Les nouveaux chemins de l'authenticité photographique

Je reproduis ci-dessous mon éditorial paru dans le numéro 31 d’Etudes photographiques (printemps 2014), afin de permettre sa discussion.

Pendant la majeure partie de son histoire, la photographie a rempli la fonction jadis assurée par les icônes ou les reliques: celle de garantir l’authenticité de la représentation. De nombreuses élaborations ont été proposées pour expliquer que ce caractère provenait de la nature technique de l’enregistrement. En remettant en question la théorie de l’empreinte, le passage aux supports numériques a paru contredire cette légende moderniste. Certains n’ont pas hésité à décréter la fin de la photographie [1]Fred Ritchin, In Our Own Image. The Coming Revolution in Photography, New York, Aperture, 1990; William J. Mitchell, The Reconfigured Eye. Visual Truth in the Post- photographic Era, Cambridge, MIT … Continue reading.

Pourtant, une vingtaine d’années après ce virage, ni la demande d’une image porteuse de vérité ni la photographie n’ont disparu. Bien au contraire, celle-ci a envahi tous les espaces de la sociabilité, et les pratiques montrent que l’authenticité demeure un point de repère indispensable de la culture visuelle.

Est-ce à dire que l’image numérique n’y a rien changé? Au contraire. De nouveaux critères ont fait leur apparition: la datation ou la géolocalisation des fichiers prolongent le paradigme de l’attestation technique. Mais on a surtout observé un déplacement des formes de garantie de l’espace de la production de l’image à la sémiologie de sa réception. Désormais, ce n’est plus la technologie photographique qui assure la sincérité de l’enregistrement, mais l’inscription individuelle dans l’image de son auteur, rendue visible par divers traits repérables.

Plutôt que le narcissisme souvent reproché à l’autoportrait au smartphone, la demande d’authenticité contribue à expliquer l’expansion du selfie, qui répond à l’affaiblissement de l’attestation photographique par la manifestation de défauts identifiables pour le destinataire – geste de manipulation de l’appareil, cadrage incertain ou déformation des perspectives forment autant de signes du caractère autoproduit de l’image, qui garantit sa fidélité. Ce n’est pas parce que le selfie produit un portrait flatteur, mais au contraire parce qu’il présente des imperfections visibles qu’il fournit un degré d’attestation supérieur.

La crédibilité que l’on accordait autrefois à la production automatique de l’enregistrement se trouve ainsi reportée sur les carences de la maîtrise de l’outil. Il peut paraître surprenant de voir ce déplacement favoriser la pratique amateur au détriment de la photographie professionnelle. Mais la forte croissance de la conversation visuelle, à travers les outils connectés, met plus que jamais la photographie autoproduite au cœur des usages. Cette évolution témoigne également d’une amélioration globale de la culture visuelle des non-spécialistes, capables d’identifier et d’interpréter des caractères complexes.

Plusieurs contributions du présent numéro reviennent sur les différents aspects de la photographie dite « amateur ». Au-delà des apparences, qui peuvent elles aussi être contrefaites, on constate l’importance des formes d’attestation ou de contextualisation individuelles. L’auteur de l’image est devenu le témoin privilégié de sa réalisation, celui qui paraît le mieux à même de garantir son honnêteté [2]Le rôle décisif du témoignage dans l’établissement de la preuve par le document visuel a été étudié par Christian Delage, La Vérité par l’image. De Nuremberg au … Continue reading. Plutôt que par des critères a priori, c’est par l’interaction avec le destinataire que s’établit la vérité de l’image, qui apparaît bien comme le résultat d’un exercice d’interprétation.

L’extension sans précédent de la production photographique à laquelle nous assistons s’accompagne en effet d’une multiplication tout aussi inédite des usages. L’alphabétisation visuelle prédite par László Moholy-Nagy concerne donc autant des auteurs que des lecteurs, tous simultanément et réciproquement usagers des images. Les ressorts de l’authenticité photographique ne sont plus comme autrefois la technique, la lumière ou l’empreinte, mais le témoignage, l’expérience et la conversation.

Citation: André Gunthert, « Les nouveaux chemins de l’authenticité photographique », Etudes photographiques, n° 31, printemps 2014, p. 2-3.

Notes

Notes
1 Fred Ritchin, In Our Own Image. The Coming Revolution in Photography, New York, Aperture, 1990; William J. Mitchell, The Reconfigured Eye. Visual Truth in the Post- photographic Era, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 20.
2 Le rôle décisif du témoignage dans l’établissement de la preuve par le document visuel a été étudié par Christian Delage, La Vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006.

4 réflexions au sujet de « Les nouveaux chemins de l'authenticité photographique »

  1. bonjour
    je ne sais pas si vous aviez été informé de notre exposition fALSEfAKES – FRAIFAUXSEMBLANT de l’été dernier qui traité d’une autre manière la question de l’authenticité du document photographique. je vous met en copie mon essaie publié dans un mi-mensuel à lausanne, LA CITÉ, et qui servait de texte de catalogue. je pourrais vous aussi faire parvenir sous forme de pdf le guide de l’expo que nous avions édité à l’occasion.
    avec mes meilleurs salutations
    joerg bader

    fALSEfAKES – le vrai faux semblant

    UNE EXPOSITION DU CENTRE DE LA PHOTOGRAPHIE GENÈVE
    DU 7 JUIN AU 28 JUILLET 2013

    Commissaire : Joerg Bader
    Commissaire associé : Sébastien Leseigneur

    L’exposition fALSEfAKES interroge la portée documentaire de la photographie. Il est certain que – producteurs et consommateurs confondus de photographie nous partageons la conviction que la production d’images au moyen d’appareils mecanico-optiques fonctionne toujours comme témoignage.

    La photographie est auréolée jusqu’à aujourd’hui d’une réputation de fournisseur de preuves irréfutable, tant que la croyance en son pouvoir de témoignage perdure. Apparue au 19eme siècle, elle prend du crédit au service des sciences, comme par exemple de l’histoire, de l’histoire de l’art, de l’anthropologie ou de la sociologie, mais également au près des sciences naturelles, spécialement dans le scillon du positivisme (né au même moment que la photographie), où la connaissance des faits réels vérifiés par l’expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde sensible.

    Dans nos sociétés contemporaines, nous assistons à une telle déréalisation de la vie humaine, que différencier vrai et simulacre du réel, trace documentaire ou mise en scène, s’avère de plus en plus difficile. Il est indiscutable que les images fixes et en mouvement sont partie prenante de cette grande confusion, étant favorisées dans notre économie ultralibérale par une perception du monde spectaculaire.

    Un changement déterminant s’est produit, il y a onze ans, quand un président des Etats-Unis a déclaré la guerre à un autre pays en se basant sur des preuves falsifiées, dont des photographies.
    Devant la recrudescence de simulacres dans nos sociétés contemporaine, la question se pose : à qui sert le faux? Il sert à la spectacularisation de la marchandise et à son support idéologique, la grande majorité des masses médias. Il sert aussi à l’appareil militaro/industriel, mais il sert aussi les artistes qui, depuis que l’art existe (depuis la renaissance), ne cessent de se servir du faux pour dire vrai.

    Le malaise dépasse de beaucoup le syndrome « 11 septembre 2001 » – dont on disait souvent qu’il était « plus vrai que nature » – si l’on considère que la société marchande ne peut se réaliser que dans la spectacularisation de tous les aspects de la vie et que le faux est un moment du vrai. Une fois admis le fait que nos vies sont soumises au règne de la marchandise, voire du simulacre – allant de la culture à l’amour en passant par la santé et l’information, dans lesquelles tout devient une série tv avec le « story telling » – on arrive au point où les termes de « vrai » et de « faux » sont renvoyés dos-à-dos et vidés de leur sens.

    Ainsi la notion de documentaire, jeune de moins d’un siècle, n’a jamais été célébrée autant qu’aujourd’hui autant au cinéma qu’en photographie. Et pourtant, le documentaire en photographie devient de plus en plus une forme vide. La notion de « document photographique » est mit en doute par les artistes depuis la fin des années 70, début 80. À cette époque, Cindy Sherman et Jeff Wall changeaient radicalement les codes d’authenticité, propres à toute photographie prétendant à «documenter ».

    Le terme « Document » signifie dans sa racine latine, « ce qui sert à instruire ». Plus loin on lit dans le Petit Robert, pour l’emploie contemporain du mot : « écrit, servant de preuve ou de renseignement ». C’est la notion de preuve qui auréole le document photographique depuis ses début, quand l’un de ses inventeurs, Henry Fox Talbot, éditait le premier album photographique avec le titre fort parlant : « Pencil of Nature » (« Crayon de la Nature »). Comme si la nature elle même pouvait se représenter. Bien évidemment, il fallait un sérieux coup de main humain, pour que des rayons de lumière s’inscrivent sur des surfaces photosensibles.

    Il est intéressant de noter que c’est dans la seconde moitié du 19eme siècle que la photographie est devenue l’un du principal support de l’art médiumnique. Dans cette pratique, les images ne sont plus faites par des personnes qui s’en attribuent directement la parenté, mais qui se considèrent comme des intermédiaires à travers lesquels s’expriment des forces ou des esprits. Ce courant de la photographie dixneuvièmiste peu être considéré comme la face caché de la photographie en tant que servante de preuves pour les sciences, auréolé d’une réputatio d’authenticité qui force la croyance.

    C’est ces croyances que nous voulons questionner avec fALSE fAKES. L’argument le plus commun consiste à dire que Photoshop a ouvert toutes les vannes à la falsification de la photographique. Mais la photographie ait été manipulé depuis ses débuts, Manipulated Photography Before Digital Age, qui a fermé ses portes fin janvier 2013 au Metropolitan Museum N.Y., vient de le rappeler magistralement.

    L’intérêt accru pour les archives photographiques ces dernières années va de pair avec une mystification par des supports analogues, parce qu’on les considère comme plus authentiques que le numérique à un moment où précisément la production d’images digitales se multiplie à une vitesse incontrôlable, sans que nous sachions comment nous pourrons les conserver dans 50 ans.

    Photoshop n’est pas une menace pour l’expression des vérités, ni aujourd’hui ni demain. Mais peut-être après-demain. Nous entretenons un rapport de confiance avec les images que nous absorbons en masse chaque jour. L’organisation sociale et culturelle de nos sociétés s’appuie sur ces codes et sans eux, plus grand chose ne fonctionnerait. Cette croyance peut se corrompre sur internet et dans des réseaux sociau, mais pas à dans un cadre de communication « institutionnalisé » !

    Ce qui corrompt notre sivion du monde, notre perception du monde sensible émane plutôt des simulacres de toutes sortes auxquels nous sommes confrontés tous les jours : les villes construites à l’ancienne, les arômes alimentaires qui ne proviennent plus d’une matière première, les promesses d’une vie heureuse à condition d’avoir les moyens de consommer, etc. Quand une compagnie d’eau détruit dans les quatre coins du monde des nappes phréatiques afin de vendre partout la même eau déminéralisée puis reminéralisée selon un standard défini par l’entreprise, sous le nom de PURE LIFE, là, il s’agit bien d’un simulacre.

    C’est cet axe de réflexion qui guide l’exposition fALSE FAKES. Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, la notion de « documentaire » dans le champ de la photographie soit malmenée. Il semble que nous soyons arrivés aujourd’hui à un point de rupture, où la forme du documentaire montre ses limites, quels que soient l’ordre économique ou esthétique. C’est dans un tel climat que l’on peut observer un intérêt accru chez les artistes pour des stratégies qui cultivent le vrai mais avec du faux, ou qui s’intéressent au faux avec une telle méticulosité, que nous sommes tentés de le considérer comme du vrai. Dans un monde où règne que l’illusion, les photographes la captent comme les anciens documentaristes, sans que nous puissions, une fois devant l’image, faire le distinguo.

    L’exposition fALSE FAKES veut faire le point dans le domaine de la production d’images fixes, mais aussi de moindre manière dans le monde des images en mouvement, sur un phénomène qui dépasse de loin le chapitre esthétique.

    fALSE fAKES, en écho aux spéculations émises plus haut, proposera quantité de travaux d’artistes Suisses et Internationaux. L’exposition, qui constituera le noyau dur des 50JPG et occupera tous les espaces du Commun et du CPG sur 700 m2, fera par moments écho aux deux éditions précédentes, c’est-à-dire que nous y trouverons des problématiques traitées dans PHOTO-TRAFIC et/ou dans LA REVANCHE DE L’ARCHIVE PHOTOGRAPHIQUE. L’accrochage sera agencé de façon à ce qu’à première vue la confusion régnant dans nos société soit reflétée par des juxtapositions d’œuvres dont le statut n’es pas vérifiable, et que seulement une deuxième lecture, facilitée par un guid imprimé, éclaircisse le visiteur sur la nature des pièces exposées.

    Joerg Bader, commissaire de l’exposition

  2. Christian Metz écrivait en 72 « Le trucage photographique doit être un faux éhonté, ou ne pas être. Il est contraint d’intervenir grossièrement à l’intérieur même de l’action photographiée, puisque la photographie est censée renvoyer en bloc à un spectacle réel qu’elle reproduirait de façon indivise, ne laissant de ce fait aucune faille, aucune fissure qui donnerait des chances à un trucage fin, à un demi-trucage. » (Essai sur la signification au cinéma Tome II)
    Ce texte à l’époque ne m’avait guère convaincu et j’avais l’impression que C.M. n’avait convoqué la photo que pour mieux argumenter ses théories sur le cinéma.
    Mais si je rapproche ce texte de ta phrase:
    « la demande d’authenticité contribue à expliquer l’expansion du selfie, qui répond à l’affaiblissement de l’attestation photographique par la manifestation de défauts identifiables pour le destinataire – geste de manipulation de l’appareil, cadrage incertain ou déformation des perspectives forment autant de signes du caractère autoproduit de l’image, qui garantit sa fidélité. »
    on pourrait émettre l’hypothèse que l’on est en présence d’un renversement. Avec le numérique toute photographie est suspecte d’être un faux subtile, et ce ne serait donc que la maladresse évidente de l’opérateur qui nous permettrait de croire encore en son authenticité. 🙂

  3. @Thierry Dehesdin: L' »absence du subtilité » supposée de la manipulation photographique fait partie des caractères constitutifs de la mythologie de la « vérité » photographique, en vertu du syllogisme « ce qui est photographique exclut la retouche; ce qui est retouché exclut le photographique » (voir « Sans retouche. Histoire d’un mythe photographique« ). La photo de presse continue a fonctionner sur ce mode.

  4. Et si la photo de presse n’illustrait pas un article, un texte, une information…
    Si elle en était complètement indépendante, elle deviendrait une image, représentative d’une réalité autre, d’un réel ailleurs. Sans commentaire, parce que ce sont les mots qui l’accompagnent qui donnent à la photo de presse une intention.
    Sans mots, la photo ment-elle encore ? Pas plus que la littérature… Le réel est toujours ailleurs.
    Philippe Bader, http://unephoto.blog.lemonde.fr/

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