelés en parle régulièrement.
    La solution serait que le droit s’inspire sur ces points du « fair use » américain, qui ne permet pas de confondre pillage du droit d’auteur et droit de critique et d’analyse.
    Ce qui est pathétique, c’est que, en dehors de la sortie du Spielberg, l’intérêt financier de la « marque » Tintin ne cesse de baisser et les ventes d’albums, faute de nouveauté et faute de renouvellement du public, ne cessent de chuter, malgré des rééditions sous divers formats (une intégrale en un seul livre, des mini albums, des fac-similés fifties, et même des faux fac simile fifties…). Quand au filon des essais et autres compilations « officielles » (Tintin sur le divan, les jurons du capitaine Haddock,…), il semble s’épuiser aussi de lui-même, d’autant que ses auteurs sont muselés par une obligation de tintinolâtrie.

  2. J’ai déjà évoqué une autre possibilité: celle de ne plus acheter les produits dérivés. L’idée d’un boycott des chercheurs est encore meilleure. Ne plus parler de Tintin non pas parce que l’on reproche quoi que ce soit à Hergé (qui doit se retourner dans sa tombe)mais parce que sa Veuve et l’Américain se font du gras sur son dos alors qu’il n’ont aucun talent. Nous aussi, nous voulons la peau de Mme Hergé et monsieur Rodwell: ils vont regretter très vite cette action lamentable. Quant au film de Spielberg, nous le boycotterons aussi. Enfin, je trouve que les people sont très silencieux quand il s’agit de droits d’auteurs… Or ce sont des personnes médiatisées qu’il faudrait mettre en avant pour soutenir Bob Garcia et Gordon Zola.
    Amelie Sapero.

  3. oui, étrange cas d’école

    il y a quelques années, on s’était mobilisés autour de JM Maulpoix dans une histoire de violence policière que nous avions été plusieurs à relayer sur nos sites, et c’est sur lui que le procès était tombé, condamné à 5000 euros on en avait récolté 3000 c’était parfaitement illégal mais on l’avait fait

    là je me vois mal participer à une telle collecte ou la relayer, c’est comme d’aller cautionner système poubelle

    réflexion sur la viralité que tu proposes est fondamentale – pour livre @ édition, Livres Hebdo, journal pro à tarif d’abonnement inaccessible à particulier (et qui ne propose pas d’abonnement uniquement Internet) laissait jusqu’à présent accessible ses brèves et actus via un petit pop-up discret, supprimé il y a 2 semaines : du coup on ne voit plus que les titres et sommaires, et c’est encore un appui qui disparaît dans les débats et informations – je n’avais jamais vu employer l’expression « circulation appropriative » mais c’est évident que c’est enjeu majeur pas seulement pour ce domaine très symbolique de culture populaire, mais aussi pour nos propres boulots en cours

  4. Info rapportée par Bob Garcia:

    « Un thésard m’a relaté sa mésaventure avec Moulingesale. Il a écrit sa thèse tintinesque (illustrée de quelques dessins de Hergé) et l’a envoyée à Moulafric, pensant ainsi rendre hommage à Hergé. En réponse, il a reçu une note d’honoraire délirante pour utilisation illégale des dessins. Il a donc publiée sa thèse sur Hergé sans dessin de Hergé. »

    Ca donne envie!

  5. Il faudrait peut-être lancer un mouvement de chercheurs en images et en littérature : « Tintin ? tintin jusqu’en 2053 ! » ou « Hergé no more ». Enfin une prise de position collective pour souligner le problème.

  6. Vu les ventes de Tintin, je pense que la viralité et les produits « dérivés » ( pas que figurines mais aussi essais, etc…), ils en ont rien à battre chez Moulinsale.
    Un autre éditeur que le Léopard Démasqué (éditeur fondé par Gordon Zola) essaye de publier des documents : Comment Hergé à créé « titre du Tintin » avec des docu super illustrés pour bien tout expliquer.
    8 tomes de parus, je ne vous raconte pas les amendes pour le moment, et les procès 🙂
    Pour info, je suis libraire.

  7. La bande-annonce du nouveau film de Besson s’ouvre sur une image de statuette qui tombe et dont il faut dire qu’elle est assez reconnaissable. En tous cas j’ai tout de suite pensé à « L’oreille cassée ». N’y a-t-il pas à craindre que ceux qui font fructifier l’héritage d’Hergé à leur propre bénéfice mais certainement pas au notre, ne fassent interdire le film pour plagiat…

  8. @Patrick : Si Moulinsart est odieux, c’est notamment parce qu’ils s’attaquent aux « petits » : essayistes, auteurs d’hommages ou pirates. Je n’ai jamais entendu parler de problèmes avec des gros studios, là je crois qu’il y aura des gentlemen agreements. Plus généralement, Moulinsart s’oppose à tout ce qui peut nuire à l’image lisse de Tintin.
    La statuette de l’oreille cassée n’appartient pas à Hergé, c’est au départ une antiquité sud-américaine qui se trouve dans un musée bruxellois.

  9. Assurant des cours sur la BD pour les étudiants des métiers du livre, je me trouve bien embarrassé pour l’historique : vais-je devoir escamoter toute image de Tintin, voire même taire le nom d’Hergé pour ne pas subir les foudres de Moulinsart Inc. ? On atteint le seuil d’absurdité auquel conduit la protection légale du droit d’auteur (d’auteur mort !) Et qui vous dit qu’en 2053 Tintin sera dans le domaine public ? Tant qu’on renouvelle le dépôt de marque commerciale, on conserve les droits !

  10. André, je ne sais pas toi, mais pour ma part je ne peux pas attendre 2053 pour recommencer à travailler (dans mon cas graphiquement) avec la figure de Tintin, parce qu’alors, j’aurais très largement dépassé l’âge de 77 ans, comme tu le sais âge limite pour la lecture de Tintin.

    Amicalement

    Phil

  11. Philippe, j’apprécie ta préoccupation, mais je ne crois pas que le « travail graphique » (comme celui de Tardi que j’ai emprunté ci-dessus) soit du ressort de la justice, qui ne concerne que la question de la citation.

    La conclusion qu’on peut tirer de cet épisode est qu’il n’y a en réalité plus de droit d’auteur. Un « droit » qui ne s’applique qu’aux entreprises capables de s’offrir un solide cabinet d’avocats et l’oreille des juges, au mépris de l’esprit de la loi et des préconisations européennes, est une négation du droit. Je parlais dans un de mes libelles d’un « droit du distributeur », à géométrie variable: Moulinsart confirme que l’ex-« droit d’auteur » n’est plus aujourd’hui qu’un droit du plus fort de faire des affaires, et un droit du plus faible de se taire. Les chercheurs n’ont pas d’autre choix que de se plier à ces nouvelles contraintes. Culture Visuelle ne prendra pas le risque de publier du Rodwell. L’art de Hergé attendra.

  12. C’est en effet la question du sens du droit d’auteur aujourd’hui qui est ici posée… Quand arrivera-t-on enfin à questionner cette illusion qui consiste à confondre abusivement autorité et propriété… On reste auteur à vie de ce qu’on a lancé dans le monde… mais peut-on décemment en être propriétaire et en faire une rente ? En vivre et en tirer profit oui, mais je trouve éthiquement indécent d’en déposséder ceux qui l’aiment et l’ont fait vivre.

    On se trouve devant des situations absurdes où l’amour et l’hommage sont punis par ceux qui en sont les bénéficiaires… Il faut repenser le système à l’aune des moyens de diffusion et laisser le savoir et la culture prendre un peu l’air libre ! Sinon le système court à sa perte et ce sont les commerçants et les artistes qui leur sont dévoués qui en pâtiront.

  13. ANDRÉ G. : « je ne crois pas que le “travail graphique” (comme celui de Tardi que j’ai emprunté ci-dessus) soit du ressort de la justice, qui ne concerne que la question de la citation », dites-vous.
    Hélas hélas, c’est faux ! Voici un article du 10 juillet 2009, publié sur neuvieme-art.com :
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    « Saint-Tin, le pastiche de Tintin va-t-il poursuivre ses aventures ? C’est plutôt mal parti ! Jeudi 9 juillet 2009, le tribunal d’Evry a en effet condamné l’éditeur Arconsil (*) à verser 40 000 euros aux ayant-droits d’Hergé en réparation du préjudice économique pour parasitime. « La recherche d’un lien de filiation entre les aventures de Saint-Tin et Tintin procède d’un comportement fautif à des fins lucratives » estiment les juges qui ont ordonné la publication du jugement dans le magazine Livres Hebdo et un quotidien national aux frais du parodiste.

    En ajoutant les frais de justice, la facture risque d’être bien lourde pour les épaules du petit éditeur qui parle de déposer le bilan. Lors de l’audience en avril, le père de Saint-Tin, l’auteur Gordon Zola, de son vrai nom Éric Mogis avait plaidé la bonne foi et l’hommage rendu à Hergé. Le tribunal ne l’a pas entendu.

    Pour les juges en revanche, il n’y a pas contrefaçon. La demande d’interdiction et de commercialisation des ouvrages réclamée par la société Moulinsart qui gère l’héritage d’Hergé et Fanny Rodwell, l’héritière du dessinateur belge est également rejetée. Arconsil va notamment pouvoir récupérer tous les volumes saisis fin février à la demande de Moulinsart. Une dernière chance peut-être pour acquérir La Lotus Bleue, Le Vol des 714 Porcineys, Le Crado Pince Fort ou encore L’Oreille qui Sait. Quatre Aventures de Saint-Tin et son ami Lou tirées à 6 000 exemplaires ont déjà été publiées. Une cinquième était en préparation sur les 23 ouvrages prévus.

    (*) Arconsil est la société mère des Editions du Léopard Démasqué qui publient Les Aventures de Saint-Tin et son ami Lou. »
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    Le cas ci-dessus n’est pas le premier du genre, loin s’en faut. Et on imagine aisément que n’importe quelle réutilisation graphique des personnages d’Hergé peut être qualifiée de parasitisme, voire de contrefaçon. Qu’il s’agisse d’hommage ou pas.

  14. Un “droit” qui ne s’applique qu’aux entreprises capables de s’offrir un solide cabinet d’avocats et l’oreille des juges, au mépris de l’esprit de la loi et des préconisations européennes, est une négation du droit

    Au Canada, des musiciens ont attaqué en 2008 Warner, Sony, BMG et EMI, sous forme d’une class action lancée par la veuve de Chet Baker. En effet, ces grosses sociétés qui font voter les lois qui les arrangent dans tous les pays du monde, ne respectent pas forcément leurs obligations et négligent de demander certaines autorisations avant d’inclure des morceaux à leurs compilations comme ils négligent ensuite souvent de payer les droits qui vont avec.
    Les « majors » ont admis leurs torts et proposé d’effacer leur ardoise pour cinquante millions de dollars. Mais les ayant-droits, taquins, ont rappelé que ces mêmes majors exigeaient 20 000 dollars par morceau téléchargé illégalement, ce qui porterait la dette à six milliards de dollars.
    De temps en temps les musiciens se souviennent que les maisons de disques leur prennent plus qu’elles ne leur donnent, mais c’est rare…

  15. @Alain Korkos et André

    Hélas hélas, c’est faux !

    Je dirais même plus. C’est extrêmement risqué.

    @André: pour ce qui est des droits d’auteur, longtemps que personnellement j’appelle cela des droits d’éditeurs, puisque cela fait longtemps que presque plus personne ne vit de ses droits d’auteur, mais là la question n’est pas discutable dans le cadre d’un commentaire.

    Dans le même biotope de l’héritier qui ne rend pas les meilleurs services à l’oeuvre, tu as également le cas du fils de Raymond Queneau, par ailleurs très piètre graphiste, qui traine régulièrement devant les tribunaux des innocents inconscients d’avoir publié en ligne les « cent mille milliards de poèmes », pourtant réputés illisibles dans sa version graphique, alors qu’en ligne ce n’est que du bonheur.

    Dans le cas de Rodwell, on notera que la publication des archives dans un format hors de prix en grande partie à cause d’une finesse de reproduction tout à fait excessive pour des crayonnés et des croquis préparatoires n’était pas non plus le meilleur des services rendu à l’oeuvre. Quand ces tomes sont sortis, au vu de leur prix, je me suis bien gardé de les ouvrir sur l’étal de la librairie de peur de faire une bêtise.

    Amicalement

    Phil

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